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AVATARS ET ELEPHANTS ERGS ET REGS

Dans le document KABAKOUROU, Michel DEFOSSEZ (Page 134-142)

Depuis mi-décembre, le garagiste a mon pick up Willys à réparer mais, pour la rectification du vilebrequin, il a dû passer par le truchement d'un confrère à Niamey, lequel, guère mieux loti, a dû commander les coussinets en France. Or nous sommes en pleine grève des Postes ! aussi sur ses conseils je décide de faire monter le moteur de la vieille jeep sur le Willys ce qui, paraît-il, est très rapide et ne présente aucune difficulté.

Toujours naïf, j'envisage un nouveau départ en brousse pour le 9 janvier 1954 mais, au dernier moment, on me dit que des modifications imprévues retardent la livraison de la

voiture. Sans doute Garcia m'a-t'il "emmené en bateau" mais, sans mécanicien à ma disposition, il m'était difficile de ne pas suivre son avis qui me semblait sensé.

En fin de compte, je reste bloqué tout ce mois de janvier, à l'exception d'une tournée sur les puits du Tilemsi en cours de fonçage, avec mon collègue Henri Radier, rentré de congé, et d'un aller et retour jusque In Tillit, avec le Directeur de la zone est de la plus grosse société de transport de l'A.O.F. Il est question de créer jusqu'à Gao, à travers le Gourma, une ligne régulière de transport en provenance de Ouagadougou, ce qui aurait l'avantage d'éviter le détour par le bac de Niamey, et économiserait la moitié du trajet, soit 500 kilomètres.

Je propose donc un itinéraire par la piste Dori-Tin Akoff, puis la piste chamelière jusqu'à ln Tillit puis Dorei. Mais c'est dans ce dernier secteur que se trouvent les passages les plus ardus à travers dunes, d'où notre aller-retour rapide dans la jeep de mon interlocuteur afin qu'il puisse apprécier de visu les difficultés de l'entreprise. Finalement il en revient plutôt réservé car il lui apparaît que l'économie réalisée en essence aura sans doute, comme contre-partie, de sérieux ennuis mécaniques d'où des frais supplémentaires et peut-être des retards considérables.

Au cours de notre soirée, auprès d'un grand feu, car les nuits sont fraîches en ce mois de janvier à In Tillit, il me confirme qu'effectivement sa société vient de racheter, pour une somme mirifique, de l'ordre du milliard de francs CFA, la compagnie de transport créée par le parachutiste dont j'ai fait la connaissance à Macenta, à la frontière du Libéria.

Rétrospectivement, quelle belle affaire pour le para quand on pense que, 6 ans plus tard, toute cette société sera confisquée par le dictateur de la Guinée.

Malgré deux télégrammes de rappel, je suis sans argent pour travailler et il me faut attendre le ter février pour percevoir une partie de ma caisse d'avance. Quoiqu'il en soit, je rédige mon rapport sur les mois de novembre et décembre en attendant ma femme qui atterrit à Gao, comme prévu, le 17 janvier. Avant mon nouveau départ, nous aurons donc ainsi la première quinzaine de vie commune depuis huit mois.

Pendant ce mois de vie citadine, je fais la connaissance d'un inspecteur du travail curieusement affecté à Gao. Immédiatement ce fonctionnaire, très sympathique au demeurant, se rend compte que les activités industrielles de cette petite ville tendent vers zéro - il y a quand même le garage de Garcia - et que son rôle se réduit à peu de chose. En effet, son seul champ d'action concerne le personnel africain travaillant chez les Européens et il apparaît que les différends sont très rares, d'autant que les syndicats n'existent pas à Gao. Il existe bien des situations anormales entre Africains mais qui sont inhérents aux moeurs du pays : c'est ainsi que chez les Africains aisés les domestiques sont très rarement payés ; ils sont simplement nourris et une forme de servage, sinon d'esclavage, est la loi commune.

Cependant, avec la fougue de la jeunesse, notre inspecteur du travail veut frapper un grand coup : tout simplement s'attaquer à la domination des Bellas par les Touaregs. Aussi, du

haut de son autorité toute neuve, et, je gage, sous l'oeil amusé du vieil administrateur, il convoque les chefs touaregs, leur annonçant qu'il est nécessaire de modifier leur rapport de maître à esclave avec les Bellas : dorénavant, ils doivent les considérer comme des

travailleurs libres et donc rétribuer leurs services.

Les Touaregs sont très interloqués par cette demande incongrue qui remet en cause la coutume locale mais, les Français étant les plus forts, ils ne rejettent pas immédiatement cette injonction et demandent un délai de réflexion de trois jours. En définitive, leur décision est d'abandonner les Bellas plutôt que de les payer et ils préfèrent que ce soit leurs propres fils qui gardent les troupeaux, ce qui est un énorme sacrifice pour des gens qui méprisent le travail, synonyme d'esclavage. De toutes manières, sur le plan pratique, dans ces régions reculées, le troc étant la base du commerce, l'argent est très rare et prévoir le paiement de milliers de travailleurs tout à fait irréaliste !

Un peu ennuyé, je présume, notre jeune inspecteur du travail se rabat sur les principaux intéressés, les Bellas, dont il convoque les chefs mis en place d'ailleurs par les Touaregs. La réponse de ceux-ci, après un délai de réflexion comme le veut la sagesse africaine, est que, liés aux Touaregs depuis des siècles, ils sont très heureux de leur sort et ne voient donc aucune raison de modifier cet état de choses. En fait, quoique leurs conditions de vie soient souvent difficiles, les Bellas sont, en grande majorité, sûrs de manger suffisamment pour ne pas mourir de faim tandis que, sans troupeau ni terre, ils ne voient guère comment survivre.

Une autre raison, peut-être la principale, mais non exprimée celle-ci, est la terreur que leur inspire leurs maîtres, souvent cruels et très rancuniers, et par conséquent la peur de représailles. Il m'est d'ailleurs arrivé de constater la crainte irrépréssible qu'inspire un seul Targui à une foule de Bellas, et pourtant la proportion des maîtres vis à vis des esclaves est peut-être de l'ordre de 1 pour 50.

Finalement notre apprenti sorcier abandonne ces projets de réforme et, pour passer le temps le plus agréablement possible, il fait, aux hautes eaux, systématiquement l'aller et retour sur le bateau du fleuve entre Mopti, Tombouctou et Gao, limitant au maximum le temps des escales. Indépendamment de l'agrément de la croisière, je présume que cela lui permet d'arrondir son traitement par des frais de déplacement : autant joindre l'utile à l'agréable.

Le 1ier février tout est prêt et nous mettons à nouveau le cap sur le Gourma. Sur le bac, en traversant le Niger, Mamadou me présente un Targui qui me demande de l'emmener à Gourma Rharous. J'accepte d'autant plus volontiers qu'il s'agit d'un homme âgé, très digne, qui, si je n'étais pas là, s'apprêterait à parcourir 300 kilomètres à pied avec un seul point d'eau.

A une cinquantaine de kilomètres du Niger, je distingue la tête d'une grande outarde, au milieu des graminées, pas très loin de la piste. J'attrape mon calibre 12, tire, et Mamadou me ramène triomphalement une bête splendide. Je me retourne alors et je me trouve nez à nez avec une jeep d'où descendent deux Blancs et un Noir revêtus de l'uniforme des Eaux et Forêts. Ces gens ont l'air assez guindés mais, trop content de rencontrer quelqu'un sur cette piste, je me précipite, serre les mains et engage le conversation.

II s'agit en fait du conservateur des Eaux et Forêts accompagné d'un inspecteur et d'un garde forestier. Leur attitude, assez froide au début, ne m'a cependant pas échappé et, à quelques temps de là, quand je rencontrerai à Hombori l'inspecteur revenant de Gao, je lui en demanderai la raison. II m'expliquera alors que, en me voyant chasser, leur premier réflexe avait été, comme il se doit, de me demander mon permis, d'autant que j'étais le premier

chasseur qu'ils rencontraient dans la boucle du Niger, mais qu'après mon accueil sympathique, le tour qu'avait pris la conversation, ils ne pouvaient plus décemment se "gendarmer" en quelque sorte ! En riant, je le rassurai en lui montrant pièce en main que j'étais en règle.

A l'entrée de Gourma Rharous, près d'un campement touareg, mon Targui me quitte, et, en remerciement, me tend ce qu'il a de plus précieux, sa takouba. Je refuse fermement mais

je me rends compte que, si je persiste, je vais le blesser profondément. J'accepte donc ce cadeau, très ému par la fierté de ce vieux guerrier.

A la résidence, je fais la connaissance du nouvel administrateur, Clauzel, qui commandait le poste de Kidal quand j'y étais passé avec ma femme mais que nous n'avions pas rencontré. Clauzel qui, d'après ses propos, ne se sent guère la fibre militaire, porte

cependant un képi blanc de la légion étrangère. Curieux comportement pour un administrateur civil mais sans doute veut-il copier ses prédécesseurs militaires afin, semble t'il,

d'impressionner davantage ces populations guerrières, sensibles au prestige de l'uniforme. Il me reçoit aimablement et m'affecte un goumier armé d'un fusil de guerre modèle 1936. II me donne aussi un lot de vieilles cartouches mises hors service, avec l'autorisation de me servir de ce fusil quand je lui explique que les résultats obtenus avec mon Mauser sont tout à fait aléatoires.

De nouveau nous prenons la piste chamelière de Bambara Maoundé que nous quittons, au bout d'une centaine de kilomètres, pour une autre piste chamelière que les nomades

prennent pour rejoindre Boni, chef-lieu de canton peuhl entre Douentza et Hombori. Toute cette région constitue un véritable erg et nous avons beaucoup de mal, même avec les tôles perforées, les "creshbas", à passer le sommet de la plus haute dune appelée Igarara. Le soir, nous campons auprès d'un inselberg qui domine la plaine désertique, le mont Koutou, formé de quartzite.

Le lendemain, nous quittons la piste et nous dirigeons vers l'est, en zig-zag, aux hasards des buttes et pointements rocheux que nous apercevons, avec comme objectif final la mare de Gossi. Nous passons ainsi alternativement, d'un chevelu hydrographique à sec aux dunes, à la végétation beaucoup plus claire, mais où les voitures s'enlisent facilement, dans les parties hautes. Notre moyenne oscille entre 40 et 60 kilomètres par jour.

Nous avons rencontré plusieurs gazelles mais je n'ai pu les tirer, car les fameuses cartouches de l'administrateur sont particulièrement défectueuses et le percuteur du fusil ne provoque aucune explosion.

Je demande donc au goumier de me donner ses propres cartouches. Celles-ci, au nombre de cinq, glissées dans la cartouchière, sont appelées cartouches de sécurité car elles ne peuvent être utilisées qu'en cas de nécessité absolue. Mon goumier fait naturellement des difficultés mais, à force de palabre, j'arrive à le convaincre que j'arrangerai cette affaire avec le Commandant de Cercle. Il me passe donc fusil et cartouches quand nous apercevons un troupeau de damalisques, antilopes de grande taille, comparables aux bubales dont ils portent les mêmes massacres. Le vent d'est, l'harmattan, nous est favorable et nous prenons soin de ne pas arrêter le moteur. Je fais alors un magnifique doublé : une antilope tuée sur le coup et l'autre, une balle dans l'arrière-train au moment où elle s'élance. Comme d'habitude, après l'égorgement rituel, les bêtes sont vidées et suspendues pour boucaner le long du power wagon. Nous voilà avec de la viande pour pas mal de temps et le moral de mes hommes est au beau fixe, malgré les multiples crevaisons dûes aux épines qui s'enfoncent progressivement dans les pneus.

Il y a maintenant cinq jours que nous n'avons vu d'eau et les deux fûts sont presque vides, aussi est-il temps d'arriver à Gossi pour refaire le plein. Le dernier soir, nous campons à une dizaine de kilomètres de la grande mare en compagnie d'un jeune pasteur bella, d'une douzaine d'années, qui garde un grand troupeau de chèvres et ne rejoint Gossi que tous les deux ou trois jours pour que ses bêtes s'abreuvent. Entre temps il vit uniquement de lait et de fruits de la brousse comme le jujube. Nous avons fort envie de lait frais et notre jeune ami, comme le veut les traditions d'hospitalité de la brousse chez ces gens démunis de tout, nous en offre à satiété. En échange, nous lui offrons un magnifique morceau de damalisque grillé qui, pour ce gosse, est un cadeau fabuleux, car pour un Bella de son âge, les occasions de manger de la viande sont tout à fait exceptionnelles.

A Gossi, le niveau d'eau est encore assez haut, et nous faisons le plein d'eau relativement claire, mais qu'il faudra filtrer soigneusement. J'y veillerai de très près car je garde un mauvais souvenir de la série de piqûres que j'ai subies en juin. Comme je ne tiens pas à camper à Gossi à cause des moustiques, nous repartons immédiatement en tout terrain vers l'ouest-sud-ouest afin de contourner vers le nord la vallée de l'oued Tarabo, actuellement à sec mais qui alimente en hivernage la mare de Gossi. La forêt d'épineux n'y est guère pénétrable, aussi nous nous maintenons en bordure de l'erg où nous rencontrons quand même quelques affleurements.

Le soir, nous installons notre campement sur la dune et allumons un grand feu, car les nuits sont encore fraîches. Rapidement, le camp s'endort et je repose dans mon duvet, sur mon lit Ponty auquel je n'ai pas jugé bon d'installer la moustiquaire. Vers deux heures du matin, je me sens soudain projeté à terre et je m'extrais de mon duvet tout ahuri :

- Qu'est-ce qu'il y a ? C'est la révolution ?

Mais Mamadou n'a pas l'air d'avoir de mauvaises intentions, au contraire. II me montre simplement mon matelas en kapok qui fûme : Quelques étincelles, transportées par le vent qui s'est levé, y ont mis le feu que l'on éteint rapidement. Rétrospectivement j'ai une belle peur car j'aurais pu être sérieusement brûlé si j'avais mis la moustiquaire formée de gaze qui aurait flambé comme une torche.

Nous poursuivons notre itinéraire en obliquant vers le sud pour rejoindre Dimamou, petite mare auprès de laquelle j'observe de beaux marbres noirs, inhabituels dans ce pays formé essentiellement de grès ou quartzites et de schistes. Le lendemain, nous contournons, vers l'est, un massif gréseux que nous étudions avant de rejoindre Hombroi par l'erg à markoubas.

Mes pneus sont dans un état désespéré - j'en ai d'ailleurs eu deux d'éclatés sur le Willys - et on ne peut plus faire une dizaine de kilomètres sans crever. Par ailleurs le régulateur disjoncteur du power wagon est défectueux, la batterie est à plat, et la voiture ne démarre que poussée par le Willys. Je décide donc un aller-retour sur Gao pour acheter le matériel nécessaire et emprunter une clef à griffe pour démonter le carter du Willys afin d'en changer les joints.

Je pars avec le seul power wagon, en espérant que je n'aurai pas trop d'avatars mais, peu après la mare de Doro, nous nous trouvons devant un problème insoluble : nous avons déjà utilisé en 100 kilomètres de piste nos deux roues de secours mais, pour cette troisième crevaison, le moteur cale. Il nous est donc impossible, faute de batterie, de démarrer et de mettre la bougie gonfleuse en route pour gonfler le pneu. Faute d'avoir avec nous la pompe à main restée avec le Willys, nous sommes définitivement en panne : il aurait d'ailleurs été sans doute difficile, sur terrain plat, de remettre le power wagon en marche en le poussant car nous ne sommes que trois et c'est un engin assez lourd. II ne nous reste donc qu'à attendre une très problématique voiture ou me faire dépanner depuis Gao. Justement passent quelques

chameliers touaregs à qui je confie un billet pour le gendarme qui, après le Commandant de Cercle, est certainement le Blanc le plus connu des nomades, et pour cause !

Pour une fois, nous avons une chance extraordinaire car le lendemain, en fin de matinée, nous apercevons une camionnette : il s'agit de la postale qui, une fois par semaine, dessert les postes de Hombori et de Douentza. Le conducteur, un énorme Noir, nous aide à réparer nos trois roues crevées, puis partage avec beaucoup d'appétit notre repas, car nous avons encore quelques beaux morceaux de damalisque à déguster.

Il nous pousse avec son engin et nous voilà repartis en "serrant les fesses". Les crevaisons se succèdent sans dommage car nous réparons sans problème avec la bougie gonfleuse, le moteur continuant à tourner sur trois cylindres. Mais à 10 kilomètres du bac, nouvelle crevaison et...le moteur cale.

J'en ai plein le dos et je me doute que maintenant nous n'aurons plus le bac qui retourne en fin d'après-midi sur Gao. De toutes manières, il est improbable que la voiture reparte en poussant et je décide de rejoindre Gao par mes propres moyens, c'est à dire à pied, le fusil de chasse sur l'épaule, une gourde à la main. Comme la piste fait un grand coude vers le sud, je décide de couper au plus court à travers dunes, mais les kilomètres s'ajoutent aux kilomètres et je ne rejoins pas la piste.

Enfin, à la tombée de la nuit, j'aperçois un campement de nomades au bord du fleuve. Renseignements pris grâce à un nomade qui baragouine le français, je suis assez loin de l'embarcadère car, en marchant à l'estime, j'ai dérivé vers le nord mais surtout, il est plus au sud que je ne croyais. En fait, je n'ai jamais levé à la boussole cette partie de piste qui se trouve en dehors de mon secteur de travail et faute de documents topographiques valables...

Ces braves gens me confient à deux jeunes gens qui, dans la nuit, m'emmènent jusqu'à l'embarcadère en une bonne heure de marche. Paisiblement, des nomades sont là, avec

quelques animaux, attendant le bac du lendemain... Personnellement cela ne me dit rien de passer une nuit à même le sol, sans matériel de couchage, mais j'ai surtout fortement envie de retrouver les miens qui sont si proches. Après force palabre, un piroguier pêcheur accepte de me passer pour un prix exhorbitant, 1000 francs CFA, car l'harmattan s'est mis à souffler et le fleuve est assez agité.

Au clair de lune, dans une longue pirogue, luttant contre les vagues, mon piroguier remonte le fleuve avec une sorte de longue perche qu'il remplace ensuite par une godille pour redescendre jusqu'à l'embarcadère de Gao. Je suis captivé par le chuintement des eaux qui bruissent contre la coque à quelques centimètres, par l'éclair des vagues sous la lune. Que le temps passe vite quoique la traversée soit très longue ! mon brave piroguier mérite bien son salaire. Mais, de l'autre côté du Niger, il me reste encore dix kilomètres à parcourir pour enfin

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