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Conclusion sur les effets d’imposition des indicateurs clefs définissant l’orang-outan

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CHAPITRE III : LES ENJEUX DE PROTECTION DES ORANGS-OUTANS COMME UN

2. Construction sociale de l’espèce « orang-outan de Sumatra », du comptage des individus,

2.7. Conclusion sur les effets d’imposition des indicateurs clefs définissant l’orang-outan

La déconstruction des indicateurs clefs – le nombre et sa tendance, le territoire, les sites prioritaires, l’unicité de l’espèce et son statut « En danger critique d’extinction » - qui forment le socle des connaissances sur l’orang-outan de Sumatra, a montré qu’ils sont largement discutables pour des raisons liées aux manques de connaissances sur la sociobiologie de l’animal, aux limites des appareils sociotechniques utilisés et aux limites des méthodes utilisées. Par leurs choix en tant qu’acteurs stratégiques et médiateurs du référentiel de conservation, les primatologues ont donc construit une réalité qui sert leur objectif militant de conservation radicale des espèces et à renforcer leur position. En effet, une taille réduite, en déclin rapide, l’importance de conserver tous les sites, la spécificité de l’espèce et la menace d’extinction à court terme sont toutes des caractéristiques fondamentales du référentiel de « conservation radicale ». Combinées, elles constituent une « rhétorique scientifique/ conservationniste » au service de la conservation.

Ce qui est a priori étonnant, c’est que ces indicateurs ne sont pas remis en question par quelque partie prenante que ce soit et qu’ils s’imposent comme une réalité intangible. La section ci-dessous interroge comment et pourquoi ces indicateurs sont naturalisés, soit leur processus de réification552.

L’analyse transversale de la construction de chaque indicateur suggère que cette naturalisation s’explique par tout un réseau sociotechnique composé d’acteurs, de techniques et de dispositifs institutionnels, dont les primatologues ne sont que les acteurs les plus visibles. On trouve d’abord la capacité des primatologues occidentaux à mobiliser les nouveaux outils technologiques (base de données, cartographie, modélisation, ordinateurs et Internet), à imposer une démarche protocolaire prétendument scientifique (enquêtes de terrain, références scientifiques, systématisation, paramétrage des variables en prenant des critères

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« scientifiques ») et à animer un réseau d’institutions (des acteurs multilatéraux de la conservation comme l’UICN et le PNUE, des organisations de conservation et des centres de recherche dans les pays anglo-saxons) vouées à la conservation. Ceci permet de produire une connaissance dont les fondements sont relativement opaques aux non-initiés, connaissance qui se retrouve aux mains des personnes capables de se saisir de la technologie. On retrouve ensuite le processus de diffusion de la connaissance élaborée dans des centres urbains occidentaux distants de la réalité observée, publié dans des articles anglophones cosignés par toujours plus de primatologues ou de conservationnistes, essentiellement anglo-saxons553. Cette information est publiée dans des revues d’organisations sensibles à la conservation (des organisations de conservation comme Fauna & Flora International, World Conservation Society) ou des institutions multilatérales (comme l’UICN et le PNUE).

Cette approche par la technologie, prétendument scientifique, contribue à alimenter le discours sur une « science pure et indépendante », soit un discours que les savants ont eux- mêmes créé554. Elle a une fonction idéologique qui consiste à marquer la supériorité de la civilisation occidentale555. Cette approche « scientifique » permet aux primatologues de s’affirmer comme l’autorité légitime à décrire la réalité et sa tendance, soit de s’affirmer comme les médiateurs, ce qui leur permet de renforcer leur position, mais aussi de servir leur objectif de conservation. En effet, ces écrits scientifiques en deviennent hautement performatifs556, car ils conditionnent l’inscription de l’orang-outan de Sumatra sur la Liste rouge dans la catégorie « En danger critique d’extinction ». Or, cette inscription est hautement performative puisque l’UICN offre le forum légitimant et que les primatologues en sont les autorités légitimes.

Cette approche centralisatrice et réductionniste produit une connaissance désincarnée de la réalité locale complexe557. La production scientifique entre en résonance avec le discours dominant sur la « forêt tropicale » à protéger558 qui tend au catastrophisme imminent559 ; ce

       553

La première publication décrivant le nombre d’orangs-outans est co-signé en 1999 par 2 primatologues (RIJKSEN H., MEIJAARD E. Our Vanishing Relative. Op. Cit.), la seconde en 2003 par 6 primatologues (WICH S. et al. The status of the Sumatran orang-utan. Op. Cit.), la troisième en 2004 par 10 primatologues (SINGLETON I. et al. Orangutan Population and Habitat Viability Assessment. Op. Cit.) et la quatrième en 2008 par 16 primatologues (WICH S. et al. Distribution and conservation status of the orangutan. Op. Cit.) 554

PESTRE D. Introduction aux sciences studies. Op. Cit. 555

Ibid. 556

AUSTIN J. Quand dire c’est faire. Paris, Editions du Seuil. 1962. 557

BIERSCHENK T., BLUNDO G., JAFFRÉ Y., TIDJANI ALOU M. (dir.). Une anthropologie entre

rigueur et engagement. Essais autour de l’œuvre de Jean-Pierre Olivier de Sardan. Paris, Karthala-APAD.

2007. 558

STOTT P. Tropical Rain Forest: A Political Ecology of Hegemonic Mythmaking. IEA Studies on the

qui fait que les articles des primatologues bénéficient d’un bon relais médiatique, tout particulièrement dans les pays anglo-saxons.

Ce processus permet alors de rendre compte de situation paradoxale suivante : ce sont exclusivement des primatologues européens qui établissent les indicateurs clefs qui forment le socle de la connaissance, alors que cette espèce est inféodée à l’île de Sumatra. A première vue, les employés du gouvernement indonésien seraient les mieux placés comme autorité pour établir les indicateurs, en particulier parce que le ministère des Forêts et l’Institut indonésien des sciences (LIPI- Lembaga Ilmu Pengetahuan) doivent être les partenaires institutionnels de toute recherche en Indonésie. L’explication se trouverait dans le fait que les primatologues européens contrôlent l’ensemble de l’information en profitant du peu de capacité de suivi du gouvernement indonésien sur le long terme. En conséquence, le gouvernement ne dispose pas de l’information brute et doit se contenter d’avoir accès aux publications scientifiques élaborées par les primatologues, comme toute autre partie prenante.

Un haut responsable de la gestion des parcs naturels au sein du ministère des Forêts s’explique ainsi :

« DR: Donc la plupart du temps, vous n’obtenez pas les données des chercheurs ou alors comment obtenez-vous les données, l’information et les publications ?

C’est un de nos points faibles. Nous ne nous soucions pas des données. Les données de la station de recherche de Ketambe… soit près de 30 ans de recherches sont aux Pays-Bas avec S.

DR : Pourquoi ?

Je ne sais pas. [Vous savez] tout ce système d’archivage des informations, le système administratif de gestion des données,…

DR : Mais ils vont vous les donner ? Non.

DR : Mais pourquoi vous ne les demandez pas à S. ?

En ce moment, je travaille encore sur d’autres sujets,… c’est sur ma liste des choses à faire, nous devons récupérer ces recherches, s’asseoir ensemble. Vous savez, les chercheurs aiment leur propre travail. Vous savez… objectifs. Ils ne sont pas intéressés à d’autres choses, ce qui est hors de leurs objectifs. »560

        559

ADGER N., BENJAMINSEN T., BROWN K., SVARSTAD H. Advancing a Political Ecology of Global Environment Discourses. Development and Change. 2011, 32, p.681-715.

560

Directeur au ministère des Forêts, entretien du 2011-11-16 :

Q : “Then, most of the time, you don’t get the data from the researchers or do you get the data, the information, the publication?

Après avoir expliqué que les données brutes pouvaient être à la seule disposition des primatologues, l’un d’entre eux explique que les résultats sont largement publiés, ce qui suffirait :

« …Tous ces documents [articles scientifiques] sont désormais distribués par courriels et Facebook et d’autres moyens. Ils ont accès à tout ce qui est publié.

Q : Bien sûr, ces informations existent dans les revues scientifiques, mais ce n'est pas vraiment facile à lire.

A : Je pense que c’était un bon argument il y a 10 ou 20 ans. Mais maintenant, je veux dire... Chaque nouvel article publié sur les orangs-outans va à tout le monde... Il n'y a pas d'excuses pour ne pas l’avoir. Si vous pouvez le lire ou non, c’est une autre histoire. Ensuite, vous savez que la décision de traduire tous les journaux scientifiques revient au gouvernement indonésien. Ce n'est pas de notre responsabilité de traduire tous les articles publiés en bahasa indonésien »561.

Sous un aspect qui a toute l’apparence du positivisme scientifique classique, le savoir développé s’appuie sur des fondements inductifs davantage que sur une expertise scientifique solide. Ce serait plutôt parce qu’ils connaissent relativement bien la région et qu’intuitivement ils estiment qu’en général il y aurait un peu moins d’un orang-outan par kilomètre carré, que les scientifiques s’accordent sur le chiffre de 6624 orangs-outans pour une aire de répartition d’un peu plus de 8000 km². En pratique, les primatologues font des choix dans les variables qui constituent l’indicateur du nombre total d’orangs-outans pour trouver un chiffre qui leur semble avoir du sens. Il semble que les scientifiques paramètrent le modèle établissant le nombre d’orangs-outans562 pour trouver un résultat chiffré qui corrobore leur connaissance empirique de la situation. Sous cet angle, les articles chronologiques successifs donnant l’indicateur « nombre orangs-outans » semblent correspondre à la recherche toujours        

This is one of our weaknesses. We don’t care about data. The data of the Ketambe research…for almost 30 years of research is in Netherlands…with S.

Why ? I don’t know, all this book keeping, data administrative system,…

But they don’t give it to you? No.

But why don’t you ask S ? At this time, I’m still working with other issues…This is on my shopping list, we need to get back the research, sit together. You know, the researchers, they like their own work, their own. You know…objective. They don’t care about other thing, outside their objective”.

561

Entretien avec le Directeur d’une organisation de conservation internationale basée en Indonésie, le 2011-11- 19:

“All these papers are now circulating in emails and Facebook and everything. They have access to everything

that is published.

Q : Sure, it exists in scientific journals, but it is not really readable.

I think that would be a good argument 10 or 20 years ago. But now I mean... Every new paper published on orangutans goes to everybody... There is no excuse not having this done. Whether you can read it or not is a different matter. Then, you know that's the Indonesian decision they want to translate all scientific journals. That's not our responsibility to translate all papers published into Bahasa Indonesia”.

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asymptotique de la vérité à travers un raffinement de la connaissance sur les variables constitutives de cet indicateur. Ce qui est important, c’est donc d’admettre que la science se trompe, mais qu’elle est en correction permanente563.

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CHAPITRE IV : LES ORGANISATIONS DE CONSERVATION ET

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