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CHAPITRE 2 REVUE DE LA LITTÉRATURE

2.1 Le cycle de vie

La première section de ce chapitre cherche à identifier à la fois l’origine du concept et la personne responsable de la paternité o u, le cas échéant, de la maternité de l’idée de cycle de vie des organisations. Elle discute et propose une interprétation des résultats obtenus lors de cette investigation.

L’idée d’une série d’étapes successives qui, lorsque considérées dans leur ensemble, représente un cycle de vie n’est certainement pas une idée nouvelle et contemporaine. Dans l’une de ses plus importantes pièces de théâtre écrite à la fin du seizième siècle et intitulée Comme il vous plaira, William Shakespeare décrit dans un monologue aujourd’hui célèbre (acte II, scène VII) les sept étapes de la vie comme une série de sept rôles consécut ifs que tous, tant les hommes que les femmes, doivent jouer avec plus ou moins de brio :

Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles; et les actes de la pièce sont les sept âges. Dans le premier, c'est l'enfant, vagissant, bavant dans les bras de sa nourrice. Ensuite l'écolier, toujours en pleurs, avec son frais visage du matin et son petit sac, rampe, comme le limaçon, à contrecœur jusqu'à l'école. Puis vient l'amoureux, qui soupire comme une fournaise et chante une ballade plaintive qu'il a adressée au sourcil de sa maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurements étranges et barbus comme le léopard, jaloux sur le point d'honneur, emporté, toujours prêt à se quereller, cherchant la renommée, cette bulle de savon, jusque dans la bouche du canon. Après lui, c'est le juge au ventre arrondi, garni d'un bon chapon, l'œil sévère, la barbe taillée d'une forme grave; il abonde en vieilles sentences, en maximes vulgaires; et c'est ainsi qu'il joue son rôle. Le sixième âge offre un maigre Pantalon en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une poche de côté : les bas bien conservés de sa jeunesse se trouvent maintenant beaucou p trop vastes pour sa

jambe ratatinée; sa voix, jadis forte et mâle, revient au fausset de l'enfance, et ne fait plus que siffler d'un ton aigre et grêle. Enfin, le septième et dernier âge vient unir cette histoire pleine d'étranges événements; c'est la seconde enfance, état d'oubli profond où l'homme se trouve sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.

Selon les auteurs français José Allouche et Géraldine Smidt (1995) , du laboratoire de recherche ERESTRATE de l’IAE de Nancy, ce serait l’un des pères de la théorie économique moderne, l’économiste anglais Alfred Marshall, qui à la fin du XIXe siècle, aurait le premier conçu l’idée et proposé un modèle du cycle de vie et de développement de l’entreprise suivant une séquence d’étapes prédéterminées où chaque étape conduit naturellement vers la suivante. Le mouvement graduel d’une étape à l’autre conduirait progressivement l’entreprise à la fois vers une plus grande complexité et vers une plus grande spécialisation.

Toutefois, selon la professeure Christiane Demers (2007) des HEC (Hautes études commerciales) de Montréal, cet honneur appartiendrait plutôt à un psychologue industriel américain de renommée internationale et père de la théorie du comportement du consommateur, le professeur Mason Haire de l’Université de Californie. En effet, dans un chapitre intitulé « Les modèles biologiques et les histoires réelles de croissance des organisations » qui constituait l’un des chapitres du livre intitulé Théorie de l’organisation moderne qu’il a édité en 1959, il proposa de façon très explicite que les organisations sont comme des organismes vivants et qu’en conséquence, elles naissent, grandissent, deviennent matures et finalement, meurent.

Selon le professeur Steven H. Hanks de l’ Université de l’Utah aux États- Unis, l’honneur appartiendrait au professeur Raph C. Davis de l’Université d’État de l’Ohio qui dans son livre intitulé Les éléments essentiels de la gestion au sommet, publié en 1951, décrit différentes étapes de la croissance de l’entreprise.

Enfin pour plusieurs autres (Greiner, 1972; Miller and Friesen, 1984; Jawahar et McLaughlin, 2001; Dufour et Steane, 2009) , cet honneur ne peut revenir de droit à nul autre qu’Alfred D. Chandler (1962) – professeur à la « Harvard Business School » (HBS) et père de l’étude longitudinale historique des entreprises (Jeremy, 2002 : 440) : « À lui tout seul, il a, pratiquement, redirigé l’attention des historiens des affaires initialement centrées essentiellement sur les individus vers les organisations ». En effet, dans son fameux livre intitulé Stratégies et structures de l’entreprise, Chandler identifie quatre phases dans le développement de la grande entreprise américaine : 1) la petite entreprise à activité unique faiblement structurée; 2) l’expansion géographique et la formalisation des mécanismes de division du travail et de coordination; 3) l’élargissement des activités et la mise en place d’une structure fonctionnelle; et finalement 4) la diversification et le développement d’une structure multidivisionnelle. Il suggère ainsi que le succès de la stratégie de l’entreprise est étroitement lié à la mise en œuvre d’une structure appropriée, ce qui donna naissance à l’un des adages les plus controversés (Hall et Saias, 1985; Amburgey et Dacin, 1994; Fenton et Pettigrew , 2000) de la littérature en stratégie, à savoir que la structure suit de très près la stratégie. Demers (2007 : 19) résume bien ce débat :

Chandler (1982) dans son excellente description de la réorganisation de Dupont, General Motors, Sears Roebuck et d’Exxon à la suite de leur diversification, décrit la création de l’entreprise multidivisionnelle typique qui représente la dernière phase du développement des grandes entreprises américaines. Il suggère que c’est le changement de stratégie par l’intermédiaire de l’ajout de nouvelles lignes de produits et de nouveaux marchés qui éventuellement force même les gestionnaires les plus récalcitrants à créer une nouvelle structure susceptible de faire face à un niveau de complexité encore jamais inégalé et donc inconnu des gestionnaires. Alors que l’analyse de Chandler conclut que la structure suit la stratégie, d’autres ont proposé au contraire que c’est plutôt le contraire et donc que c’est la structure qui contraint les choix stratégiques (Stopford et Wells, 1974). La structure en place est

résistante au changement et c’est elle qui conditionne les choix de décisions stratégiques qui sont prises.

Il existe évidemment plusieurs explications qui peuvent rendre compte du fait que dans la littérature en gestion, la paternité du cycle de vie de l’entreprise est attribuée à des personnes tout à fait différentes. Toutefois, lorsque l’on y regarde de plus près, il semble bien que la paternité du cycle de vie de l’entreprise soit attribuée par les différents auteurs qui se sont intéressés au sujet directement à l’un des membres de leur propre champ d’enseignement et de recherche plutôt qu’à un autre membre d’un autre champ disciplinaire. Ainsi, José Allouche, docteur en économie appliquée, attribue la paternité à un économiste alors que Christiane Demers, professeure en gestion stratégique du changement et en communication organisationnelle, attribue plutôt la paternité à un psychologue industriel. De même, Steven H. Hanks, docteur en administration des affaires et professeur d’entrepreneuriat, attribue la paternité du cycle de vie de l’entreprise à un professeur de management et ainsi de suite. Le phénomène serait donc simplement un exemple de plus et une manifestation éloquente du processus traditionnel d’enseignement et de développement des connaissances en catégories isolées dans les écoles de gestion. Comme le souligne Mintzberg (2003 : 30) :

Nous connaissons très bien les dangers de procéder ainsi en pratique dans le monde des affaires − en fait, c’est un des suje ts de notre enseignement − alors que nous succombons sous leur poids dans notre propre pratique. Alors que les entreprises travaillent vaillamment à détruire les murs entre leurs silos, les écoles de gestion travaillent vaillamment à les renforcer. Les écoles de gestion enseignent abondamment la gestion du changement et en particulier, qu’elle doit aller au-delà des catégories existantes. Toutefois, il semble bien que les écoles de gestion en sont pratiquement incapables.

Cette première section a introduit le chapitre, cherché à identifier à la fois l’origine du concept et la personne responsable de la paternité du cycle de vie des organisations et proposé une interprétation des résultats obtenus. La prochaine section trace l’évolution de la théorie du cycle de vie du produit en relation avec celle du cycle de vie des organisations afin de permettre de bien discerner les deux idées, leur cycle de vie respectif et leur contribution potentielle à la prise de décisions stratégiques.