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La construction sociale de la liste des sites prioritaires à protéger comme enjeu pour la

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CHAPITRE III : LES ENJEUX DE PROTECTION DES ORANGS-OUTANS COMME UN

2. Construction sociale de l’espèce « orang-outan de Sumatra », du comptage des individus,

2.3. La construction sociale de la liste des sites prioritaires à protéger comme enjeu pour la

L’établissement du nombre d’individus et de leur aire de répartition en 2004 a conduit les primatologues à créer 13 unités d’habitat pour l’orang-outan de Sumatra. Acteurs de la

       463

Ibid. 464

conservation, les primatologues se refusent à hiérarchiser cette liste, puisque « l’objectif est de conserver autant d’orangs-outans de Sumatra que possible »465.

Néanmoins, l'un des objectifs initiaux de la commission scientifique de GRASP (chapitre II) est d’établir la liste prioritaire des sites de grands singes à protéger. L’établissement de cette liste est donc fondamentale pour GRASP.

2.3.1. L’établissement de la liste des sites prioritaires

Les primatologues se plient à cet exercice en même temps qu’à la détermination du nombre d’individus et de leur aire de répartition466 en reprenant les 13 sites ou « unités d’habitats ». S’ils se refusent à hiérarchiser les 13 sites, ils s’accordent tout de même sur onze critères pour définir la priorité des sites à conserver. Par ordre décroissant d’importance, il s’agit : 1) de la possibilité de maintenir des populations viables d’orangs-outans, 2) du nombre d’orangs- outans, 3) de l’importance de la menace, 4) de l’isolement de l’habitat, 5) du statut de protection, 6) de la taille de l’habitat, 7) de la spécificité de l’habitat, 8) de l’existence d’autres espèces menacées, 9) du contexte politique, 10) du potentiel de connectivité avec d’autres unités d’habitat et 11) de l’inclusion dans deux provinces467. Utilisant ces critères, les primatologues établissent deux catégories de sites par consensus lors d’une discussion générale. La première catégorie comprend huit sites de première priorité, la seconde cinq sites de seconde priorité468.

La liste établie a ensuite été envoyée à la commission scientifique de GRASP qui a établi la liste des sites prioritaires des grands singes à conserver dans le monde en vue de la conférence intergouvernementale de Kinshasa de 2005. La commission scientifique a établi une liste comprenant 112 populations prioritaires et 94 sites.

La méthode scientifique utilisée pour établir ces sites prioritaires se déploie en trois temps469. Le premier temps consiste en la « réduction du monde » (macrocosme) au petit monde (microcosme) du laboratoire. Il s’agit d’établir une liste qui inclut les données disponibles : les cartes de distribution géographique, les densités, les données du terrain (les données de comptage de suivi des grands singes ou des indicateurs de présence comme le suivi des nids). Les scientifiques doivent gérer « la pauvre qualité des données de terrain       

465

SINGLETON I. et al. Orangutan Population and Habitat Viability Assessment. Op. Cit. p.33 “Members

agreed that the overall aim is to conserve as many Sumatran orangutans as possible”.

466

SINGLETON I. et al. Ibid. 467

La distribution de l’orang-outan de Sumatra chevauche uniquement deux provinces, celles d’Aceh et de Nord Sumatra.

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dont la forêt tourbeuse de Tripa convoitée par l’extension agricole (pour la culture du palmier à huile) qui sera détaillée dans le chapitre IV.

469

CALLON M., LASCOUMES P., BARTHE Y. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie

pour beaucoup de taxons [d’espèces ou sous espèces] »470, car « dans la réalité on en sait peu sur l’état de conservation de la majeure partie des populations sauvages. Ces animaux ne sont présents qu’en faible densité sur leurs territoires et se trouvent parfois dans des endroits reculés et d’accès difficile »471. Le second temps consiste en une discussion et une analyse entre chercheurs appliquant les outils d’analyse - bases de données, cartes satellites, comptages numérisés - pour comparer les sites. Les primatologues s’en remettent à des « arguments scientifiques » 472 qui relèvent du bon sens écologique en choisissant les populations « en liant des critères clefs - tels que la taille de la population, la diversité de l’habitat et la grandeur de l’habitat - pour justifier le besoin de conserver un grand nombre de populations [un maximum de sites], ce qui a bien été accueilli »473. Ces critères de bon sens ne sont en fait pas nécessairement fondés scientifiquement. Dans ce second temps, la simplification de l’information pour chaque site, afin de les comparer, conduit à prendre en considération uniquement les variables écologiques. Les informations relatives à la menace pesant sur les grands singes pour leur survie dans le long terme, en particulier « la présence de l’homme et de ces covariants »474, comme les communautés humaines locales, se retrouvent omises. La liste est alors établie dans un esprit de « consensus et de camaraderie »475. Ce consensus montrerait plutôt la volonté affichée de présenter une liste dans les délais impartis pour la conférence intergouvernementale de GRASP en 2005, qu’un réel accord scientifique sur les listes à prioriser. La réunion scientifique organisée en 2006 pour établir une plus grande base scientifique pour la sélection et la gestion des populations prioritaires parle « de critères légèrement modifiés pour définir les populations prioritaires et […] de beaucoup de disputes sur la possibilité d’arriver à hiérarchiser les populations de manière scientifique »476. Le consensus se ferait donc plutôt par « oubli » des désaccords477, que par un réel accord entre les scientifiques.

Enfin, la dernière étape relève du « retour au grand monde », soit la constitution de la base de données géo-référencée Ape Populations, Environments and Surveys (A.P.E.S.). Ce retour à l’échelle réelle est périlleux, car cet outil présenté comme neutre est en réalité pour ses       

470

LEIGHTON M. Report of the GRASP Interim Scientific Commission. December 2004 to December 2006. 20 February 2007. p.3.

471

KÜHL H. et al. Lignes directrices pour de meilleures pratiques. p.1. 472

LEIGHTON M. Report of the GRASP Interim Scientific Commission. Op. Cit. p.3 “The scientific arguments”. 473

Ibid. p.3 “linking key criteria -such as population size, habitat diversity and geographic range- to justify the

need for conserving a large set of population to be well received”.

474

KÜHL H. et al. Lignes directrices pour de meilleures pratiques. p.3. 475

GRASP. Rapport de la première réunion intergouvernementale sur GRASP et première réunion du Conseil

du GRASP. 5-9 septembre 2005, Kinshasa. Nairobi, PNUE-UNESCO. p.22.

476

LEIGHTON M. Report of the GRASP Interim Scientific Commission. Op. Cit. p.3. 477

promoteurs - les primatologues - un outil éminemment politique qui dirigerait l’action. Ainsi, à la conférence intergouvernementale GRASP en 2005, le co-président de la commission scientifique intérimaire de GRASP annonce : « Cette liste pourrait servir de base pour guider les stratégies de financement de GRASP, la surveillance scientifique et le travail juridique/politique »478.

2.3.2. Les conservationnistes pris au piège de la désignation des sites

Au cours du développement de cette base de données, les primatologues se retrouvent pourtant en grande partie contre l’établissement d’une telle liste dont ils sont les initiateurs. Quatre arguments expliqueraient ce retournement.

Premièrement, si la liste contraignait les acteurs à concentrer leurs efforts pour sauver ces sites, elle exclurait implicitement les autres sites non désignés, qui ne vaudraient plus la pleine d’être sauvés. De plus, l’établissement de la liste amène à débattre de la gestion globale du territoire, où certains sites seraient à protéger, d’autres non. Cette situation est contraire aux volontés des organisations de conservation, qui souhaitent protéger tous les orangs-outans, et donc chaque site (voir chapitre IV). Comme le souligne l’un de leurs dirigeants, la désignation de zones à protéger est très risquée :

« Cette vision, c’est un problème avec l’état d’esprit existant en Indonésie. Si tu fais cette analyse et que tu obtiens des zones rouges - à protéger - alors beaucoup de forestiers indonésiens et des gens du gouvernement vont se conformer exactement à ce que tu as dit. Et ils se disent, bon, si ce n’est pas rouge, cela signifie que nous pouvons tout couper »479. Le second problème est celui de la prévalence de la logique « scientifico-juridique »480 parmi les primatologues, où la science trancherait sur l’appartenance de tel objet à une catégorie et permettrait de déterminer de façon objective les sites à protéger ou pas. En réalité, la désignation des sites dépend, comme expliqué précédemment, de critères contestables. En conséquence, les fragilités méthodologiques pourraient être exploitées par des adversaires. Exposer ces limitations scientifiques pourrait conduire à remettre en cause la désignation de chaque site, et donc la protection de tous les sites dans leur intégralité, comme cela a pu être démontré pour la désignation de zones humides481.

       478

GRASP. Rapport de la première réunion intergouvernementale sur GRASP. Op. Cit. p.22. 479

Directeur organisation de conservation, entretien du 2011-11-19. “You see your mindset there, it's part of the

problem with the mindset in Indonesia. So you say you do this analysis and then you come out with these red areas and a lot of Indonesian forestry people and government people do exactly what you just did. And said well if it's not red, that means I can cut it all down.”

480

MERMET L., BARNAUD G. Les systèmes de caractérisation des zones humides: construire l’expertise sous pression politique. Nature Sciences Sociétés. 1997, vol.5, n°2, p.31-40.

481 Ibid.

La troisième difficulté est liée à l’accessibilité de l’information sur les sites après le retour des données conçues dans le microcosme des laboratoires au grand monde de la société. Une telle information devenue accessible à tous conduirait à la perte de pouvoir de ces primatologues, qui jusqu’à présent détenaient ce savoir. En le résumant abruptement les primatologues n’auraient plus vraiment d’utilité une fois tous les sites définis.

Le quatrième problème est que la base de données géo-référencées A.P.E.S. est confrontée à la nature même du réseau sociotechnique d’acteurs, de techniques et de dispositifs institutionnels482 qui lui a donné naissance et structure. En effet, A.P.E.S. est administrée par l’institut de recherche Max-Planck (Max-Planck Institute) sur les primates à Leipzig et comprend un total de 15 partenaires. Ce sont des acteurs institutionnels de la conservation (la « Section des grands singes » du « Groupe de spécialistes des primates » de la « Commission de sauvegarde des espèces » de l’UICN, le PNUE/WCMC, GRASP) et des organisations de conservation (Jane Goodall Institute, WWF, Wildlife Conservation Society). Le développement de cette base de données inclut des centres de recherche, successivement l’université de Harvard, le Woods Hole Research Center et, finalement, l’institut de recherche Max-Planck, qui en assure maintenant la gestion. Il implique aussi des soutiens financiers (Arcus Foundation, The World We Want Foundation), une infrastructure informatique, des logiciels et un soutien à cette infrastructure fourni gratuitement par la société Esri. Tous ces organismes sont basés dans des pays anglo-saxons (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne) et s’articulent dans un réseau de scientifiques sensibles à la conservation des grands singes. Pour ce réseau de chercheurs, ce qui importe est le développement et la pérennité de leur travail de recherche sur les populations des grands singes. A.P.E.S. est à la croisée d’un défi légal propre aux productions scientifiques, car les informations qui composent cette base de données appartiennent aux chercheurs qui les ont produites. Par sa structure (promotion de l’outil informatique) et son contenu (résultats d’enquêtes chiffrées), A.P.E.S. devient un huis clos entre scientifiques. Ceci a comme conséquences d’exclure de fait les profanes, et donc particulièrement toutes les parties prenantes auxquelles cette base de données était initialement destinée.

En raison de ces quatre difficultés vécues par les primatologues, on peut en conclure que A.P.E.S., initialement conçue en 2004 comme une base de données facile d’accès pour tous, a été détournée de son objectif initial. Les scientifiques réinterprètent cet objectif lors de ces huit ans de gestation pour qu’A.P.E.S. devienne un outil au service de leurs propres objectifs,

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en particulier la production d’articles scientifiques. En conséquence, lorsqu’elle est retournée au « grand monde » en 2012, la base de données est devenue un outil relativement opaque d’accès, dont ils sont les seuls maîtres. Ainsi, en novembre 2012, lors du second conseil de GRASP, le Max Planck Institute annonçait la publication de trois nouveaux articles scientifiques par l’analyse des données croisées des données disponibles sur A.P.E.S. Une telle situation est dénoncée par quelques primatologues minoritaires qui observent cette dérive de GRASP. L’un d’entre eux explique :

« Les seules personnes que cela intéresse [la commission scientifique], ce sont les quelques scientifiques qui font partie de la commission, car cela donne une plate-forme pour faire des trucs, cela intéresse [le Max Planck Institute de] Leipzig [qui gère la base de donnée A.P.E.S.] pour l’argent un petit peu, et pour cette base de données A.P.E.S. Cela leur permet de produire tous ces outils web. C’est aux mains de quelques scientifiques qui produisent des trucs scientifiques, et ce n’est pas ce dont on a besoin »483. Par cette réappropriation stratégique de A.P.E.S., les scientifiques jugulent les problèmes que cette base de données leur pose potentiellement et au contraire y trouvent un moyen pour renforcer leur position en tant que détenteurs du savoir. En effet, les résultats produits par A.P.E.S. conduisent à la (re)production d’une élite scientifique hermétique aux profanes. Au-delà des quatre problèmes mentionnés et de la réappropriation stratégique par les primatologues, les trois étapes de la création de A.P.E.S. montrent que ces systèmes techniques sont aussi des systèmes sociaux et que les primatologues, foncièrement, produisent du social. En effet, à chaque étape, les chercheurs prennent des décisions qui orientent le contenu de la base de données. D’abord, ils privilégient les aspects écologiques plutôt que les aspects sociaux de la conservation qui ne peuvent s’intégrer dans cette base de données. Ensuite, concernant les aspects écologiques, ils opèrent des choix, utilisant des critères de bon sens, mais non fondés. Ceci montre que la A.P.E.S. produit un savoir situé, même si scientifiquement cela n’empêche pas les primatologues d’avoir une réelle volonté d’objectivation484.

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