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La deuxième moitié du 19 ème siècle et le début du 20 ème siècle en Europe – Les échanges

Chapitre 2. Les savoirs et les savants forestiers et urbanistes

2.1. La foresterie en Europe Théories et pratiques

2.1.3. La deuxième moitié du 19 ème siècle et le début du 20 ème siècle en Europe – Les échanges

Pendant cette période, la foresterie capitalise les acquis de la période précédente en continuant sur le chemin du triomphe de l’exploitation de la forêt productiviste. Les forêts de France et d’Allemagne subissent une grande transformation. Les aménageurs créent un espace de forêts géométriques et introduisent des espèces d’arbres à croissance rapide et donc plus rentables, comme les peupliers. Pourtant, au niveau scientifique il y a des débats parallèles dans les deux camps, allemand et français, qui provoquent des ruptures par rapport aux dogmes de la gestion productiviste dans la deuxième moitié du 19ème siècle. D’un côté le type de régime d’aménagement approprié et de l’autre la pratique des reboisements ont occupé la famille scientifique jusqu’à la première guerre mondiale et ils firent l’objet des débats à l’intérieur du champ de la foresterie autoritaire et normative.

Les débats des forestiers sur la conversion et les reboisements

Le mode principal traditionnel d’exploitation des forêts en Europe par les populations paysannes, jusqu’à la mise en régime d’aménagement par les forestiers, était « en taillis ». Cela consiste au prélèvement du bois de feuillus par des coupes près de la base du tronc de façon à ce que les souches puissent générer des brins. Ces brins sont prélevés quand ils atteignent une taille acceptable par une nouvelle coupe qui remet l’arbre dans la situation initiale, prêt pour un nouvel cycle, sa «

période de rotation ». Cet aménagement, inapproprié pour la plupart de conifères (car leurs souches

ne font pas de brins), favorise l’exploitation d’une forêt à court terme. Il était amplement utilisé pour les besoins en charbon, accrus dans la période de la révolution industrielle. L’effet de ce système est la production des forêts avec des arbres d’âges différents, selon la périodicité des coupes.

Or, le régime qui a été lancé par la foresterie scientifique et principalement appliqué par les forestiers est dit « en futaie ». Les membres des écoles allemande et française étaient partisans de ce régime qui consiste à la régénération de la forêt exclusivement par semis et jusqu’au maximum de sa maturation. Quand les semis sont plantés en même temps on parle de « régime en futaie régulier » et cela produit des forêts d’individus de même âge. Le « remplacement » des forêts de feuillus en taillis par les forêts en futaie s’appelle la «conversion». C'est en Allemagne qu'a eu lieu la conversion de forêts la plus importante. Après le 19ème siècle, le rapport 2/3 feuillus, 1/3 conifères se retrouve totalement inversé au début 20ème siècle (Arnould et al., 1997, p.284).

Dans la période 1870-1914, le régime de futaie régulier est remis en cause suite aux constats que les forêts de populations de même espèce et de même âge sont plus vulnérables aux maladies et qu’elles appauvrissent le sol. Les dissidents en France se sont manifestés à travers quelques cas individuels de forestiers marginaux, comme Adolphe Gurnaud ou Louis Fortier, mais aussi des professeurs de l’Ecole de Nancy : Bagnéris, Boppe, Nanquette, Reuss et Broilliard. Il s’agissait d’une confrontation vive, récemment découverte, « assimilée en quelque sorte à une crise d'adolescence de

la sylviculture française » (Puyo 1999a). En même temps, de nouveaux régimes sont proposés. La

variation par exemple de la futaie irrégulière : les prélèvements et des plantations sont étalés dans le temps afin de produire des forêts d’âge varié.

Les reboisements furent l’autre grand sujet de confrontations. C’était l’outil par excellence des pratiques interventionnistes orientées vers la rentabilisation de l’espace et inspirées par l’idéologie

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hygiéniste de l’époque. En fait, dans la deuxième moitié du 19ème siècle a lieu une grande transformation de l’espace rural. Les populations paysannes se dirigent vers les villes et avec elles, l’élevage et les autres services des forêts tendent à disparaître. Les forestiers délimitent leurs territoires de façon stricte tout en les étendant. De vastes reboisements couvrent des plaines et des plateaux dans toute l’Europe centrale, notamment en Allemagne (Arnould et al., 1997, p.284). Les vastes reboisements ont suscité des réactions chez les populations agricoles et à partir de là un groupe de forestiers dissidents se crée, qui a argumenté sur la nécessité de prendre en compte les besoins socio-économiques des populations rurales dans la gestion de la forêt.

Les influences interdisciplinaires

Autour ces questions présentées précédemment, des réseaux interdisciplinaires s’entrelacent. Les forestiers dissidents sont les pionniers d’une mutation qui a été initiée à cette époque et s’est estompée après la première guerre mondiale, pour être redécouvertes après les années 1960. Il s’agissait d’abord d’échanges avec la botanique et les sciences de la terre, qui font émerger dans un deuxième temps une nouvelle discipline, l’écologie forestière. D’autre part, les préoccupations territoriales de la foresterie, les convergences avec la géographie, le paysage et l’urbanisme apparaissent également pendent cette période.

Grace à l’œuvre des Kalaora & Savoye (1986), on sait que dans la société des forestiers français s’est développé un groupe critique par rapport aux reboisements qui est apparu suite à des contacts avec l’ingénieur de l’Ecole des Mines, Le Play (1806-1882), considéré comme le père de la sociologie rurale. En suivant ses principes et sa méthodologie, ces forestiers ont élaboré des monographies de familles paysannes et de régions pour chercher des pratiques adaptées à ces sites, autres que les reboisements systématiques. Voici les plus célèbres d’entre eux : Félix Briot (1827-1894) et Auguste Calvet (1843-1921). Cet affrontement est remporté par la foresterie « officielle » et le groupe des « leplaysiens » est réprimé progressivement par la tradition de la discipline corporative des forestiers et la centralisation du système administratif et éducatif de l’Ecole de Nancy.

Une autre rupture dans le bloc de la foresterie techniciste et productiviste fut l’émergence de l’écologie forestière. Une définition large de la discipline serait « l'étude des forêts dans leurs

relations avec l'environnement au service d'un rendement économique, social ou esthétique » (Dupuy,

1998, p.2). Elle se développe essentiellement par deux voies : la voie botanique et la voie pédologique. Le rencontre des forestiers avec l’écologie a lieu en Allemagne, plus tard par rapport aux autres greffages disciplinaires. Cela commence à la fin du 19ème siècle par la traduction des ouvrages de botanique et de pédologie danois et russes en allemand. Au début du siècle suivant, des résultats de ces disciplines font leur apparition dans le monde forestier allemand, d’une part via les institutions d’enseignement, beaucoup plus pluralistes qu’en France, et d’autre part via le monde du corps forestier allemand, qui comptait dans son organisation des stations de recherche dans les centres forestiers. Les stations de recherche ont joué un rôle important, car elles constituaient des noyaux d’expérimentation sur les singularités d’un site et la voie de la familiarisation du personnel avec les pratiques expérimentales (Dupuy 1998). L’écologie donc a trouvé dans le monde forestier allemand un milieu plus accueillant pour s’implanter dans l’enseignement des forestiers, notamment dans la période de l’entre-deux-guerres, où elle a conquis les postes de botanique, de pédologie et de sylviculture.

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Par contre, l’enseignement en France jusqu’à la deuxième guerre mondiale ne porte que sur des connaissances purement forestières. L’écologie forestière reste exclue de l’école de Nancy et de la foresterie « officielle » jusqu’en 1914, où elle se développe via des groupes en périphérie, comme les agronomes de Montpellier et le groupe autour de Josias Braun Blanquet (1884-1980), qui développa un socle théorique pour l’approche phytosociologique. L’étude des communautés végétales à travers des listes floristiques exhaustives existait déjà depuis la première moitié du 19ème, initiée par les précurseurs botanistes comme Charles Flahault (1852-1935) et les phytogéographes comme Humboldt (1769-1959) et Bonpland (1773-1858). Mais cette fois, Josias Braun Blanquet conçoit un paradigme qui est exporté et imposé en Allemagne et presque partout en Europe.

Un autre espace de liaison se crée entre géographes et forestiers, un des plus productifs de France. Nous allons étudier ces liaisons en nous appuyant sur les recherches de Puyo (1999a) qui a fait une enquête parallèle sur les deux sciences. Il les appelle « diagonales » car elles empruntent une partie du corps de leurs connaissances à d’autres sciences pendant leur collaboration entre 1870 et 1914. Les géographes en France n’influencent des groupes de forestiers qu’après 1870 et la guerre contre l’Allemagne. Jusque-là, leur sujet principal était distinct de celui des forestiers, ils faisaient le récit des expéditions lointaines de l’époque, comme Humboldt et Bonpland par exemple. En revanche après 1870, la géographie est réorganisée autour du géographe Vidal de la Blanche qui en fait une discipline à l’allemande. Sa vocation était « de participer à la formation patriotique du citoyen, en

mettant plus particulièrement l’accent sur l'acquisition d’une bonne connaissance du territoire national et de ses possessions coloniales » (Puyo, 1999a, p.622).

Dans la période qui suit, des institutions plutôt au niveau local se créent, où se rassemblent géographes et forestiers français. D’abord les Sociétés Locales de Géographie dont sont membres de nombreux officiers des Eaux et Forêts. Après, les forestiers sont membres de nombreuses associations à vocation de reconstitution nationale. La protection et la promotion des montagnes fut un sujet majeur du mouvement associatif, dont le Club Alpin Français est le plus connu. Mais de nombreuses associations de reboisement ont émergé à partir de 1889 et de l’Exposition Universelle. Si l’action du mouvement s’est limitée aux conférences pour les bienfaits de la forêt jusqu’à le fin du 19ème siècle, à partir du siècle suivant on a un véritable mouvement de reboisement dans les montagnes de France (Puyo, 1999a). Là, les officiers des Eaux et Forêts vulgarisent la pensée forestière et surtout transmettent leurs opinions sur le rôle négatif des populations montagnardes. Du côté des géographes, on assiste à des partitions et des alliances pas toujours prédictibles. D’un côté, les géographes « amateurs » des Sociétés de Géographie sont plus proches des forestiers et de l’idée que la forêt est menacée par les paysans ignorants. Les géographes des universités sont divisés entre les partisans de l’orthodoxie comme Vidal de la Blache et les dissidents, notamment les frères Reclus, Onésime (1837-1916) et Elisée (1830-1905). Ces derniers défendent une géographie « dynamique » et sensible aux transformations sociales et cultivent des alliances avec les forestiers leplaysiens. Il s’agit de liaisons étranges au premier coup d’œil : en effet les Reclus ont tenu une position critique et sévère sur les populations montagnardes, contrairement aux forestiers « sociaux ». Dans le camp vidalien, on admet (Puyo 1999b) que Vidal de la Blache et surtout ses élèves collaboraient avec des forestiers, même si la présentation des forêts n’avait pas une place importante dans leurs œuvres. Au niveau de leur position, dans le débat sur les reboisements, les Vidaliens sont plus indulgents envers les dommages provoqués par les paysans.

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Après la première guerre mondiale, les échanges entre géographes et forestiers se réduisent brutalement. Le corps forestiers se replie sur lui- même, en partie à cause de la pénurie de personnel. Les liens se distendent. La foresterie devient beaucoup moins populaire. Elle emprunte un chemin plus spécialisé, moins facile à communiquer au grand public et aux autres sciences. De plus, les reboisements et les mesures de protection des montagnes, sujets populaires, sont limités à cause de la dépopulation de la montagne. Les défenseurs du sylvopastoralisme ne sont pas remplacés. La géographie, de l’autre côté, suit une voie purement universitaire et scientifique qui ne se contente pas de l’argumentation beaucoup plus empirique des forestiers. Ils revendiquent une autre idée de l’aménagement dans les communautés sylvopastorales, loin de la vue simplement technique des forestiers. Les liens se renouent après les années 1970.

Une autre voix contre les forêts en régime régulier soulève les problèmes de l’esthétique et de l’urbanisme. Dès le début du 19ème siècle, les artistes romantiques ont conçu la forêt comme l’idéal d’une nature vierge et la mettent au centre de plusieurs représentations dans la peinture et la littérature. De l’autre côté, la rencontre de la classe bourgeoise avec les courants du romantisme et de l’hygiénisme inspire des pratiques sociales nouvelles pour les habitants des grands centres urbains, orientées vers le loisir dans les forêts périurbaines et l’activité de randonnée. Dans ce contexte, les visiteurs des forêts périurbaines étaient réceptifs aux arguments des artistes en faveur de la préservation du paysage forestier et contre l’aménagement productiviste qui fabriquait des paysages réguliers et monotones.

Enfin, la construction et l’institutionnalisation du corps des urbanistes fait apparaître d’autres voies d’échange. Dans la première moitié du 19ème siècle et dans les grandes villes industrielles, ont lieu de grandes opérations de création d’espaces verts, afin d’améliorer l’hygiène et la qualité de vie des populations ouvrières, comme une réaction face aux courants anti-urbains. Vers la fin du siècle, ces mouvements ont conduit à un « urbanisme paysager » représenté par le type de la « cité jardin » de Ebenerez Howard (1850-1928). La rencontre des architectes, des urbanistes et des géographes avec les forestiers a créé une piste de transfèrt. La branche qui a émergé de cette rencontre, la « foresterie urbaine » comme elle a été appelée plus tard, a été le lieu d’expérimentation de nouveaux régimes forestiers.

Le projet de « verdissement » de la ville a été associé avec des hybridismes particuliers. Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930) est une de ces figures qui incarne les hybridismes entre la foresterie, le paysage, l’urbanisme et l’architecture. Forestier, diplômé de l’école Forestière de Nancy, se présente comme architecte dans plusieurs ouvrages. Il a travaillé comme officier de la Ville de Paris sur l’aménagement des « promenades et plantations » et il a aménagé plusieurs grands espaces publics en France, en Espagne, en Amérique Latine, aux Etats Unies, au Maroc et ailleurs. Il suit les principes du travail de l’américain architecte et paysagiste Olmsted Law. Son parcours dans l’administration française démontre la porosité des frontières entres les disciplines, la multiplicité des compétences dans les pratiques des spécialistes de l’époque et encore les rivalités corporatistes entre les forestiers et les architectes (Guérin 1994; Berdoulay & Soubeyran 2006).

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