• Aucun résultat trouvé

Partie 1. Ouverture au changement de pratiques, de la prise de conscience au

3.3. Numérique et innovation en milieu éducatif

3.3.1. La diffusion de l'innovation

En développant un dispositif de formation de VMC, nous présentons aux enseignants un dispositif résolument innovant par ce que Schumpeter appelait la « réalisation d’une

nouvelle organisation du travail » (Cheikho, 2015, p. 33). Notre objectif sans être évangéliste est de faciliter l’arrivée de l’innovation dans les classes pour en faire profiter le plus grand nombre d’enseignants qui le désireraient. Dès lors nous devons interroger cette intrication de l’innovation.

L’innovation

Le terme innovation peut être compris très différemment selon le contexte (économique, social). En partant de son étymologie innovare qui signifie renouveler ; faire du neuf à partir du vieux n'implique pas l'invention comme parfois il est sous-entendu (Bontems, 2014).

Dans notre recherche, l’innovation pédagogique renferme la réutilisation de principes déjà éprouvés (la pédagogie active) sous une forme nouvelle (numérique) offrant un usage qui était impossible auparavant (dépassement de la forme scolaire).

Fig. 18 Les différentes formes du changement en éducation (Lison et al., 2014).

Nous partageons la conception de Lison (2014) qui différencie innovation, novation et réforme (fig.18). La novation suppose une invention objective au niveau de la connaissance qui peut donner lieu à plusieurs innovations. La réforme vise à améliorer une insatisfaction.

Réformer n’implique pas d’innover ; elle vise un changement déterminé alors que

l’innovation en tant que processus s’ouvre sur un futur indéterminé. Ainsi Cros (2004) dans ses cinq caractéristiques, précise que l’innovation : 1) est un processus imprévisible, car le réel peut varier de ce qui était prévu ; 2) est un produit qui atteste, mais ne garantit pas l’innovation ; 3) conduit à un changement délibéré et conscient ; 4) la perspective de la nouveauté porte sur le contexte et non le contenu ; 5) l’action finale est portée par les valeurs d’amélioration des innovateurs. Se référant à Bacon (1625), qui voit l’innovation comme une réponse à la résistance aux idées progressistes et techniques nouvelles, rappelle qu’innover c’est de se mettre doublement en danger par la faiblesse des

imperfections des débuts et par le risque d’une détérioration. En ce sens, elle se distance d’un progrès. Ce terme — largement utilisé il y a un demi-siècle et aujourd’hui presque remplacé par celui d’innovation — a l’inconvénient de déclarer une finalité. On vise un progrès, mais on développe une innovation.

Dans sa revue de littérature sur l’innovation sociale, Cloutier (2003) explique qu’il s’agit d’assurer le bien-être de l’individu, de développer le terrain et améliorer les performances de l’institution. Lison et al. (2014) mettent l’accent sur trois dimensions d’innovation pédagogiques. 1) La dimension organisationnelle concerne les modifications de méthodes de travail au quotidien. 2) La dimension technique concerne un nouvel outil qui agit sur

« les représentations, les comportements et les attitudes des individus » (p.13). 3) La dimension sociale implique une modification dans les perceptions sociales et collectives.

Pour conclure sur le concept d'innovation, rappelons que pour les auteurs précédemment cités, l’innovation peut venir aussi bien d’un individu qu’être une volonté institutionnelle.

Cros (2004) fonde d’ailleurs ses recherches dans une innovation structurée par l’institution universitaire. Nous ne partageons pas complètement cette vision, car nous pensons que l’innovation naît dans l’ombre. L’institution qui se veut porteuse d’innovation, a un rôle majeur de soutien dans sa diffusion, mais reste tributaire des innovations crée au niveau microsocial. Comme le dit Rey (2016), « l’innovation correspond à une nouveauté dans un cadre particulier et pour des acteurs particuliers, généralement à plus petite échelle » (p.13). Le Ministère de l'Éducation nationale (2015) constate qu’en pédagogie, de

nombreuses innovations apparaissent le plus souvent dans « le secret des classes » (p.15).

Elles naissent de l’insatisfaction d’un praticien, de la créativité permise à la rencontre fortuite ou provoquée dans un quotidien qui demande à être dépassé. Bien sûr qu’il serait souhaitable que l’institution se dote d’une véritable culture de l’innovation qui permettrait d’accompagner les innovations venues du terrain par des « protocoles destinés à conduire les expérimentations » (p.134).

Une pratique est innovante relativement au contexte et aux acteurs. « Peu importe […]

qu'une idée soit "objectivement" nouvelle ou non […]. Si l'idée semble nouvelle à l'individu, c'est une innovation », déclarait Rogers (2010). Elle « se réalise au plan local et ne peut être généralisable telle quelle. Le processus de l’innovation questionne des pratiques

d’enseignement-apprentissage vécues, ressenties comme inefficaces et coutumières.

L’innovation vise l’amélioration de situations insatisfaisantes et l’efficience des nouvelles perspectives d’action » (Janner-Raimond et Tavignot, 2015, p. 2). L’envie d’innover chez les enseignants semble varier. Il y aurait un intérêt plus fort lorsque les enseignants s’estiment insatisfaits, qu’il veulent rompre avec la routine et plutôt en début d’année et bien moins lorsqu’il s’agit de dépasser un obstacle ou répondre à un changement institutionnel (Marsollier, 2003). Les enseignants ambitionnent en premier lieu l’amélioration de leur enseignement et moins par défi personnel. Ils s’attachent à modifier les tâches des élèves et les stratégies didactiques et moins à la gestion de classe. Marsollier (Ibid.) s’est

intéressé au rapport des enseignants face à l’innovation. En s’appuyant sur les travaux de Huberman (1989), il relève les différences d’attitudes des enseignants face aux innovations passant aussi par des phases différentes au cours de leur carrière (fig.19).

Fig. 19 Les différentes phases dans le cycle de vie professionnelle des enseignants Huberman (1989) dans (Marsollier, 2003)

Dans sa recherche exploratoire, il fait état d’un rapport à l’innovation relevant d’une attitude construite dès l’enfance et façonnée par l’environnement culturel. Ce rapport serait une conséquence des relations affectives poussant les innovateurs à « s’intéresser à l'ailleurs, à l'autrement » favorisé par des « rencontres marquantes avec des formateurs soutenant l'intérêt des pédagogies centrées sur l'enfant [qui] ont constitué des tremplins d'ouverture aux valeurs humaines » (p.26). D’après lui, il y aurait également une dimension plus

dynamique, soit dans une recherche de réalisation professionnelle par de nouvelles

pratiques, soit en se préservant des risques. Nous avons là un élément de questionnement qui indiquerait que tous n’innovent pas pour les mêmes raisons, avec les mêmes attitudes ou les mêmes intentions, ce qui pourrait expliquer pourquoi leur diffusion est si

hasardeuse.

Marsollier (Ibid.) s’est particulièrement intéressé au décalage entre l’innovation proposée et celle qui est introduite réellement. « L’innovation, dans sa réalité quotidienne, c'est aussi et surtout l'apport personnel que l'enseignant effectue sous forme d'ajustements, de

transformations ou de bouleversements dans sa pratique et bien souvent, sans que personne d'autre que lui en assume la décision » (p.13). Si les décisions politiques ont parfois des effets restreints sur le terrain, les enseignants ont-ils les ressources suffisantes pour changer ? Notre approche de l’innovation est résolument tournée par la base (bottom-up). Si la nouveauté vient souvent du haut (Delémont, 2006), celle-ci est considérée comme une « intrusion dans l'univers des compétences et des savoirs professionnels de l'enseignant » (Marsollier, 1999, p. 19). Il peut arriver que des procédures innovantes arrivent à des résultats satisfaisants indépendamment d’adhésion idéologique (Delémont, 2006, p. 11). Malgré de nombreux projets, le changement reste un phénomène « émergent plus que planifié » (Fichez, 2006, p. 560). Il se matérialise là où on ne l’attend pas, il est à la fois le résultat d’une démarche de transformation et la source de nouveaux

apprentissages. Il est à la fois singulier dans une démarche d’appropriation collective (Ibid.). « L’innovation viendrait donc d’en bas, l’ordre d’expérimentation viendrait d’en haut et les deux ne se rencontreraient que rarement, en raison d’une dilution bilatérale des discours » (Ministère de l'Éducation nationale, 2015, p. 10). La modélisation par la plante de la transformation (Raynard, 2014) illustre le phénomène de construction d’une culture

commune à partir d’une innovation. Partant d’un enjeu se développant dans un terrain fertile, mais limité, puis porté par quelques acteurs. L’innovation ne peut naître que par le besoin et les enjeux induits par le terrain, mais déstabilise les normes de la communauté par la destruction créatrice, selon la formule consacrée de Schumpeter. À partir d’une certaine adoption, au gré des expérimentations et des transformations, la nouvelle représentation aura bâti une culture commune.

Les innovateurs

La difficulté de la diffusion de l’innovation vient de sa nature ambivalente entre l’envie de modifier profondément les comportements en apportant des développements décisifs et le désir de faire adopter ces changements sans opposition.

« Machiavelli établit un contraste entre deux types de comportements : l'un est audacieux et consiste à agir de manière surprenante, en changeant soudainement d'attitude et en réformant les coutumes ; l'autre est prudent et consiste à agir en toute sécurité, après mûre réflexion, de manière cohérente et sans déranger les habitudes. Les deux ont des avantages et des inconvénients ; leur succès dépend des circonstances, du moment et du lieu, qui exigent tantôt des actions audacieuses, tantôt de la prudence. Mais un Prince qui a atteint ses fins par l'une ou l'autre méthode tend à croire qu'il sera toujours le meilleur, à tel point qu'il souffre un revers de fortune quand un changement est nécessaire. La

méthode utilisée pour obtenir de la puissance est très rarement la bonne méthode pour la conserver » (Bontems, 2014, p. 42).

Nous ne pensons pas qu’il soit désirable de pousser résolument les innovations vers le plus grand nombre. Par contre, il n’est pas concevable qu’une si petite proportion

d’enseignants puissent s’ouvrir aux innovations. Le modèle de diffusion (fig.20) de Rogers (2010) ne nous donne qu’un constat sur l’adoption sans éléments explicatifs des raisons, donnant à notre sens trop de valeur à l’innovation en elle-même et très peu aux personnes et leurs choix. Permettre au plus grand nombre de sauter le gouffre (chasm) des

innovations dépend d’après nous de leur capacité à accepter le risque d’un insuccès.

Fig. 20 La théorie de la diffusion de l’innovation (Rogers, 2010) a évolué avec (Moore et McKenna, 1999) qui a rajouté un point de cassure ou gouffre (chasm) qui déterminerait le passage vers un marché de masse. La part d’innovateur (Innovators) et de

premiers adeptes (early adpopters) peinent à passer le cap de la majorité nécessaire à une diffusion de masse, dont les retardataires (Laggards) ne sont pas concernés. Source :

http://marketingmannen-tv.nl/wp-content/uploads/2013/12/Adaption-curve.jpg

Senge & al. (1999) indiquent la difficulté de maintenir les changements. Près de 70% des projets de changement finiraient par échouer et près de la moitié n’atteindrait même pas le stade initial. Tout porte à penser que la question de la diffusion de l’innovation passe par la compréhension individuelle du changement. L’ouverture à l’innovation viendrait plutôt d’un état d’esprit et d’une attitude des enseignants vis-à-vis de l’innovation proposée.

« Lorsqu’il est question d’adopter les innovations, Rogers (1962) identifie cinq groupes sociaux aux caractéristiques et rôles variés qui apparaissent au cours du temps : les aventuriers, les visionnaires, la majorité pragmatique, la majorité sceptique et les lambins. Chaque groupe n’a cependant pas la même vision des innovations et des avantages qu’ils pourront en tirer » (de Bovis-Vlahovic et Chapuis, 2016, p. 141). Moore (1999) a fait paraître cette cassure (chasm) qui serait un seuil à dépasser pour qu’une innovation soit adoptée. Ce cap se passerait au niveau des visionnaires.

Actuellement, nous retrouvons ces comportements fortement ancrés dans l’adoption de la technologie. Bien que peu éprouvée par la recherche, la métaphore du crayon proposée par Lindy McKeown (Fresen, 2011) nous offre pourtant une bonne compréhension des différentes personnalités dans la diffusion de l’innovation technologique (fig.21). À une extrémité, toujours aux aguets pour profiter du meilleur au risque de se tromper, il y a les leaders et les affutés. De l’autre, les effaceurs s’y opposent activement ou les traditionnels plus passivement en s’accrochant à ce qu’ils connaissent. Au milieu, nous retrouvons deux catégories qui constituent la plus grande partie du crayon, et c’est aussi la force de cette métaphore. Les consommateurs ne se lanceront pas avant d’avoir quelqu’un pour les accompagner dans cette nouvelle démarche. Pire, certains se sont même intéressés de près et ont toutes les cartes en main, mais restent figurants, car même convaincus, ils ne passent jamais à l’action.

Fig. 21 la métaphore du crayon, avec les leaders qui sont les premiers à adopter les technologies, les affutés (sharp ones) qui suivent rapidement, les consommateurs (wood) qui ont besoin d’accompagnement, les figurants (hangers-on) qui connaissent,

mais n’agissent pas, les traditionnels (ferrules) qui restent dans leurs habitudes et les effaceurs (erasers) qui s’opposent aux leaders. Source : http://www.e-learn.nl/2015/12/20/pencil-metaphor-for-oer