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Cette question qui peut sembler saugrenue, révèle en fait une interrogation fondamentale concernant ce qu'on entend par et ce qu’on attend pour l'intelligence collective. En effet, on peut prendre cette expression au plus basique et considérer que l'intelligence collective est ce qui émerge de la multiplication de comportements simples :

« Des agents au comportement très simple peuvent ainsi accomplir des tâches apparemment très complexes grâce à un mécanisme fondamental appelé synergie. Celle-ci peut donner lieu, dans certaines conditions, à des facultés de représentation, de création et d'apprentissage, supérieures à celles des individus isolés. » (http://goo.gl/sNWu9)

Depuis le livre fondateur de Jacques Ferber sur l'utilisation des systèmes multi-agents pour développer l'intelligence collective (Ferber, 1997), les défenseurs de l'intelligence artificielle distribuée s'appuient sur l'idée que la conception des systèmes informatiques peut s'inspirer de l'intelligence des essaims d'animaux (Bonabeau & al. 1999 ; Quinqueton, 2006).

Samuel Szoniecky Université Paris VIII - Saint-Denis 2009 - 2012

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Figure 18 : La fourmi comme agent informatique

Même si les systèmes multi-agents ont montré leur efficacité notamment pour la modélisation de systèmes d'informations complexes (Amblard & Phan, 2006), les arguments qui permettent de relativiser cette conception de l'intelligence collective sont nombreux, que ce soit le fait que la fourmi n'est pas un être si simple que ça (Dortier, 2006, p. 71) ou que l'animal ne peut concevoir une cognition symbolique (Lévy, 2011, p. 96 ; Hachour, 2010, p. 49). On peut aussi remarquer que lorsque les participants à une initiative d'intelligence collective sont des humains, la simplicité du comportement laisse place à la complexité de l'individu :

« Ainsi, individu, société, espèce apparaissent comme trois dimensions, complémentaires/concurrentes/antagonistes de l'humain, sans qu'on puisse les hiérarchiser, sinon de façon cyclique, changeante, oscillatoire ; toutes ces dimensions se nouent en l'individu » (Morin, 2010, p. 332)

La conception d'une intelligence collective à la manière des sociétés d'insectes, tend à faire de l'humain participant à cette intelligence un être simple et basique, dont il faut soustraire toute complexité pour faire réagir chacun à la manière de tout le monde. Comme le remarque Bernard Stiegler, il y a là les enjeux d'une guerre pour le contrôle des sociétés à travers les symboles :

« Le processus de grammatisation, typique de l'individuation occidentale et de la guerre pour le contrôle des symboles en quoi elle consiste, connaît diverses époques, dont la dernière, qui correspond à la numérisation. Celle-ci est l'infrastructure technologique des sociétés de contrôle dont les enjeux sont analysés à travers une "allégorie de la fourmilière" extrapolant la tendance à l'hypersynchronisation portée par les réseaux et comme particularisation du singulier (comme sa négation), c'est-à-dire comme décomposition du diachronique et du synchronique." (Stiegler, 2004, p. 14)

C'est d'ailleurs une des critiques récurrentes vis-à-vis de l'intelligence collective qui n'aurait d'intelligent que le nom et ne servirait qu'à centraliser la mémoire pour mieux la contrôler sans permettre l'émergence de nouvelles connaissances :

« En effet cette dernière [l'intelligence collective], quoiqu'en aient dit ses concepteurs, est souvent considérée comme suspecte de constituer la connaissance en patrimoine plutôt que de favoriser l'innovation et la créativité. » (Mayere, 2006, p. 34)

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En nous appuyant sur le modèle d'information que nous avons présenté en première partie (Éthique spinoziste pour le Web p. 18), l'appréhension de l'intelligence collective à la manière d'une société d'insectes consiste à la cantonner dans une seule dimension de l'existence celle de la réponse affective aux chocs informationnels. Dans ce type de conception, l'humain se voit confisquer une partie de son individualité par un système qui remplace le symbole par des phéromones :

« Il n'y a plus d'individu, mais des particuliers grégaires et tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale anthropomorphe d'agents cognitifs, voire réactifs, et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais des phéromones numériques. » (Stiegler, 2004, p. 147)

Il y a quelques mois dans le métro parisien, nous avons pu observer un bon exemple de ce phénomène. Sur chaque porte des rames de métro de la ligne 7 une affiche proclamait : « Une seconde de perdue en station c'est toute la ligne qui ralentit ! »22 Ainsi, dans le but d'optimiser le fonctionnement du système, on demande aux usagers de réagir à la seconde près au signal de fermeture des portes. Même si dans ce cas, l'objectif est d'améliorer le service en évitant des retards, on peut toutefois s'interroger sur le modèle de société qu'engendre ce type de pratique où la moindre seconde est dédiée à l'optimisation du système et où l'on culpabilise l'individu de ne pas avoir été assez rapide. Le signal sonore devient un impératif émotionnel auquel il faut obéir sans même prendre le temps de réfléchir. Bernard Stiegler insiste d'ailleurs sur cette tyrannie du temps organisé et optimisé qui conduit l'humain à perdre son individualité :

« dans la mesure où le système cardino-calendaire intégré conduit les individus à vivre de plus en plus en temps réel et dans le présent, à se déindividualiser en perdant leurs mémoires - aussi bien celle du je que celle du nous auquel il appartient -, tout se passe comme si ces agents "cognitifs" que nous sommes encore tendaient à devenir des agent "réactif", c'est-à-dire purement adaptatif - et non plus inventifs, singuliers, capables d'adopter des comportements exceptionnels et en ce sens imprévisibles ou "improbables", c'est-à-dire radicalement diachroniques, bref : actifs. » (Stiegler, 2004, p. 155)

Ainsi, le flux symbolique dont nous avons montré qu'il effectue une boucle entre extérieur et intérieur (Une relation entre extérieur et intérieur p. 20) est court-circuité au niveau des affects pour qu'il s'écoule plus rapidement. Dès lors, la connaissance se restreint au premier genre et n'atteint pas le niveau des idées adéquates qui sont l'expression d'une harmonie intérieure :

« Le terme "adéquat", chez Spinoza, ne signifie jamais la correspondance de l'idée avec l'objet qu'elle représente ou désigne, mais la convenance interne de l'idée avec quelque chose qu'elle

22 Nous n'avons pas pu retrouver de trace de ces affiches mais des recherches plus approfondies auprès des services de la RATP permettraient sans doute de les retrouver

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exprime. » (Deleuze, 2003, p. 118)

Cette définition de la pensée adéquate en tant qu'intériorisation du flux informationnel, nous permet de supposer que ce qui différencie notre existence de celle des fourmis qui ne réagissent qu'aux chocs, ou de celle des machines qui ne réagissent qu'aux rapports logiques, c'est notre capacité à intérioriser l'expression. En accord avec le formalisme hilbertien qui, nous l'avons vu (Le formalisme hilbertien p. 32), exclut la dimension sémantique et se concentre uniquement sur le respect des rapports formels, la dimension humaine de nos existences ne viendrait pas de la forme (ADN) ou des rapports entre formes (société) mais de l'expression intériorisée de ces rapports (conscience). En d'autres termes, ce qui différencie l'humain de la fourmi c'est sa capacité de réfléchir les flux d'information dans son intériorité et ainsi exprimer une conscience réflexive :

« La première différence est que l'individu humain a non seulement des capacités remarquables de résolution de problèmes mais aussi et surtout [...] une conscience réflexive, qui lui est conféré par la pensée discursive, que le discours qui sous-tende sa pensée soit intérieur ou dialogué. [...] Ils [les animaux] ne se figurent pas eux-mêmes dans le miroir de leur propre discours. [...] » (Lévy, 2011, p. 96)

Pour Gilles-Gaston Granger aussi cette différenciation entre l'animal et l'humain se situe au niveau d'un circuit de l'information qui resterait incomplet soit par manque de capacité comme chez les animaux soit par ce qu'il ne dépasserait pas le niveau d'une communication affective :

« Il existe en effet des systèmes de signes qui ne remplissent que la fonction de communication, sans expression symbolique, ou du moins où celle-ci joue un rôle secondaire : ce sont par exemple la communication animale, ou celles de certaines formes de communication affective. » (http://goo.gl/knvdt)

L'intelligence collective à la manière des fourmis consiste donc à restreindre les capacités d'expression humaine en limitant la profondeur de la réflexivité pour interférer le moins possible dans le circuit des flux d'information et permettre ainsi aux ingénieurs de rêver à la conception de systèmes automatiques dont ils pourraient gérer l'ensemble des rapports.

Si effectivement l'intelligence collective ne se réduit pas uniquement à une gestion de chocs entre des corps mais prend toute son ampleur dans l'intériorisation des flux d'information et le processus de réflexivité qui en découle, on ne peut toutefois pas négliger l'importance de ce premier niveau de connaissance. En effet, la tendance actuelle qui conduit à négliger le corps et la matière au profit d’une interaction uniquement numérique, nuit elle aussi au développement de l’intelligence notamment lorsque celle-ci est dédiée à la conception (Yacoub, 2011). De plus, il ne faut pas oublier que pour créer des rapports logiques entre les

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éléments qui nous entourent ou songer à manipuler des concepts dans un espace sémantique abstrait, il faut tout d'abord prendre en compte la matière d'un corps. Par exemple, pour lire ces lignes il faut voir que les tâches d'encre sur le papier forment des lettres puis des mots, des phrases... Bien plus encore, c’est sans doute dans un dialogue avec la matière que l’humain donne aux outils symboliques la « convivialité » nécéssaire à un usage harmonieux :

« si le dynamisme ascendant de l'homme est, de nature, plus puissant que les forces de nivellement que recèlent ses créations, cette issue ne se découvrira qu'éclairée par les retrouvailles individuelles avec les richesses enfermées dans la Matière. C'est à partir d'elle, ne l'oublions pas, que se sont forgées les grandes significations symboliques intuitives ; c'est sur elle que ces discernement symboliques se sont en retour réfléchis pour prendre forme d'outils, mais d'outils, cette fois, investis d'un peu d'âme humaine, d'outils conviviaux pourrait dire Ivan Illich. » (Bril, 1977, p. 428)