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Christian LAVAL

Dans le document Prise en chargede la psychopathie (Page 40-44)

Sociologue – ONSMP (Observatoire national sur les pratiques en santé mentale) - Bron

1. INTRODUCTION

Notre regard sociologique a pour but de resituer la question de la prévention de la psychopathie dans un ordre de réalité qui inclut mais aussi dépasse le seul univers de la pathologie individuelle. Nous serons donc amenés dans un premier temps à situer la psychopathie dans un univers de savoirs controversés afin de présenter dans un second temps, en nous appuyant sur une recherche action effectuée pour la PJJ en 2002, quelques propositions dans la manière de prévenir ce problème dans le champ de la prise en charge institutionnelle. Nous conclurons sur la nécessité d’un débat plus large sur ce sujet afin que les savoirs fragiles de l’expertise et les scènes de l’action réintègrent une temporalité longue dans la construction des politiques de protection.

2. CONTEXTE : LA PSYCHOPATHIE, UN UNIVERS DE SAVOIRS CONTROVERSÉS

A l’encontre d’autres entités pathologiques qui appartiennent à un univers de savoirs stabilisés, la psychopathie appartient à un univers de savoirs controversés. Il y a une discussion durable, depuis un siècle, à la fois sur le diagnostic, le pronostic, la prévention et le traitement ; qu’est ce qui caractérise cet univers de savoirs controversés ?

- Sans dénier une sémiologie maintes fois attestée (passage à l’acte, impulsivité, passivité, attaques contre les liens...), l’observation souvent très fine des cliniciens n’a pas abouti à reconnaître une entité psychopa-thologique stabilisée.

- La psychopathie n’obéit pas à un seul ordre d’expertise mono disciplinaire (celle de la psychiatrie) ; elle relève d’une problématique pluridisciplinaire sans que l’on sache comment agencer les différents facteurs qui entrent en jeu.

- Le contenu même de ce qui relève des conduites psychopathiques est variable dans le temps et selon les auteurs. La répétition des échecs thérapeutiques devient même parfois un des éléments pris en compte pour avancer un diagnostic de psychopathie.

- Itérativement, la communauté scientifique peine à construire un monde commun objectivable sur ce sujet qui puisse être partagé par un maximum de membres de la société et qui puisse faciliter les choix publics.

Si on résume, il existe de fait une imbrication des enjeux d’action et des enjeux de connaissance.

Plus il y a une pression collective sur l’urgence à agir, plus il convient d’être attentif à ne pas choisir préférentiellement des analyses scientifiques annonçant pouvoir réduire le problème sur un temps court (programmes, procédures…).

3. PRÉSENTATION ET RÉSULTATS D’UNE RECHERCHE ACTION EFFECTUÉE EN 2002 DANS LE CADRE DE LA PJJ.

Cinq établissements éducatifs se sont engagés dans ce travail sur un certain nombre de thèmes définis par un comité de pilotage qui avait déjà participé, en 2000, au séminaire santé/justice animé par le Dr Alecian intitulé « Propositions cliniques pour les mineurs auteurs d’agressions ou de violences ». La recherche a duré un an à partir du récit des éducateurs de chacun des services sur les histoires des jeunes telles qu’elles sont peu à peu reconstituées dans le cadre de l’action éducative. Quels en sont les point saillants concernant notre objet ? D’abord un constat brut. La notion de psychopathie (qui est souvent au cœur des expertises psychiatriques) ne sert à rien pour orienter leur travail. Sur le terrain, abandonner la notion de psychopathie n’enlèverait rien aux savoir-faire des équipes !

Les autres résultats sont les suivants :

- Impossibilité dans la pratique de délier passage à l’acte et souffrance. Les jeunes auteurs de violences agies sont fréquemment les mêmes que ceux victimes de violences subies. L’agir agressif est mis en place dès les premières relations de l’enfance.

- La question de l’environnement est fondamentale mais la défaillance n’est pas tant celle d’un environnement familial ou social, qui peut être effectivement plus ou moins dégradé, mais concerne sur-tout le rapport subjectif que le jeune entretient avec celui-ci.

- L’émergence des manifestations psychopathiques (impulsivité, passage à l’acte ou extrême passivité) dépend fortement des événements extérieurs et des ruptures relationnelles. La répétition des ruptures scelle l’actualisation de la sémiologie.

Par exemple, cette recherche a confirmé qu’il y avait une interaction en boucle entre les modes de prises en charge par les institutions et le déclenchement du comportement psychopathique (ruptures à répétition de part et d’autre). Si les modes de vie collectifs, marqués par des ruptures relationnelles, favorisent la construction de réponses psychopathiques, il convient d’éviter les discontinuités qui cassent, qui brisent les relations. Les poly placements dans des temps courts sont à bannir.

- La séparation des champs de prise en charge semble très peu pertinente. « La loi n’est pas qu’un problème de magistrat », « prendre soin n’est pas qu’un problème de psychologue », « éduquer n’est pas qu’une affaire d’éducateurs »… Les compétences des différents professionnels ne doivent surtout pas être découpées en programme séquentiel atomisé mais être mises au service d’une approche éducative mais aussi d’une clinique partagées.

Si on résume ces constats, on se trouve face à une situation paradoxale. D’abord, le premier agent de protection des adolescents et des jeunes ayant des conduites psychopathiques est d’ordre relationnel et non pas institutionnel. Mais l’institution doit être solide comme cadre contenant. Un second paradoxe concerne la nécessité d’un partenariat où les spécialités et la diversité des regards servent à conforter un travail incessant d’élaboration du quotidien, non pas de manière discontinue (programme, séance, entretien, rendez-vous) mais dans une co-présence continue entre un collectif adulte et le collectif des jeunes (création d’une aire de jeu relationnelle vivante).

4. IDENTIFIER ET PRÉVENIR DES RISQUES

4.1. Promouvoir une préoccupation partagée de santé mentale

En matière de prévention des risques, la pente naturelle, du fait de la difficulté à peser sur les facteurs sociaux ou collectifs, est de cibler les actions au niveau individuel. Il existe certainement des actions à promouvoir à ce niveau mais en tant que sociologue et au vu de l’univers de savoirs controversés déjà évoqué, je ciblerai mon propos plutôt sur les aspects collectifs et institutionnels. Je ciblerai plus particulièrement les institutions de sauvegarde ou de protection judiciaire qui accueillent de manière régulière des jeunes pris dans des environnements et des conduites risqués.

Il convient d’introduire dans ces institutions (c’est ce que la recherche-action déjà évoquée avait pour ambition), une préoccupation de santé mentale qui ne se réduise pas au dépistage de la pathologie individuelle, mais qui oblige de penser en situation les articulations entre éducatif, justice et psychiatrie.

Cette culture de la santé mentale vise moins des bilans de santé (certes nécessaires), qu’elle n’oblige les adultes à inventer des réseaux de réflexivité ciblés sur les échanges et les systèmes relationnels qu’ils partagent avec les adolescents. Cette approche vise non seulement à optimiser le fonctionnement mental de l’enfant ou de l’adolescent mais aussi à équiper les adultes pour « savoir s’y prendre et tenir dans la durée » lorsqu’ils sont amenés dans un cadre ou dans un autre à soutenir des prises en charge « impossibles » ; ces deux finalités sont peu dissociables.

Cette préoccupation concrète de santé mentale ne veut pas dire psychiatrisation ni médicalisation des échanges. C’est tout le contraire. Il s’agit d’échanger des objets avant que d’échanger des paroles. Cela nécessite de créer dans, ou parfois hors des institutions, des dispositifs (praticables pour les adultes et les adolescents) qui favorisent la circulation d’objets dans la réalité : formation, repas, voyage, atelier d’expression, qui rompent avec les dispositifs de rencontre duale caractéristique de la relation psychothérapeutique. C’est ce qui se « montre » dans ces activités qui deviennent le matériau brut sur lequel un travail incessant d’élaboration du quotidien se soutient. Cette méthode est essentielle pour qu’un acte, une parole puisse être accueilli(e), pour qu’une demande puisse se formuler et s’élaborer.

4.2 Soutenir les professionnels en première ligne et promouvoir des réseaux de réflexivité Il convient de comprendre ici que l’identification de ces questions nouvelles sur la dimension de la relation -dans le cadre professionnel - va toujours de pair avec une interrogation (plus ou moins) perturbatrice pour les adultes éducateurs sur ce qui fonde leur mission professionnelle. Le « statut » privé ou public des affects liés au travail d’accompagnement est une question qui resurgit de manière récurrente, notamment au

moment de l’organisation des réunions institutionnelles. Bien évidemment, parce que cela demande du temps et qu’il y est question de confiance mutuelle et de suspension du jugement, la construction d’un cadre de réflexivité (et non pas seulement de réflexions) ne peut être décrétée mais doit être présentée ici comme un élément essentiel d’une pratique de prévention collective des conduites psychopathiques.

Son processus peut être schématiquement décrit comme suit : - Un point de vue individuel collectivement élaboré

Tel ou tel membre de l’équipe se donne les moyens d’élaborer, avec l’aide de l’équipe, un point de vue sur l’activité, la vie, la réalité intra et inter psychique des jeunes accueillis. Mais ce point de vue ne veut pas dire position collective univoque. Son élaboration nécessite l’invention d’un cadre collectif où diverses histoires de mal-être, de ruptures, de traumatismes sont visibilisées et énonçables.

- Un cadre régulier d’élaboration collective

Mais mutualiser les affects individuels ne suffit pas. Comment faire vivre un cadre collectif ouvert aux ressentis individuels de manière régulière ? Comment ce cadre peut-il garantir dans la durée la possibilité pour chacun de recevoir la parole de l’autre et de parler en confiance dans le groupe ? Certains risques d’une relation trop affective sont pointés (appropriation de l’éducateur par un jeune, impossibilité de témoigner de la qualité d’une relation sans la juger, difficulté de se positionner selon une double éthique professionnelle et personnelle).

Toutefois, cette nécessité ressentie d’un cadre qui permet la réflexivité n’est pas seulement argumentée selon une optique clinique. Elle est aussi envisagée comme la résolution possible à un problème d’action et qualifiée comme un espace éthique. Le cadre qui permet la réflexion pourrait alors être celui où se tient une discussion collective sur les normes et les valeurs lorsqu’elles sont socialement incertaines (cannabis, sexualité, actes violents, respect, civilité, etc.)

Une dernière étape consiste à insérer la dimension relationnelle de l’action éducative dans le temps commun de l’institution. Elle se concrétise par l’instauration parfois ritualisée d’un cadre approprié.

- Un dispositif de « visibilité »

Comment entrelacer de la pensée et du faire ? Cette double activité pose le problème de la visibilité des signes exposés dans le faire ou dans le passage à l’acte par le jeune et sur l’opportunité d’en dire quelque chose entre adultes éducateurs. Tenter d’ajuster ces deux régimes consiste à inventer un dispositif à faire voir et à faire parler, un agencement pratique d’énoncés et de visibilités. Sans dispositif installé, pas de travail d’élaboration possible. Prenons ici un exemple : à un moment de la recherche-action « parce qu’on ne peut pas rester dans son coin avec cela » (dixit une éducatrice), un des groupes participant a commencé à mutualiser une série d’observations sur ce que tel jeune « donnait à voir » durant la phase d’accueil (thème choisi par cette équipe). Quelles sont ses démarches ? A qui les adresse t-il ? Quels sont ses silences ? Quel rapport entretient-il avec les autres jeunes ? Prend-il soin de lui, des autres ? Quel rapport a-t-il avec la nourriture ? Avec la sexualité ? A-t-il une capacité à construire des liens ? etc.

- Cadre, dispositif…, mais aussi dispositions

La double construction d’un cadre et d’un dispositif permet de « parler » de ce que tel ou tel jeune

« montre » en situation de prise en charge, d’être légitimé à en parler et enfin de pouvoir en parler en équipe.

Mais ces trois axes nécessitent de porter une attention soutenue sur la manière dont les adultes/éducateurs sont disposés autour des adolescents.

L’aire de jeu relationnelle où se déposent des éléments psychiques des jeunes n’est pas celle du psycho-thérapeute. Ce sont essentiellement les éducateurs qui sont disposés en tant que personnes ressources autour du jeune.

A ce souci vivant de penser ensemble, la dimension intersubjective entre jeunes et adultes peut correspondre, ou non, une légitimation institutionnelle. Si la santé mentale reste une mission périphérique pour l’institution, l’engagement personnel et collectif, même fortement présent, des professionnels à une dimension de soin psychique, est de fait fragilisé à moyen terme (burn-out des équipes). A contrario, lorsque l’institution soutient les « engagements », pour le coup les pratiques peuvent plus facilement devenir « talentueuses ».

5. DISCUSSION

Qui peut témoigner par la parole de l’expérience psychopathe ? Ceci est un défi qui se pose individuellement à toute personne qui côtoie ces adolescents. Défi qui nécessite d’être parlé et discuté collectivement.

Au-delà de l’expertise, une science qui se voudrait aussi citoyenne implique de penser un pacte implicite entre science et démocratie.

Il faut dès lors verser au dossier la présence envahissante d’un imaginaire social qui constitue, à partir des canaux d’opinion (télévision, cinéma) une figure du psychopathe, bien en amont des arènes d’experts dont le principal dysfonctionnement serait cérébral. Définir la psychopathie donc désigner des identités psychopathes

-et a fortiori des facteurs de risques devient dès lors une opération dont il serait illusoire -et même dangereux de penser qu’elle puisse être élaborée dans la neutralité d’un cénacle d’experts. Même s’il faut continuer à tenir la hampe de ce drapeau-là, ne soyons pas trop naïfs. Cet imaginaire social est parmi nous.

Définir la psychopathie, c’est certes entrer dans une discussion tentant d’objectiver les causes et les corrélations mais c’est aussi positionner son analyse parmi différentes « visions du monde » opposables. Ce double enjeu de santé et de lien civil légitime une perspective qui réintègre le temps long : celui des processus psychiques, de la filiation, de l’élaboration de la pensée, de la réparation réelle et symbolique et si possible de la réconciliation.

1. Baudry P., Blaya C., Choquet M., Debarbieux E., Pommereau X., Souffrances et violences à l’adolescence : qu’en penser ? Que faire ? », Issy-les-Moulineaux, ESF Editeur, 2000.

2. Confrontations psychiatriques « Les psychopathies », n°18, 1980.

3. Fillieule R., Sociologie de la délinquance, Paris, PUF, 2001.

4. Flavigny H., « De la notion de psychopathie », In Revue de neuropsychiatrie infantile, 1977, pp.19 – 75.

5. Godard O., Henri C., Lagadec P., Michel-Kerjan E., Traité des nouveaux risques, Folio Gallimard, 2002.

6. Laval C., et all., Penser la vie psychique dans l’action éducative, Vaucresson, Ed. du CNFE-PJJ, Etudes et recherches n°6, 2003.

7. Marcelli D., Braconnier A., Adolescence et psychopathologie, Masson (5ième Edition), 2001.

8. Ogien A., Sociologie de la déviance, Paris, Armand-Colin, 1995.

Références

Dans le document Prise en chargede la psychopathie (Page 40-44)