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Chapitre 4 Les logiques autour du soutien aux enfants orphelins en pays moss

4.2 Le décès du père et la logique lignagère

4.2.2 Quand le décès du père révèle la fragilité de la famille élargie

4.2.2.2 Les conflits autour des « papiers de la cour » et les soupçons autour du

Chez les Mossi, la parole a de la valeur. Les mots et leur intonation, dans un contexte donné, ont une signification sur la profondeur de ce qui a été dit. Au cours de nos entretiens et de l’observation directe, nous avons souvent noté une adéquation entre ce qui se dit et ce qui se fait. L’attitude de celui qui parle est souvent inséparable de ce qu’il dit. Les enfants baissent leur tête ou leur regard au sol lorsqu’ils s’adressent aux aînés. Les femmes font un geste de flexion du genou lorsqu’elles s’adressent aux hommes. La modestie et l’humilité semblent très valorisées chez les Mossi. Nous y avons aussi noté de l’émotion, d’autant plus que certains récits, par leur nature, semblent conduire nos enquêtés à des souvenirs « désagréables », difficiles à narrer: le rejet de la famille élargie suite au décès du mari, les circonstances du décès d’un individu, entre autres. La défaillance du soutien de la famille élargie, voire l’engouement de cette famille à s’accaparer des biens du défunt, a été souvent ressorti des récits. Les récits sont entourés de mise en cause des membres de la famille, mise en cause finissant souvent par plonger nos enquêtés dans les larmes, les pleurs62.

Nous avons fait un mois à l’hôpital. Sa famille (la famille de l’époux défunt) nous a laissés seuls là-bas. Tout le monde a fait la remarque. Ses frères venaient rarement nous voir dans cet hôpital. Après un mois, nous étions rentrés à la maison, et ce sur la base d’un nouveau rendez-vous. À trois jours du rendez-vous, le premier jour de l’année 2011, mon mari s’en était allé. C’est vrai que, à un moment donné, il ne s’entendait plus trop avec ses frères. Ce sont des affaires de famille…Je ne peux pas trop parler. Vous voyez, mon mari avait un peu de moyens (argent), mais, aujourd’hui, ses frères sont plus aisés que lui. C’est mon mari qui les a tous aidés au départ. Par la suite, ils se sont retournés contre lui. Quand on descend à Ouaga 2000 (quartier résidentiel des personnes aisées de

62Un temps de silence était parfois nécessaire pour laisser passer ces émotions. Mais, bien plus qu'un

silence, il fallait, à des moments donnés, parler. Parler pour dire quelque chose de réconfortant, parler pour encourager, et non pour mettre en cause ou pour prendre position. La recherche et sa méthode mettent devant une ambiguïté dans ces situations : la veuve qui pleure s’attend à une prise de position en sa faveur pour être réconfortée, afin de poursuivre son récit. La science demande au chercheur de comprendre les faits, d’écouter les récits, de poser des questions, mais de ne pas prendre position…Dans les conditions ou cette neutralité risque d’instaurer un devoir de réserve ou de silence chez les enquêtés, l’on comprend davantage ce qui est souvent appelé les défis du terrain. Il est d’autant plus important de préciser ces défis de notre terrain à Ouagadougou, que les récits de cette section amènent forcément le lecteur à se poser des questions sur les conditions pratiques qui ont sous- tendu leur collecte. Ayant eu l’occasion de participer à certaines autopsies verbales (entretiens menés auprès des ménages où il y a eu décès pour connaître les causes de l’événement, travail réalisé toutes les deux semaines par l’OPO)en compagnie des agents de l’Observatoire de population de Ouagadougou, quelques jours après notre arrivée à Ouagadougou, nous avons pu noter que la stratégie du silence était efficace.

137 Ouagadougou), on les voit. Sa sœur là, son mari est un colonel. Il est actuellement en mission au Congo63. C’est la deuxième fois qu’il part là-

bas. L’autre est commerçant. Il y a un autre qui est le directeur de…Mon mari a même beaucoup de frères qui ont envoyé leurs enfants en Europe pour les études après leur baccalauréat (diplôme de fin d’études secondaires au Burkina Faso) (E18-M-OP).

Selon cette enquêtée, il n’y a pas que les conflits antérieurs entre frères qui servent d’indicateurs à l’origine familiale d’un décès. Le retrait des frères, lors de l’épisode de la maladie, renseigne sur l’origine du mal. « Si le fleuve a de l’eau, ce sont les bois qui le prouvent » (E18-M-OP), a-t-elle dit, pour signifier que ce sont les actes qui révèlent les intentions. Les agissements d’une personne ont un sens profond sur ses capacités, ses intentions, bref sur sa personnalité. Mais ce retrait, décrit à la limite par l’enquêtée comme une attente impatiente de la mort du malade, ne représente que le début d’un long processus de bataille contre la famille du défunt. Le malade, à un moment de ses souffrances, prépare son voisinage à venir au secours de son épouse, au cas où il viendrait à mourir.

Ce que je vais vous dire, je l’ai appris deux mois après le départ de mon mari. À quelques jours de son départ, il a dit à un de ses frères, celui qui habite là, à côté, il est aussi un Ouedraogo64. Il lui a dit qu’il ne sait pas

s’il guérira de sa maladie. Il lui a dit que si sa maladie tourne mal, il ne veut pas que quelqu’un vienne me créer des soucis dans la maison, et que la seule chose que je remettrai à sa famille serait ce que j’aurais pris d’elle. Il a parlé à ce Ouedraogo, c’est la même famille. C’est, après que les autres ont commencé leur comportement, là, que l’autre est venu me parler de cela (E18-M-OP).

Que se passe-t-il entre certaines veuves et la famille de leur époux ? Comment la famille élargie se mobilise-t-elle contre l’épouse du défunt ? À quel moment cette mobilisation est-elle enclenchée ?

À Ouagadougou, les gens ne se refroidissent (expression pour signifier la mort) à peine que l’on voit la famille se mobiliser pour hériter de leurs biens. On dit que « l’année où les nouveau-nés sont nombreux à mourir,

63Ce nom ne correspond pas à celui évoqué par l’enquêtée. Le nom a été changé afin d’assurer

l’anonymat de l’enquêtée.

Ce nom ne correspond pas à celui évoqué par l’enquêtée. Le nom a été changé afin d’assurer l’anonymat de l’enquêtée.

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le sexe est dans la joie »65. Si tu entends les gens pleurer autour de

quelqu’un qui a rendu l’âme, saches que chacun a en tête la redistribution des biens de ce dernier, surtout lorsqu’il s’agit d’une personne qui a les moyens. Ce n’est pas souvent facile…Des fois, certaines femmes, celles qui se sont mariées à la mairie, ne se laissent pas faire. On a déjà vu beaucoup de choses ici, à Ouaga. Les choses ne se passent pas de la même manière dans la tête de tout le monde, lorsqu’il y a un événement malheureux, comme la perte d’un membre influent de la famille…On dit que « quand le foyer se refroidit, les chiens viennent s’y allonger ». Quand le chef n’est plus là, tout le monde veut prendre sa place, tout le monde veut couper une part du gâteau qu’il a laissé. Chez nous, on dit que « le taureau meugle dans son pâturage » (le père est le chef de son ménage, mais quand il n’est plus là, la maison s’affaiblit et chacun vient faire sa loi) (E01-P-OM).

Les conflits intra-familiaux, à la suite du décès d’un membre de la famille, se structurent, notamment, autour des héritages du défunt, et conduisent, le plus souvent, à une rupture du lien entre la veuve, avec ses enfants orphelins et la famille élargie de l’époux. Cette rupture du lien entre la mère des enfants orphelins et la famille élargie intervient, le plus souvent, autour des conflits liés à l’héritage de la maison du défunt.

Les frères de mon mari ont demandé les papiers de la cour (maison)…Trois jours après le décès, même pas une semaine, ils étaient venus pour demander les papiers de la cour. Moi, j’ai dit non, que je ne donne pas. J’ai parlé à mes frères, et ils ont parlé à un avocat. L’avocat a dit de ne pas donner les papiers de la cour. Quelques semaines après l’enterrement de mon mari, ils sont venus pour me faire sortir de la cour. J’ai appelé mes gens et ils sont partis. Ils (frères du mari décédé) m’ont dit de ne plus jamais leur parler…Ils n’appellent pas les enfants, ils ne font rien et moi je suis là. Mes sœurs ont dit que, si j’ai besoin de quelque chose, de les appeler. Elles (les sœurs) font tout pour les enfants… Ici, à Ouaga, c’est comme ça. Les parcelles coûtent chères et les gens veulent les vendre. Mais, ce que les gens oublient, c’est ma part dans les biens de celui qui n’est plus…Je ne suis pas venu épouser leur fils dans l’abondance. Quand je l’épousais, il n’avait rien. Avant, je faisais du commerce…J’avais un peu de moyens (argent). J’ai acheté des plats à Niamey. Au départ, j’ai acheté une moto pour mon mari. Pour meubler

65En pays mossi, notamment dans la société coutumière, le sevrage des enfants intervient tardivement,

environ deux ans et demi après l’accouchement. Pendant cette période, l’homme ne doit pas avoir des rapports sexuels avec sa femme. Le rapport sexuel avec une femme qui allaite est prohibé. De même, tout rapport sexuel doit s’inscrire dans le cadre de la procréation. Tout autre contexte est prohibé (Bonnet, 1988). Ce proverbe traduit l’idée selon laquelle le malheur des uns fait le bonheur des autres. Quand survient un décès, certains sont pressés d’hériter.

139 la maison, c’est moi qui ai donné l’argent à mon mari. Tout n’était pas rose au début…Je ne partirai pas… (E18-M-OP)66

La résistance d’une veuve face aux pressions de la famille élargie de l’époux ne se réalise pas sans la multiplication des stratégies du côté de cette famille.

Après le décès de son mari (mari de la sœur de l’enquêté), le frère de la victime, qui en est à l’origine, a réclamé les papiers de la cour afin de vendre la maison. Quand ma sœur a refusé de les lui rendre, il a interdit à leur dernier frère de supporter les enfants orphelins de ma sœur…Il a fallu qu’il meurt à son tour pour que l’autre commence à apporter du soutien aux enfants. L’année dernière, il avait envoyé 150 000 mille FCFA pour les aider… Ma sœur avait aussi demandé de l’aide auprès de l’ONG Compassion ainsi qu’auprès de son église… (E10-A-OP).

Dans certains cas, ces conflits autour des héritages, s’inscrivent dans des conflits antérieurs entre le défunt et d’autres membres de la famille élargie. Ce qui retient particulièrement l’attentiondans ces rivalités, c’est ce qui en constitue la base : la réussite économique de certaines personnes semble favoriser l’émergence de sentiments de jalousie chez leurs frères ou leurs oncles. Ces sentiments de jalousie, décrits dans certains cas comme étant à l’origine de la mort de l’époux, semblent justifier cette guerre contre la veuve et les enfants orphelins en ce qui concerne les biens matériels.

Dans ces « batailles » autour de l’héritage de la maison du défunt, le mariage « formel » de la veuve, c’est-à-dire à l’état civil avant le décès de l’époux, semble constituer le seul moyen pour la veuve de « vaincre» les frères du défunt.

Les frères de mon mari ne savaient pas que j’avais célébré un mariage formel avec leur frère. Effectivement, très peu de personnes peuvent le savoir, car tout a été fait dans la précipitation, il y a quelques années. Mon mari et moi devions aller rendre visite à un de ses amis en Belgique. Quand nous avions commencé les démarches de visa, mon mari s’était rendu compte qu’il avait besoin de fournir des documents de mariage. C’est à ce moment-là que nous nous étions mariés, mais eux (les frères du mari) ne le savaient pas. Quand ils ont continué à demander les papiers de la cour (maison), j’ai appelé mon papa, qui est un gendarme retraité. Finalement, mon papa m’a dit de leur montrer mon document de mariage. Quand je l’ai fait, ils ne sont plus jamais revenus ici. Ils sont partis avec

66 L’enquêtée a complété les études secondaires (niveau qui précède les études universitaires), et

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deux enfants de la maison, les neveux de mon mari, en laissant mes trois enfants. Depuis la cérémonie d’une année, je ne les vois plus. Même pour aller arranger la tombe de mon époux, les seules personnes qui se sont présentées sont de ma famille. Ils ne savent même pas comment je vis avec mes enfants. Dieu, merci ! ma famille est là… C’est difficile, mais avec le soutien de ma famille, mes sœurs, mes frères, mon papa, etc., je suis en confiance. Au début, c’était difficile. Avec le soutien des autres, leurs conseils, tout va bien. Il y a d’autres qui sont chassées de la cour de leur mari après le décès de ce dernier…Je sais que mon cas vaut mieux que la situation de beaucoup de veuves ici à Ouaga, je ne me plains plus. Sinon, à Ouaga, les gens n’hésiteront pas à me dire que « la chèvre qui pleure n’a pas soif »67 (proverbe mossi) (E18-M-OP).

Dans d’autres cas, la défaillance du soutien de la famille élargie aux veuves est vécue comme une surprise, en raison de la qualité des relations antérieures entre ces femmes et la famille de leur mari. Les mêmes membres de la famille autrefois fréquemment présents à la maison, prennent de la distance de manière étrange : ce changement d’attitude de la famille du mari défunt nous a été décrit comme le passage du jour à la nuit. Ce changement justifie tout de même cette phrase combien récurrente à Ouagadougou: « aujourd’hui, la famille n’existe que par le nom ».

Ce qui est notable, c’est que les veuves manquent de confiance en la famille de leur époux et restent méfiantes quant à l’idée de transférer un enfant orphelin, notamment une fille, à l’un des membres de la famille de l’époux. Leur méfiance semble reposer sur l’idée selon laquelle la famille qui a cherché la mort d’un de ses membres ne saurait éduquer les enfants de ce dernier, de manière à lui assurer l’ascension sociale qu’elles désirent. Les offres de prise en charge des enfants orphelins par un membre de la famille du père seront systématiquement déclinées par les veuves qui craignent que leurs filles soient données en mariage de manière précoce : au village, les gens ne connaissent rien d’autre que marier leur fille. Aux dires de certaines veuves, elles analysent minutieusement la moindre proposition de la famille élargie de l’époux. Elle la porte sur plusieurs balances : leurs parents sont consultés, après l’information est portée à leurs amis ou proches. Cette proposition sera analysée avec force détails par rapport à la possibilité qu’elle offre d’assurer aux enfants orphelins l’ascension sociale, ou encore les risques qu’elle comporte de faire dilapider les biens du père

67Celui qui a réellement des difficultés n’a pas le souffle d’en parler. S’il en parle, c’est parce qu’il a

encore de la force, et les signes de sa vulnérabilité ne sont pas visibles. La vulnérabilité, ça se voit, point besoin de parler pour montrer que l’on est vulnérable.

141 défunt. Tant que la veuve n’est pas assurée de la capacité de l’offre à favoriser l’éducation de ses enfants, elle répondra, le plus souvent, par un proverbe: « si la perdrix avait l’intention de faire du bien, il devait agir en présence du propriétaire du champ »68. Elle préfèrera transférer ses enfants orphelins à ses amis ou proches, ou à

ses parents. Les filles seront plus souvent transférées que les garçons, parce qu’elles sont plus souvent demandées que les garçons. Mais, quelle que soit la nature des possibilités qui s’offrent à la veuve de transférer un enfant, surtout lorsque la personne qui en fait l’offre habite loin, celle-ci préférera garder avec elle les plus petits jusqu’à un âge avancé, au moins huit ans, avant de les transférer. La femme, surtout la veuve, a besoin de voir son enfant grandir, avant de le transférer, disent les Mossi.

Ces récits, qui mettent en cause la famille élargie du point de vue de la lignée des enfants orphelins, et qui semblent présenter, à certains niveaux, une société de délires où les hommes semblent avoir atteint leur stade paroxystique de nuisance, méritent une profonde réflexion. La question qui interpelle ici est celle de la logique par laquelle la famille élargie, décrite comme étant inefficace du côté du père des enfants orphelins, est plutôt efficace du côté de la famille de la mère de ces enfants, puisqu’elle sert de soutien à cette dernière. Autrement dit, si l’on s’en tient à ces récits, pourquoi les frères et sœurs, qui aident leur sœur qui a perdu son époux à élever ses enfants, s’opposent-ils à apporter le même soutien à leurs neveux orphelins par le biais de leur mère ?

À ce niveau de questionnement, il est important d’examiner les référents de ces récits : à quoi se réfèrent les mises en cause des veuves vis-à-vis de la famille de leur époux ? Quels référents implicites peut-on dégager de la légitimité qu’elle donne à leur résistance ?

On le voit, selon ces récits de veuves en affront contre la famille de l’époux, deux logiques semblent se confronter : une logique relevant de la lignée et une logique relevant du droit moderne, celle du Code des personnes et de la famille du Burkina

68En l’absence du propriétaire du champ, la perdrix détruit les récoltes. Elle s’enfuit à l’écoute d’un

bruit. Ce proverbe signifie que si l’on a de bonnes intentions, on devrait les manifester en présence des gens et non en leur absence. Si la famille élargie était si gentille, elle devrait manifester cette gentillesse au vivant du père des enfants orphelins.

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Faso. Selon la première, rappelons-le, la femme d’un membre de la lignée ou de la famille est une étrangère69. Elle n’est pas un membre à part entière de la famille. Or,

l’étrangère se trouve au bas de l’échelle, lorsqu’il s’agit de la famille, voire inexistante, disent les Mossi. « L’étranger ne dirige pas les rites funéraires », disent- ils. Il ne connaît pas les règles symboliques et n’est pas reconnu par les ancêtres. Il faussera les règles. En revanche, les enfants que mettent au monde ces femmes font partie de la lignée par leur père. D’ailleurs, disent les Mossi, « si la perdrix s’envole, son enfant ne reste pas à terre »70, c’est-à-dire que l’enfant tient forcément des traits

caractériels spécifiques de son père. Bien que contribuant à la reproduction de la lignée par la procréation, l’épouse est représentée par les Mossi comme une gardienne de la famille et non une propriétaire. Le propriétaire a des droits, mais la gardienne a un devoir d’obéissance. Les Mossi disent que « le jour où le propriétaire réclame sa chèvre, celui qui en assure la garde ne tarde pas à la détacher ». En d’autres