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La concentration des flux autour d’un nombre restreint d’incontournables

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CHAPITRE III. PRATIQUES, ENJEUX, ET MOTIVATIONS CULTURELLES LIEES A LA CONSOMMATION TOURISTIQUE DU PATRIMOINE LIEES A LA CONSOMMATION TOURISTIQUE DU PATRIMOINE

3.1.4. La concentration des flux autour d’un nombre restreint d’incontournables

Comme le suggère les données présentées dans les sous-sections précédentes, la culture et le patrimoine font désormais partie des pratiques d’une masse grandissante de touristes. Chaque année, musées et monuments sont pris d’assaut par des dizaines de millions de visiteurs. Visiteurs qui, comme on va le voir, s’orientent surtout vers les formes patrimoniales les plus valorisées. On consomme aujourd’hui massivement la culture légitime, banalisée par les médias et les politiques culturelles1. C’est finalement réduite à son expression iconique qu’elle se diffuse au travers de la culture de masse (Morin, 1962). C’est ainsi qu’aujourd’hui, par un jeu de miroirs, la tour Eiffel, Venise et le Grand Canyon nous sont plus familiers que des lieux ou des paysages parfois tout proches. On assiste alors à un phénomène de concentration des flux de visiteurs qui, imprégnés des mêmes images, se pressent vers les hauts lieux du patrimoine et de la culture.

On l’a évoqué, ces attractions phares se différencient des autres biens patrimoniaux du fait d’une valeur culturelle exceptionnelle, ou de caractéristiques spécifiques, qui les placent au centre de l’offre patrimoniale du territoire dont elles sont issues (cf.chap.2sect.2).

En France par exemple, certains sites attirent plusieurs millions de visiteurs par an, centralisant ainsi une part importante des visites. Les données d’ODIT France (2008), sur le patrimoine bâti, illustrent ce phénomène. L’analyse de la fréquentation du patrimoine par catégories de biens fait ressortir la concentration de la demande sur un petit nombre d’entre eux. Ainsi, les trois édifices religieux les plus importants concentrent presque 30 % des visites. Il en va de même pour les sites, villes et villages pittoresques. Enfin, en ce qui concerne les châteaux et architectures civiles remarquables, les trois biens les plus importants concentrent plus de 50 % des visites (cf. tabl.3.1.n°10).

Les données plus complètes relatives à la fréquentation des MDF permettent de mieux saisir le phénomène (cf. tabl. 3.1.n°11). Les « grands musées » qui dépassent le million de visiteurs chaque année sont au nombre de 7. Ils concentrent presque 43 % du total des entrées (soit

1

La démocratisation culturelle et la démocratie culturelle sont des objectifs formulés au niveau international à différentes échelles. Le principe apparait déjà, en filigrane, dans l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée à l’ONU en 1948. C’est notamment l’un des quatre objectifs du programme d’évaluation des politiques culturelles lancé en 1986 par le conseil de l’Europe. On le retrouve aussi dans la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles de 1982. Le succès de ces politiques est très relatif. On le voit bien, si on observe une massification de la demande autour des grands sites, les touristes qui

consomment de la culture et du patrimoine gardent un même profil caractérisé par un niveau d’éducation et des revenus élevés (cf. sect.2).

24,5 millions de visiteurs par an). A titre de comparaison, les 60 musées accueillants entre 100 000 et 1 million d’entrées par an ne comptent que 15 millions de visiteurs. La dernière catégorie, qui regroupe la très large majorité des institutions (soit 977), est composée des musées de France de plus petite taille. Ils se répartissent les 17,6 millions de visiteurs restant, soit en moyenne un peu plus de 18 000 visiteurs par an et par musée. Par contraste, le Louvre à lui seul accueille 8,3 millions de visiteurs. 11 des 15 musées les plus fréquentés sont des musées d’art. 12 d’entre eux sont situés à Paris (MCC/DGP/DEPS, 2012).

Ce phénomène d’extrême concentration des visites sur un petit nombre d’institutions n’est pas propre à la France. On l’observe dans les principaux pays touristiques européens. En Grèce, moins de 3 % des musées concentrent plus de 50 % du total des visites ; 2 % en Italie, 2,6 % en Espagne (cf.tabl.3.1.n°12). Le phénomène dépasse enfin largement les frontières Européennes. Des sites et des monuments comme le plateau de Gizeh ou les temples d’Angkor génèrent des flux extrêmement importants. Ainsi, au Cambodge, plus de la moitié des flux touristiques internationaux se concentrent sur les vestiges de la cité d’Angkor1. Plusieurs éléments permettent d’expliquer cette extrême concentration de la fréquentation sur un nombre limité de sites. Outre les caractéristiques spécifiques de l’offre, certains facteurs liés à la demande et aux imperfections du marché (asymétrie de l’information notamment) jouent sans doute un rôle central dans l’explication de ce phénomène. On détaillera les mécanismes à l’œuvre dans les chapitres suivants (cf. chap.5 sect.2).

1 Selon le ministère du tourisme (Ministry of Tourism of Cambodia), le pays a attiré 4,2 millions de touristes

internationaux en 2013. La région d’Angkor (Siem Reap) attire plus de la moitié des touristes internationaux (52,2 %) contre seulement un peu plus d’un tiers pour la capitale, Phnom Penh, et sa région (33,7 %), et 1/8 pour la région côtière (12,7 %). La zone dédiée à l’éco-tourisme attire 1,5 % des touristes internationaux.

Tableau 3.1.n°10 : Concentration de la fréquentation des sites patrimoniaux en France

Villes, villages et

sites pittoresques Châteaux, ACR P. religieux

ODIT France - Données 2006

Nombre de sites 67 292 155 Fréquentation totale 3 616 000 31 500 000 8 400 000 Fréquentation du top 3 1 185 000 *** 15 800 000* 2 300 000 ** % du total 32,7 50,1 % 27,4 %

ACR : Architectures civiles remarquables

* La Tour Eiffel, le Centre Pompidou et le Château de Versailles

** L’Abbaye du Mont Saint Michel, la Sainte Chapelle, la Tour de Notre Dame

*** Strasbourg en bateau, la Cité Templière de la Couvertoirade, le Parc national des Ecrins

Source : ODIT France, 2008

Tableau 3.1.n°11 : Fréquentation et classification par tranche de fréquentation en 2010

Nombre de

musées Entrées en millions %

Fréquentation des Musées de France

Total 1044 57,3 100,0

Plus d’un million de visiteurs 7 24,5 42,8 De 100 000 à 1 million 60 15,1 26,4 Moins de 100 000 977 17,6 30,8

Principaux musées de France

Musée du Louvre, Paris 1 8,3 14,5 Musée et domaine de Versailles 1 6,1 10,6 Centre Georges Pompidou, Paris 1 3,2 5,7 Musée d’Orsay, Paris 1 2,9 5,2

Sources : MCC/DGP/DEPS

Tableau 3.1.n°12 : Concentration de la fréquentation des musées dans les principaux pays touristiques Européen

Pays Année Nombre total de musées d’entrées Millions pour atteindre 50 % des visites Nbr de musées % de musées

Nombre de musées nécessaire pour atteindre plus de 50 % du total des visites

Grèce 2007 176 4,7 5 2,8 %

Italie 2008 435 33,1 9 2,0 %

Espagne 2010 1 479 57,5 39 2,6 %

Les pratiques culturelles et le sens qui leur est attaché ont beaucoup évolué ces dernières années. La grille de lecture légitimiste proposée par Bourdieu1 où les goûts et les pratiques culturelles sont déterminés socialement et organisés hiérarchiquement, en fonction de leur légitimité, et où chaque classe se définie par une esthétique et des pratiques (alimentaires, vestimentaires, culturelles, touristiques, etc.) caractéristiques et distinctives, ne semble plus refléter la réalité des pratiques. L’influence de la culture de masse s’étend à la société dans son ensemble, sans distinction de classe (Morin, 1962). Elle participe à la diffusion des cultures, de toutes les cultures. Elle s’y superpose et place sur un même plan les formes culturelles les plus valorisées et les plus populaires, rendant ainsi obsolète l’opposition traditionnelle entre culture populaire et légitime. La culture et le patrimoine ont-ils pour autant perdu leur capacité de distinction ?

Il semble que non. En effet, les publics de sites culturels occupent de manière générale une meilleure place dans la hiérarchie sociale. La consommation touristique d’activités patrimoniales ou culturelles, et leur degré de légitimité, restent fortement corrélés à la possession de capital culturel et à un certain statut social (3.2.1.). Cependant, il semble que les classes les plus privilégiées ne se cantonnent plus à la consommation de culture cultivée. Sans délaisser la culture savante, elles adoptent une consommation plus éclectique (3.2.2.). Un déplacement s’opère en ce qui concerne le facteur discriminant : de la pratique culturelle, vers la façon dont celle-ci est appréhendée. Ainsi, c’est la façon dont l’individu s’approprie les objets culturels, la manière d’aborder les pratiques dans leur diversité, qui de plus en plus donne une dimension culturelle au séjour. Ces évolutions suggèrent de dépasser la dichotomie traditionnelle (activités de loisir vs activités culturelles ou patrimoniales), en proposant des typologies de touristes culturels basées sur la demande (3.2.3.). On s’intéresse alors moins à l’objet (culturel ou patrimonial) qu’à la façon dont celui-ci est appréhendé par l’individu, à la démarche du visiteur, à l’intensité de l’expérience culturelle recherchée et ressentie au cours du voyage.

1 Dans la distinction (1979), Bourdieu montre comment les goûts et les pratiques culturelles nécessitent un

capital culturel. L’acquisition d’un tel capital est nécessaire à l’exercice du jugement. Sans lui, l’individu n’est pas en mesure d’apprécier l’art (et par extension le patrimoine dans son acception universaliste). Cette compétence culturelle s’acquiert par l’éducation et d’autres formes de socialisation. Ainsi, les goûts et les pratiques sociales, comme la consommation culturelle ou le tourisme, témoignent du capital culturel des individus et leur appartenance à une classe sociale.

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