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Partie 2. Trajectoires d’enseignants dans l’intégration d’un dispositif de VMC 139

5.1. Choix méthodologiques

Comme Allaire (2006), nous pensons que « l’expérimentation doit avoir lieu dans un contexte qui respecte le plus possible la spontanéité qui caractérise le quotidien de l’environnement d’apprentissage étudié, et ce, pour respecter les propriétés écologiques du concept d’affordance » (p.52). En accord avec ces principes, si nous cherchons à comprendre les changements de pratique dans la complexité de la situation, nous devons procéder de l’expérimentation de devis (fig.68).

Fig. 67 Les caractéristiques du devis expérimental et de l’expérimentation de devis (Allaire, 2006)

Une approche par la complexité

« Le Moigne précise que, lorsque l’on doit convenir : que l’on n’est pas certain de ne pas avoir oublié un élément ou une variable importante (hypothèse du système fermé), que l’on n’est pas certain que les effets s’expliquent régulièrement par des causes clairement identifiables, que les évidences objectives ne sont évidence que dans le cadre d’une idéologie donnée, alors on est en droit de penser que le phénomène à expliquer n’est pas simplement compliqué, c’est-à-dire réductible à un modèle fermé, mais est de nature complexe ; il faut alors faire appel à des modèles ouverts » (Lugan, 2009, p. 3) Nous évoluons résolument dans un système que nous devons interroger ; dans ses parties comme dans son ensemble. Loin d’une situation expérimentale ou quasi expérimentale, le chercheur se veut être le marin qui navigue, comme le dit Edgar Morin (1999) « dans un océan d'incertitudes à travers des archipels de certitudes » (p.47). Dans un système tel que les enseignants vont le vivre, il serait mensonger de prétendre identifier toutes les

variables et tous les effets entre eux. Nous tentons dans notre recherche de poser des questions pour appréhender la réalité, de « distinguer ce qui est confondu et relier ce qui est séparé ». Comme dans toute organisation, la complexité doit être valorisée et acceptée pour en permettre un regard simplifié. Le dispositif doit permettre à l’enseignant

d’effectuer les transformations nécessaires, mais c’est en le modifiant qu’il va se l’approprier et l’adapter. Les trois principes de la pensée complexe (Marsan, 2008) s’appliquent parfaitement à notre situation.

1) Principe dialogique : La résistance est à la fois un frein au changement et le signe d’une réflexion saine. Résistance et changement, autonomie et structure, ne sont pas opposées, mais indispensables pour comprendre la réalité dans son ensemble.

2) Principe hologrammatique : Les enseignants sont des éléments simples qui décident de leurs actions, mais ne peuvent être extraits de l’environnement avec lequel ils interagissent.

3) Principe de récursion : L’introduction d’un nouveau dispositif va imposer des changements et de nouvelles actions le modifiant à leur tour.

Dans une épistémologie de la complexité, nous abordons notre méthodologie dans un paradigme systémique étant conscient que « représenter les objets dans leur substrat, c’est les représenter ouverts sur leur environnement, même si cet environnement ne peut jamais être exhaustivement descriptible » (Le Moigne, 1994, p. 57). Dans cette approche le principe téléologique est préféré au principe de causalité. Il nous incombe alors de mettre en lumière les comportements des enseignants et les ressources qu’ils mobilisent face aux causes finales. En somme, il nous faut d’abord demander pourquoi bien avant de nous demander par quoi (Ibid). Il est alors important de poser ici des principes de pertinences plus que d’évidence et d’agrégativité plus que d’exhaustivité. Et notre envie de produire de la connaissance et d’abord guidée par une dimension éthique.

Un désir d’éclairer le réel

Notre position méthodologique est dictée par les limites de nos choix. L’un d’eux est de ne pas évaluer l’efficacité du dispositif. Ce point est important à souligner pour nous dans un contexte actuel où tout dispositif pédagogique est en priorité critiqué de ce point de vue. Non pas qu’il ne soit pas important ou intéressant en soi. Nous avions d’ailleurs commencé sur cette voie avec quelques résultats encourageants (Ruffieux, 2004, 2008).

Nous affranchir complètement de l’aspect efficience vis-à-vis des élèves dans cette

recherche nous permet de nous focaliser sur les rapports pédagogiques entre l’enseignant et son milieu en nous affranchissant des performances de celui-ci. Les recherches de type évaluative-adaptative (Van Der Maren, 2003) nous auraient conduit à évaluer la qualité du système et de prévoir les critères de cette réussite en amont. Or, « rien, pourtant, ne permet d’affirmer que les instruments qui se sont révélés efficaces pour conduire une recherche-innovation (et produire des effets sur les élèves) sont intrinsèquement pertinents pour l’enseignement ordinaire, ni que l’utilisation qu’en feront les maîtres correspondra aux intentions des concepteurs » (Goigoux, 2007, p. 60).

« Comme Cubain (2001, 1986) l'a décrit, pendant près de 100 ans, pratiquement toutes les nouvelles technologies à venir ont été suivies d'une poussée d'études visant à déterminer l'efficacité éducative de la cible de la recherche, comme un coup de fusil. Cela n'a pas fonctionné dans le passé et ne fonctionnera pas à l'avenir » [traduction] (Reeves, 2011, p.

5). Une de ses mises en garde est le manque de prise en compte de l’environnement. « Les croyances et les intentions des élèves et des enseignants ont une incidence sur les

traitements qui sont souvent imprévisibles » (p.2). Il remarque un mouvement de pendule dans la recherche, tantôt penché sur la rigueur des méthodes, tantôt sur la pertinence.

L’objectif est bien là, dans un système complexe de pouvoir à la fois permettre un usage réel (pertinence) tout en respectant une rigueur (fiable). Il s’agirait par exemple de passer d’un modèle de diffusion à un modèle de facilitation en créant des liens entre la recherche,

le développement et l’innovation.

Une bonne représentation vient de De Ketele (2005) qui différencie ces termes à la manière d’un tir ( fig.68). Groupés dans un coin, les tirs seraient tout à fait fiables, mais non valides, alors que s’ils atteignent le centre de la cible une fois sur quatre, ils seraient valides, mais pas fiables. À cela s’ajoute la différence entre tirer sur une cible réelle ou construite qui perdrait l’aspect de pertinence.

Fig. 68Pertinence, validité, fiabilité (De Ketele et Gerard, 2005). Dans un contexte complexe, il n’est pas possible d’atteindre la situation parfaite (H). Il s’agit d’avoir des données soient fiables, soit valides, et d’en

déterminer les parasites pour ensuite reconstruire la situation idéale à partir de cette pluralité.

Notre objectif est d'aller plus en profondeur dans cette compréhension des facteurs de modifications et de développement plutôt que de compartimenter. Par une stratégie praxéologique, nous chercherons à comprendre une situation pour l’optimiser et en poser certaines règles. Comme d’autres recherches-actions, la recherche-intervention part souvent de questions et de méthodologies floues dont chaque cycle apporte un changement au sein d’une communauté et d’accroitre la compréhension (Dick, 1993).

Cette démarche a « l’ambition de générer à la fois des connaissances pratiques utiles pour l’action et des connaissances théoriques plus générales » (David, 2000). Si nous voulons en premier lieu pouvoir agir sur le terrain, par une meilleure compréhension de celui-ci, il était évident que le dispositif devait pouvoir s’enrichir de l’expérience. Nous espérons alors une compréhension de la modification des pratiques, mais aussi du dispositif

technopédagogique.

Une intervention assumée

Dans une situation concrète, évaluative, longitudinale, de compréhension de terrain, de visée d’amélioration humaine, pédagogique et technologique, fondée sur des savoirs et concepts connus, nous avons longuement hésité sur la méthode qui répondrait le mieux à notre besoin et qui pourrait s’adapter à la situation. La question la plus difficile fut de choisir entre une recherche résolument tournée vers le développement du dispositif, une recherche orientée vers la conception (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015) ou plus tournée vers une recherche compréhensive des acteurs dans leur environnement. Nous avons

finalement opté pour la deuxième option tout en gardant certaines procédures itératives propres à la première. D’autres auteurs se sont permis de combiner ces méthodes, comme Majgaard et al. (2011) qui ont combiné la recherche design pour améliorer le dispositif avec la recherche-action pour améliorer la pratique et étudier les changements sociaux.

Immédiatement se pose la question de la place du chercheur qui n’est volontairement pas neutre. Ørngreen (2015) rapporte l’argument de Kurt Lewin « Vous ne pouvez pas

comprendre quelque chose tant que vous le l’avez pas changé » [traduction] (p.22). Et Krief (2013) précise que « le chercheur vise donc deux objectifs indissociables : accompagner l’entreprise dans une action délibérée de changement et produire de la connaissance à partir de l’observation des transformations réalisées. L’objectif d’intention scientifique et l’objectif sociétal de contribution à l’amélioration des pratiques sociales sont donc indissociables » [traduction] (p.214).

Ocler (2002) différencie la recherche-action « par un retrait du chercheur et par une (supposée ?) neutralité » alors que « la recherche-intervention se situe dans une logique transformative » (p.82). Comme il l’indique, elle serait une démarche idéale de recherche pour les sciences de la gestion. Dans le cadre de notre recherche, nous avons d’ailleurs largement puisé dans ces sciences qui proposent souvent des théories éclairantes sur les changements de pratiques. La recherche-intervention fait émerger aussi l’objectivité des connaissances produite. Selon Perez (2008), « il existe trois modes principaux de

production des connaissances gestionnaires : le mode positiviste, le mode interprétatif et le mode constructiviste » (p.103). Ces éléments confortent notre proposition de mener une recherche-intervention qui « s’inscrit donc dans une démarche largement constructiviste de production des connaissances : une logique intentionnelle, une visée transformatrice, un projet de changement délibéré (Lewin, 1947) d’une situation donnée (Le Moigne, 1990) » (Ibid.).

Les enseignants ne sont pas des sujets à étudier, mais partie prenante l’action et profitent également de l’étude menée. « Cette démarche […] exploite la recherche pour réguler l’action, tient compte des expériences individuelles de chaque acteur concerné et des contextes institutionnels, utilise des données quantitatives et qualitatives, et est notamment validée par les acteurs eux-mêmes » (Charlier, Daele et Deschryver, 2002).

Dans notre recherche justement, nous avons une idée particulière du rôle du chercheur puisqu’il doit pouvoir intervenir pour aiguiller les participants en évitant la position de formateur. Nous voulons en effet que les enseignants puissent trouver dans une liberté maximale les changements qui leur conviennent et éviter de proposer une “formation à la validation mutuelle des compétences“, mais bien de comprendre comment chacun va se l’approprier avec ses propres ressources dans son contexte. Néanmoins, nous ne sommes pas neutres et offrons un support lorsqu’il est demandé et proposons des cheminements ou des défis que les enseignants pourront relever. David (2000) rappelle que « la place du chercheur et les conséquences de la recherche pour l’action sont explicitement prises en compte, non pas dans l’optique de biais qu’il faudrait limiter, mais, au contraire, comme principe même d’intervention et de génération de connaissances scientifiques » (p.5). Le principe de rééducation dans la démarche initiée par Lewin (Ibid.) doit permettre

« changement dans les façons de penser et d’agir » des participants, soit une

« modification des normes et valeurs exprimées dans l’action » (p.6). Dans notre recherche, les participants sont considérés comme des acteurs qui contribuent au

processus expérimental et qui sont libres de s’engager, puis de s’approprier et modifier le dispositif. Billon-Descarpentries et Forestier (2000) relèvent cette particularité. « Les acteurs-chercheurs, de par leurs observations de terrain et leur implication dans l’organisation construisent une représentation du fonctionnement de celle-ci qu’ils restituent aux acteurs membres, ce qui permet à ces derniers de prendre conscience et par là même de modifier leurs représentations et leur activité au sein de l’organisation. Ici, l’accent est mis sur les effets plutôt que sur les causes et sur l’intentionnalité des acteurs qui agissent en vue d’un projet, plutôt que déterminés par des causes antérieures à l’action » (p.114). D’autres méthodologies actuelles de recherches sur les pratiques sont construites sur des méthodes cycliques, comme la recherche-développement ou la recherche design (ou orientée par la conception), mais elles donnent à notre goût un trop grand crédit au dispositif technopédagogique et trop peu sur la compréhension des acteurs qui nous intéressent. Pour résumer dans cette recherche, la méthodologie s’emploie à :

• s’occuper des problèmes complexes en confirmant des relations théoriques ;

• intervenir en offrant la plus grande autonomie des participants ;

• agir par itération.

Enfin, précisions que nous avons rencontré les mêmes difficultés que David (2000)

« d’établir au début du processus […] une revue de littérature entièrement pertinente, les théories existantes étant sans cesse revisitées grâce aux matériaux empiriques » (p.13).

Cependant, nous avons choisi principalement de respecter la construction plus classique d’une recherche scientifique en traitant ces concepts en amont de la méthodologie pour en faciliter la compréhension du lecteur. Nous pensons particulièrement à tout un pan des modèles du changement qui se sont révélés nécessaires de creuser. Suite à certains résultats, nous expliciterons par contre l’arrivée de ces concepts tout au long de notre recherche et avons choisi de maintenir les plus éclairants dans certaines études, notamment la deuxième.