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CHAPITRE 3 MÉTHODOLOGIE

3.1 Le choix méthodologique

Bien qu’elles aient connu une popularité grandissante au cou rs des deux dernières décennies, particulièrement auprès des étudiants des cycles supérieurs des facultés d’économie, en raison du développement et de l’accès devenu de plus en plus facile − grâce notamment aux nouvelles technologies − aux grandes banques de données publiques et privées, les études longitudinales, tant quantitatives que qualitatives, ont longtemps été les enfants pauvres de la recherche dans ce que l’on pourrait décrire suivant la célèbre formule de Saint-Simon comme le domaine de « l’administration des choses et du gouvernement des hommes » (Déry, 2010, p. 13).

Comme le souligne Dufour (1991), l’une des questions fondamentales à laquelle tous les candidats à un diplôme d’études supérieures qui requi ert un accomplissement partiel des exigences pour l’obtention du diplôme la rédaction d’un mémoire est de décider si leur recherche devrait être réalisée à l’aide d’une méthode quantitative, d’une méthode qualitative ou encore d’une savante combinaison de ces deux méthodologies. Traditionne llement, la

réponse à cette question était relativement simple et claire : la méthode quantitative devait toujours être privilégiée et la méthode qualitative devait être utilisée uniquement dans les cas inhabituels , par exemple si la théorie n’était pas suffisamment développée pour permettre de formuler des hypothèses bien définies qui pourraient être opérationnalisées en termes quantitatifs ou encore dans les cas où la situation ne permettrait simplement pas de recueillir les données à l’aide des technique s quantitatives habituelles. Comme le souligne Tsoukas (1989 : 555) :

Les recherches idiographiques et en particulier les recherches basées sur des études de cas ont généré une dispute entre chercheurs des sciences sociales. Dans un domaine de connaissanc e affichant une nette propension pour le positivisme deux positions étaient exprimées relativement aux études de cas. Dans la première ce devis de recherche afficherait un niveau de validité externe relativement peu élevé. Aussi deux conséquences s’en suivent. Premièrement, la méthode des cas n’est appropriée que pour l’étude de relations causales propres au cas étudié (les conclusions ne sont donc pas généralisables au-delà du cas spécifique étudié). Dans la seconde position, la méthode des cas ne serait au mieux utilisable dans la phase pilote d’un programme de recherche lorsque le chercheur désire accroître sa compréhension de l’objet d’étude. Cette phase préliminaire doit donc obligatoirement être suivie par des phases nomothétiques subséquentes en route vers l’établissement de corrélations empiriques qui établiront les lois de relations causales.

Puis, au cours de la dernière décennie du précédent millénaire, l’idée que les méthodes qualitatives puissent compléter de façon avantageuse les méthodes quantitatives s’est progressivement imposée et l’usage d’un savant mélange des deux méthodologies est devenu de plus en plus une pratique courante, en raison notamment des pressions indirectes exercées par les organismes subventionnaires nationaux et de la pre ssion directe des éditeurs et des réviseurs des revues savantes figurant sur la liste des comités de la recherche des différentes universités. Comme le soulignent Currall, Hammer, Baggett et Doniger (1999 : 8) :

McCall et Bobko (1990) ont fait porter l’att ention sur l’équilibre entre les méthodes qualitatives et quantitatives en argumentant qu’aucune méthode n’est intrinsèquement supérieure aux autres et qu’il n’y a aucun avantage à limiter notre réflexion au sujet des méthodes de recherche aux procédures utilisées dans les analyses statistiques et dans les processus de vérification d’hypothèses. Faire tout ce qui est nécessaire pour améliorer les chances de faire une découverte intéressante est également une partie importante de l’équation. Le pendule s’est récemment déplacé sensiblement vers une plus grande appréciation de la contribution potentielle des méthodes qualitatives (Bartunet, Bobko & Venkatraman, 1993) […]. Nous croyons que la nouvelle frontière méthodologique réside désormais ni dans l’approche qualitative ni dans l’approche quantitative exclusivement, mais plutôt dans la façon dont ces deux méthodologies s’entrelacent afin de maximiser ce que McCall et Bobko (1990) ont qualifié de « rendement de connaissances ».

Toutefois, au cours de la dernière décennie et demie, les choses ont à nouveau sensiblement changé et la valeur intrinsèque de la recherche qualitative est aujourd’hui généralement reconnue de plein droit et même jugée absolument indispensable dans certains cas. Comme le souligne nt Holland, Thomson et Henderson (2006 : 1) :

Il existe un intérêt certain et une ferveur grandissante en faveur des méthodes qualitatives chez les chercheurs des sciences sociales de même que chez ceux qui élaborent les politiques qui eux sont à même de constater que les méthodes quantitatives peuvent très bien contribuer à fournir une réponse à la question du quoi faire, mais qu’elles les laissent totalement dans l’obscurité quant aux questions corollaires du pourquoi et du comment faire. Un paradoxe est en train d’émerger entre d’une part l’intérêt grandissant pour les méthodes qualitatives et le désir sincère des preneurs de décisions d’utiliser ses résultats et, d’autre part, la dépendance de plus en plus chronique des dirigeants des sociétés développées à ne consommer que les résultats de la recherche quantitative et ceux des méthodes statistiques. Dans les sciences sociales, ce sont d’une part les limites mêmes des méthodes quantitatives et d’autre part la critique de plus en plus virulente du positivisme qui ont entraîné ce tournant vers l’exploration et l’utilisation plus intensive des méthodes qualitatives. En fait, la recherche qualitative est particulièrement appropriée pour investiguer les processus en portant simultanément

attention au contexte et à ses particularités. La recherche qualitative longitudinale est inévitablement de mise pour investiguer et interpréter le changement à la fois dans le temps et dans l’espace social.

Les recherches qualitatives longitudinales historiques (Sminia, 2009, 2015) du type de celles effectuées dans la présente recherche peuvent prendre plusieurs formes : elles peuvent être des études transversales; des études prospectives du type études de cohortes très populaires dans le domaine du marketing et des études rétrospectives. En sciences sociales en général et en sciences de l’administration en particulier, les études longitudinales de type transversal sont de loin les plus communes. Toutefois , celles-ci ne permettent pas de mettre en évidence les transformations observées dans le temps du phénomène étudié. Aussi la présente recherche se distingue en adoptant la forme rétrospective plutôt que transversale d’études longitudinales. Fondamentalement, une étude rétrospective est, comme son nom l’indique, une étude longitudinale qui s’attarde de façon récapitulative aux événements qui se sont produits dans le temps afin de mettre en évidence les processus de transformation de l’objet étudié. Comme le soulignent récemment Langley, Smallman, Tsoukas et Van de Ven (2013 : 1)

Les études de processus portent leur attention sur comment et pourquoi les choses émergent, se développent, croissent et meurent dans le temps […] les recherches processuelles prennent le temps au sérieux, mettent en lumière le rôle des tensions et des contradi ctions dans la constitution de formats de changements et montrent comment les interactions entre les différents niveaux y contribuent. Ils peuvent également mettre en lumière les activités dynamiques qui sous-tendent le maintien et la reproduction de la continuité.

La présente recherche utilise une démarche méthodologique très similaire à celle utilisée par les membres de ce qui est aujourd’hui convenu d’appeler le groupe de McGill, aussi qualifié à l’occasion par certains chercheurs de « McGillomaniaques » (Miller, 1996, p. 505; Mintzberg et al., 1998, p. 344;

Dufour et Lamothe, 2009, p.99). Il s’agit là, d’une part, d’un jeu de mots sur les liens qui unissent ces chercheurs avec l’Université McGill au Canada. D’autre part, ce jeu de mots exprime également l’idée partagée par tous ceux qui l’utilisent que tous ces chercheurs s’attachent aux détails des processus étudiés, sinon de façon un peu obsessive et maladive, du moins avec un goût et un soin qui peut aux yeux de certains paraître excessifs. Les princ ipales études longitudinales historiques réalisées par ce groupe de chercheurs de l’université McGill ont été récemment regroupées par Henry Mintzberg (2007) dans un livre publié aux éditions des presses de l’Université d’Oxford et intitulé À la recherche des stratégies : vers une théorie générale de la formation de la stratégie. Comme le souligne Sminia (2009 : 103) :

Au plan méthodologique la recherche effectuée par Mintzberg peut être placée sous la bannière du réalisme empirique. L’approche inductive était justifiée par le manque de théorie au sujet du processus de formation de la stratégie. L’objectif était d’en arriver à une description des processus aussi réels que possible qui éventuellement correspondraient et permettraient de développer un peu plus les configurations de structures identifiées précédemment. Tout ceci devrait alors converger pour générer une théorie globale de la politique générale d’administration qui comprendrait une représentation de la réalité sociale de la formation de la stratégie.

La bannière appelée « réalisme empirique », sous laquelle la démarche méthodologique est placée par Sminia (2009) , renvoie en fait à la classification de Johnson et al. (2006) développée pour l’évaluation de la recherche qualitative. Cette approche méthodologique partage avec le positivisme les considérations épistémologiques relatives à l’existence d’une méthode objective de cueillette de données et au réalisme de l’interprétation. Toutefois, elle en diffère quant à l’objectif de la recherche qui est non pas d’expliquer et de généraliser, mais bien de comprendre les événements du point de vue de ceux qui les ont vécus.