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L’élaboration d’un style sous le Consulat et le Premier empire (1799-1814/5)

A. Une France en crise ?

A en croire la proclamation rédigée et diffusée immédiatement après le coup d’Etat, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), et signée de celui qui n’était encore que le général Bonaparte, le Directoire avait précipité la France dans une crise particulièrement grave :

« A mon retour, j’ai trouvé la division dans toutes les autorités, et l’accord établi sur cette seule vérité que la constitution était à moitié détruite et ne pouvait sauver la liberté »7

.

La description de la manière dont se serait déroulée la séance du Conseil des Cinq-Cents au cours de laquelle le général fut molesté par les députés permettait ensuite à Bonaparte non seulement de justifier la dissolution des chambres, mais aussi de souligner l’état de décrépitude d’un régime, dont l’une des assemblées était au moins en partie composée de

« factieux », prêts à assassiner celui qui se voulait le « défenseur de la loi »8.

La charge contre le Directoire se fit ensuite plus violente encore dans une proclamation des consuls publiée le lendemain du coup d’Etat :

« La constitution de l’an III périssait. Elle n’avait su ni garantir vos droits, ni se garantir elle-même. Des atteintes multipliées lui ravissaient sans retour le respect des peuples. Des factions haineuses et cupides se partageaient la République. La France approchait enfin du dernier terme d’une désorganisation générale. Les patriotes se sont entendus. Tout ce qui pouvait vous nuire a été écarté. Tout ce qui pouvait vous servir, tout ce qui était resté pur dans la représentation nationale, s’est réuni sous la bannière de la liberté. Français, la République, raffermie et replacée dans l’Europe

5

Annie JOURDAN, Napoléon, héros, imperator et mécène, Paris, Aubier, 1998, p. 29-31.

6 De manière générale, sur la justification du coup d’Etat, voir les contributions réunies dans la partie « La recomposition politique et culturelle : une légitimation du nouveau pouvoir ? 1, des justifications et des contradictions du coup d’Etat », dans Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat. Tome 3, Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’Etat-nation, Lille, CRHEN-O, Rouen, GRHIS, préfecture de la région Haute-Normandie, 2000, p. 259-314.

7 Proclamation du général Bonaparte aux Français, 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), citée in Proclamation des harangues de Napoléon Bonaparte avec le sommaire des évènemens qui ont donné lieu à chacune d’elle, etc., recueillies par Th. D., Paris, Lecointe et Pangin, Libraires, 1835, p. 114-115.

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au rang qu’elle n’aurait jamais dû perdre, verra se réaliser toutes les espérances des citoyens et accomplira ses glorieuses destinées. »9

Très rapidement, l’idée selon laquelle le Directoire avait précipité la France dans la

crise se diffusa partout dans le pays10, même si divers travaux récents ont montré que

l’ensemble des Français n’y adhéra pas, loin s’en faut, immédiatement11. On pourrait

multiplier à l’envi les citations issues des textes de circonstance conventionnels et bien peu sincères rédigés à l’époque par les autorités locales, voire par les habitants eux-mêmes, afin

d’assurer le nouveau régime de leur loyauté12. Mais dans la mesure où il ne s’agit, en

définitive, que de variations, plus ou moins habilement tournées et explicites, sur un thème commun, quelques exemples suffiront à la démonstration.

Les auteurs de ces écrits n’hésitaient pas à présenter le régime directorial – que certains d’entre eux avaient pourtant servi – sous un jour particulièrement noir. Une adresse des habitants de la ville de Sarrebourg, en Moselle, soulignait ainsi que Bonaparte, grâce au coup d’Etat avait

« éloigné pour jamais la République du gouffre affreux ou [sic]

voulaient l’a [sic] précipiter ceux qui n’invoquaient notre faible constitution que pour l’enfreindre ; ne parlaient de justice que pour être cruel, de paix que pour prolonger la guerre et de vertu que pour protéger l’immoralité »13.

L’adresse signée par les fonctionnaires publics et quelques habitants de la même ville de Sarrebourg n’était guère plus optimiste sur le régime qui venait de disparaître :

« Le dix-huit Brumaire, vous avés [sic] sauvé la République que la corruption et l’ignorance allaient livrer à deux monstres également

9

« Proclamation des consuls de la république aux Français », 20 brumaire an VIII (11 novembre 1799), citée dans Gaspard GOURGAUD, Mémoires pour servir à l’histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, tome 1, Paris, Firmin-Didot, 1823, p. 340-341.

10

Grâce aux affiches reproduisant les proclamations des consuls, mais aussi aux vingt-deux délégués que les consuls envoyèrent en mission dans les circonscriptions militaires, et qui avaient pour mission, selon l’arrêté du 29 brumaire an VIII, « d’instruire le peuple […] sur les causes des journées des 18 et 19 brumaire et les heureux résultats qu’elles doivent opérer ». Voir notamment Thierry LENTZ, Le Grand Consulat… op. cit., p. 150.

11

Voir en particulier l’ensemble des communications de la partie « Brumaire, la France à la recherche d’un nouvel ordre ? 2. Les dynamiques locales d’un coup d’Etat » dans Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Du Directoire au Consulat. Tome 3 …, op. cit., p. 127-195. On peut également renvoyer à Thierry LENTZ, Le Grand Consulat (1799-1804), Paris, Fayard, 1999, p. 150.

12 Notons que ce ne fut pas le cas de l’ensemble des autorités constituées, du moins sur le moment. Il fallut ainsi attendre la nomination des nouvelles municipalités pour que l’ensemble des communes envoient une adresse. Voir Thierry LENTZ, Le Grand Consulat… op. cit., p. 152. Précisons que l’on ne peut considérer que ces textes étaient représentatifs de l’opinion de la population (Natalie PETITEAU, Les Français et l’Empire (1799-1515), Paris, Avignon, La Bibliothèque de l’Histoire-Editions universitaires d’Avignon, 2008, p. 34 et sq.

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redoutables la royauté et l’anarchie… […] après tant d’agitation et de calamités, tous les citoyens ont besoin de repos […] »14.

Plus lyrique, mais toujours dans le même registre, l’administration municipale du canton de Verdun, dans la Meuse notait que « Les orages révolutionnaires entretenus par le volcan

désastreux des factions menaçaient la République d’une ruine totale »15.

L’historiographie a largement fait justice des exagérations et des outrances de la propagande napoléonienne, et partiellement réhabilité un régime qui, en dépit de réelles

fragilités, en particulier dans le domaine administratif16, contribua beaucoup plus à moderniser

la France que Bonaparte et les dirigeants du Consulat ne le laissèrent entendre17. Il n’en reste

pas moins que, sur le moment, c’est cette vision repoussoir d’un régime faible, englué dans les querelles politiciennes, et menaçant de précipiter la France dans le chaos qui prédominait, et permettait de légitimer le coup d’Etat – une urgence vitale et une nécessité patriotique au

vu des circonstances18 –, de revêtir Bonaparte du costume du héros, sauveur de la

République19, et de justifier l’autoritarisme du nouveau régime.

14

AN, AJ/IV/1443, Adresse des fonctionnaires publics et de citoyens de Sarrebourg, s.d. [an VIII].

15 AN, AJ/IV/1443, « Adresse de l’administration municipale du canton de Verdun, département de la Meuse, aux citoyens Consuls », 4 frimaire an VIII (25 novembre 1799).

16

Jean-Pierre JESSENNE, « Communautés, communes rurales et pouvoirs dans l’Etat napoléonien », in Natalie PETITEAU (dir.), Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire. Territoires, pouvoirs, identités, Paris, La Bibliothèque de l’Histoire, 2003, p. 163.

17 L’image du Directoire dans les travaux historiques a longtemps été – et est encore – assez négative. Thierry LENTZ parle ainsi du « naufrage politique du Directoire » dans Le Grand Consulat… op. cit., p.13-38. Un certain nombre d’historiens se sont cependant efforcés, ces dernières années, de proposer une vision plus nuancée et positive de ce régime : Jean-Paul BERTAUD, Bonaparte prend le pouvoir. La République meurt-elle assassinée ?

Paris, Complexe, 1987, 216 p. ; Jean-Pierre JESSENNE, (dir.), Du Directoire au Consulat. Tome 3… op. cit., notamment p. 51 ; Philippe BOURDIN et Bernard GAINOT (dir.), La République directoriale, Paris, Société des études robespierristes, 1998, 2 vol., 1095 p. Voir aussi dernièrement Jean-Paul BERTAUD, Napoléon et les Français op. cit., p. 12 et 21 et sq ; Pierre SERNA, « La République et le coup d’Etat. Les crises de la IIIe République et la hantise du 18 brumaire », Politix, vol. n° 10, n° 39, troisième trimestre 1997, notamment p. 131-136.

18

Jacques-Olivier BOUDON, La France et l’Europe de Napoléon, Paris, A. Colin, 2006, p. 9 ; Annie JOURDAN,

L’Empire de Napoléon, Paris, Flammarion, 2000, p. 49 ; Jacques-Olivier BOUDON, Ordre et désordre dans la France napoléonienne, Saint-Cloud, Napoléon Ier éditions, 2008, p. 16.

19

Philip G. DWYER, « Napoleon Bonaparte as Hero and Saviour : Image, Rhetoric and Behaviour in the Construction of a Legend », French History, n°18, 2004/4, p. 379-403.

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