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Commençons par rappeler ce qu'est le paradoxe de Zénon en empruntant à Deleuze les mots de cette histoire :

« Achille ne rattrapera jamais la tortue, nous disait le vieux Zénon, l’antique Zénon, ou, bien plus, la flèche n’atteindra jamais sa cible. La flèche n’atteindra jamais la cible, c’est le fameux paradoxe de Zénon, n’est-ce pas, puisque vous pouvez assigner la moitié du parcours, de la

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flèche point de départ à la cible, la moitié du parcours ; quand la flèche est à cette moitié, il reste encore une moitié ; vous pouvez diviser la moitié en deux quand la flèche est à ce point, il reste encore une moitié, etc., etc. Moitié / moitié, vous aurez toujours un espace infiniment petit, un espace si petit qu’il soit, entre la flèche et la cible. La flèche n’a aucune raison d’atteindre la cible. » (http://goo.gl/3fbtV)

N'en est-il pas de même avec la connaissance ? Comme une flèche qu'on décoche vers une cible, la connaissance est un mouvement que les symboles divisent en étapes. A chaque trace symbolique, on se rapproche de la cible mais on crée aussi les conditions de nouvelles connaissances et la potentialité de nouvelles traces. Ainsi, les langages symboliques divisent sans fin la connaissance.

« Ainsi la raison qui, depuis son aube grecque, trouvait dans la rigueur des démonstrations mathématiques son lieu d'élection, rencontre en ce même lieu une limitation interne qui tient à son instrument privilégié : la lettre de l'expression logique. » (Gaufey, 2001, p. 119)

A la fois merveilleux outils pour la pensée et pour la construction des connaissances, les langages symboliques portent aussi en eux cette limitation interne liée à la logique et au système formel dont Edgar Morin tire deux leçons fondamentales. La première pose comme principe la limitation de la connaissance : «

- un système explicatif ne peut s'expliquer lui-même - un principe d'élucidation est aveugle sur lui-même

- ce qui définit ne peut être défini par soi-même » (Morin, 1995, p. 187)

La deuxième leçon s'appuie sur les découvertes de Gödel et Tarski, elle pose l'ouverture par le passage à une dimension méta :

« Ainsi, Gödel et Tarski nous montrent conjointement que tout système conceptuel inclut nécessairement des questions auxquelles on ne peut répondre qu'à l'extérieur de ce système. Il en résulte la nécessité de se référer à un méta-système pour considérer un système. » (Morin, 1995, p. 188

Nous avons déjà abordé ce point lors de notre exposé sur l'invention de l'informatique et des machines symboliques qui ont entraîné une double difficulté que l'on peut résumer ainsi :

« Première difficulté, le mur combinatoire : dans les cas un tant soit peu complexes, l'écheveau des possibles ne se laissera jamais totalement dévider dans l'espace clos des machines. » (Ganascia, 1993, p. 68)

« Deuxième difficulté, la limite intrinsèque des systèmes symboliques : [...] s'il est possible d'évaluer la cohérence et la complétude d'un système symbolique lorsque ce qu'il désigne est formalisé, que se passe-t-il lorsque ce qu'il désigne ne l'est pas ? » (Ganascia, 1993, p. 69)

Malgré cette double difficulté nous avons construit avec les ordinateurs des systèmes symboliques hypercomplexes qui constituent aujourd'hui des écosystèmes d'informations d'où émerge une réflexion plus profonde sur les limites épistémologiques des langages symboliques. Ces questions sont notamment portées par des études sur la cognition qui se

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placent face au nœud gordien de la calculabilité de l'esprit :

« L’esprit est-il computationnel ? En clair : le cerveau, si l’on admet l’indissociabilité corps- cerveau-esprit, fonctionne-t-il dans ses diverses activités comme une machine de traitement de symboles ? Si la réponse est positive, deux conséquences s’imposent alors : d’une part, on aura réussi à percer l’énigme de l’apparente dualité corps-esprit, qui est aujourd’hui l’un des points les plus discutés en philosophie de l’esprit; d’autre part, on saura construire une machine intelligente. Si a contrario la sphère cognitive n’était pas computationnelle, serait-il encore possible d’en rendre compte ‘scientifiquement’ ? » (Gordon & al. 1997 cité par Wandji, 2005, p. 33)

Si l'on accepte les hypothèses que nous avons posées lors de notre analyse des propositions de Spinoza, l'indissociabilité corps-cerveau-esprit est effectivement une caractéristique des individus qui sont tous composés des trois dimensions d'existences (parties extensives – rapports – essences). Dans l'hypothèse où le cerveau fonctionne comme une machine symbolique, il serait ce qui crée les rapports pour parvenir au deuxième genre de connaissance. Mais comme nous l'avons suggéré plus haut, les langages symboliques sont cantonnés à ce deuxième genre de connaissance par leur dimension formelle. Dès lors, à la question que pose Gordon, on peut répondre qu’effectivement le corps, le cerveau et l'esprit sont indissociables mais qu'il ne faut pas mélanger ces dimensions de l'existence avec les genres de connaissances auxquels elles sont liées. Il est sans doute possible de concevoir le cerveau comme une machine symbolique mais cela ne veut pas dire que l'esprit est computationnel et qu'il fonctionne par manipulation de symbole :

« Malheureusement, la plus grande part des sciences cognitives est fondée sur la vue faussée selon laquelle cette invention culturelle relativement récente [des systèmes de symboles mathématiques] est l'architecture fondamentale de la cognition. [...] C'est une erreur de croire que la pensée est, en générale, manipulation de symboles ("Material Anchors for Conceptual Blends", Journal of Pragmatics, Vol. 37, 2005, p. 1575). » (cité par Rabouin, 2010, p. 74)

Les expériences telles que Cyc (Sowa, 2003) qui visent à mettre en place une base de connaissance générale pour un être humain moyen, confirment les limites de cette approche computationnelle car malgré l'ampleur de ce projet, de nombreux problèmes persistent :

« On a ainsi pu identifier environ 600 000 catégories, décrites à l’aide de 2 000 000 d’axiomes. Malheureusement, il se pose encore la question d’exploitation de ces connaissances en vue de bâtir des théories (implantation des techniques d’abduction), lesquelles théories seraient utilisées pour la prédiction (implantation des techniques de déduction). » (Wandji, 2005, p. 48)

Notre hypothèse est que le troisième genre de connaissance, celui de l'intuition, compose l'espace intérieur de la sphère cognitive, celui qui au-delà des rapports formels crée les résonances instantanées d'un « pli décisoire » (http://goo.gl/VArh8). Dès lors, nous nous plaçons à la suite des travaux dans le domaine des sciences affectives qui explorent les

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relations entre cognition et émotion en refusant la dissociation entre le corps et l'esprit. Surtout, ils remettent en cause :

« l'idée selon laquelle les lois logiques formelles sont implémentées directement dans le psychisme humain » (Sander, 2008, p. 58).

En effet, il nous semble possible de traiter scientifiquement les conditions d'apparition des rapports formels et même de modéliser la membrane d'une sphère cognitive sous la forme d'un « tissu de l'âme » (Une bulle existentielle p. 211). Ce qui revient à concevoir ce qu'on peut aussi appeler une économie des affects (Citton & Lordon, 2008). En revanche, il est impossible de prédire les conséquences occasionnées par ces processus chaotiques (Gleick, 1999 ; Leary, 1998 ; Chogyam, 1994) à l'intérieur de cette sphère :

« Si, dans l'état d'imperfection de nos connaissances, nous n'avons aucune raison de supposer qu'une combinaison arrive plutôt qu'une autre, quoiqu'en réalité ces combinaisons soient autant d'événements qui peuvent avoir des probabilités mathématiques ou des possibilités inégales, et si nous entendons par probabilité d'un événement le rapport entre le nombre des combinaisons qui lui sont favorables, et le nombre total des combinaisons mises par nous sur la même ligne, cette probabilité pourra encore servir, faute de mieux, à fixer les conditions d'un pari, d'un marché aléatoire quelconque; mais elle cessera d'exprimer un rapport subsistant réellement et objectivement entre les choses; elle prendra un caractère purement subjectif, et sera susceptible de varier d'un individu à un autre, selon la mesure de ses connaissances." (Cournot, 1843, p. 438)

Ou pour dire autrement et de façon plus poétique :

« Un coup de dés […] jamais […] n'abolira […] le hasard » (Mallarmé, 1998, p. 465)

Dès lors, les calculs automatiques sont certes très utiles pour définir une moyenne mais ils ne sont que le reflet d'un point de vue formel, comme le montre l'expérience entreprise par Fabien Gandon dans le cadre d'une recherche sur les distances conceptuelles. Cette expérience consistait à calculer automatiquement la valeur des distances conceptuelles « par rapport aux proximités naturellement ressenties par les humains » (http://goo.gl/GPCk7). Or la conclusion est particulièrement savoureuse : « une structure de subsomption seule ne permet pas de simuler de tels comportements » ; tout comme l’est le nom du chapitre dans lequel cette expérience est relatée et qui laisse croire que l'humain serait bien moins civilisé que la machine : « Les distances à l’état sauvage ».

En fait, les langages symboliques produisent des systèmes rigides et fragiles qui occasionnent des problèmes encore non résolus dont la liste ci-dessous permet d’en comprendre l’étendue :

« (1) les êtres humains sont capables de générer de nouvelles primitives lorsqu’ils sont confrontés à de nouveaux objets; cette capacité et les problèmes soulevés par un alphabet soustrait à l’apprentissage, représente un problème majeur pour la modélisation symbolique

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(Schyns et Murphy, 1993);

(2) la nature essentiellement symbolique et sérielle du traitement de l’information dans ce type d’approche rend les modèles particulièrement sujets à l’explosion combinatoire et donc difficilement applicables en dehors des univers et micromondes dans lesquels ils ont été définis (Robert Proulx, 1994 [Rialle et al. 94]);

(3) dans un système symbolique, les symboles, en dépit de leur interprétabilité systématique, ne sont pas ancrés; leurs significations sont parasitaires de l’esprit d’un interprète (Stevan Harnad, 1994 [Gire 97]).

(4) l’information sensorielle sur le monde physique est toujours supposée numérique (intensités lumineuses, forces, fréquences,…). Par conséquent, il devrait exister au moins une couche de computation non symbolique entre le monde réel et le paradigme des symboles purs;

(5) la prise en compte de l’incertitude n’est pas chose évidente. » (Wandji, 2005, p. 31)

On pourrait résumer l'ensemble de ces points à la question qui les englobe tous, à savoir le fait que, suivant les individus et même pour un même individu suivant les moments de la journée, l'interprétation d'un document varie. Or selon nos hypothèses, cette difficulté de l'ambiguïté interprétative est absolument incontournable. En effet, l'inscription est forcément porteuse d'ambiguïtés comme nos hypothèses spinozistes l'expriment en affirmant que les idées inadéquates sont inévitables. Ces ambiguïtés sont d'ailleurs ce qui rend impossible une traduction automatique du sens :

« Dans la démonstration de Bar Hillel, l'élimination, dans le processus de traduction, des ambiguïtés suppose le recours à des "faits" qui ne sont pas dans l'énoncé à traduire [...] Bar Hillel fait valoir que le nombre de ces faits est infini, qu'il est en conséquence impossible de réduire totalement l'ambiguïté des énoncés des langues naturelles et qu'il est donc exclu d'atteindre à une traduction automatique de haut niveau » (Amiel, 2010, p. 48)

Nous avons déjà abordé cette question en précisant que les relations créées par le symbole entre le concret et l'abstrait n'ont pas une cardinalité « 1 – 1 » sauf dans les langages formels qui en contrepartie négligent la dimension sémantique. Dès lors, il s'en suit un jeu complexe où le symbole va créer des potentialités de sens mais avec le problème de savoir quel sens :

« à cause de l'emboîtement des contextes définissant des situations multiples de communications, il y a toujours possibilité de sens. Le problème est de savoir quel sens il y a. » (Balpe, 2002, p. 351)

Toutefois, nous verrons plus loin (Le programme de recherche IEML p. 114) comment les propositions de Pierre Lévy concernant la calculabilité du sens à travers une sphère sémantique laisse entrevoir une réponse pragmatique à ce problème.