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écosystème d'information

2. Connaissances allégoriques

A partir de cette définition de l’allégorie et des principes qui sont en jeux, notamment dans la mise en relation de la forme et du concept, on peut préciser à quoi correspond une connaissance allégorique. Nous sommes ici toujours dans l’hypothèse que l’intelligence collective se développe parallèlement à des connaissances-existences déclinables suivant trois genres et trois dimensions allant du plus simple et plus concret, au plus complexe et plus abstrait (Trois dimensions d'existence et trois genres de connaissance p. 13). Hypothèse dont on trouve des confirmations et une présentation plus précise dans la distinction faite par Gregory Bateson de trois niveaux d’apprentissages :

« apprentissage de niveau 1 (ou apprentissage primaire) consiste en la réception d'un stimulus véhiculant une information qui tranche sur une attente préalable dans un cadre conceptuel donné (une différence reçue), et donne lieu à une réponse qui tranche sur celles fournies précédemment par l'entité cognitive concernée (une différence émise), tout en restant dans un ensemble donné de possibilités (un cadre conceptuel donné);[…]

apprentissage de niveau 2 (ou apprentissage secondaire) consiste en l'installation ou le renforcement du cadre conceptuel de l'entité et de l'ensemble de possibilités de réponses que renferme ce cadre, suite à une séquence d'apprentissages de niveau 1 […]

apprentissage de niveau 3 il mène l'entité concernée à changer son cadre conceptuel de réception des stimulations et modifie simultanément l'ensemble de ses possibilités de réponses consécutives à de nouveaux stimuli relevant du niveau 1 d'apprentissage » (Ancori, 2005, p. 20)

Ces trois niveaux de connaissances qu’on résume par la formule : apprendre, apprendre à apprendre et restructurer des croyances ; correspondent au modèle de connaissances- existences que nous utilisons : sentir des chocs, expérimenter des relations, intuitionner des

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essences. Or le caractère dynamique de l’allégorie, sa dimension analogique et l’implication personnelle qu’elle nécessite dans la manière d’utiliser les connaissances dans un domaine connu pour les appliquer dans un autre domaine (Sander, 2008), nous semble particulièrement bien adapté au développement de ces connaissances-existences (Vezneva, 2011). De plus, les principes allégoriques répondent parfaitement aux attentes des professionnels de l'éducation qui selon les théories constructivistes se développent suivant deux registres :

« le registre épistémologique : il met l'accent sur le caractère "en construction" des savoirs [...] le registre psychologique : il part du principe que l'apprentissage n'est pas une accumulation de savoirs, mais un processus qui résulte de la confrontation de représentations antérieures avec de nouvelles informations. » (Boudier & Dambach, 2010, p. 131)

Insistons sur l’intérêt de l’allégorie par rapport au registre épistémologique des savoirs « en construction » que l’on peut rapprocher de la théorie de l’énaction (Maturana & Varela, 1994) qui s’inscrit :

« dans le courant plus général du constructivisme et privilégie une pensée systématiquement dynamique de la vie ou de la cognition, considérant que sujet et monde co-adviennent dans un même processus et évoluent en permanence dans un couplage mettant en jeu différentes causalités circulaires. La pensée de l’émergence est au cœur d’une telle approche, pour laquelle toute stabilité ne peut être conçue que comme équilibre jamais dé"nitif. » (Prié, 2011, p. 6)

Ce principe de construction continu de la connaissance s’exprime aussi dans les théories du chaos (Gleick, 1999) dont nous montrerons plus loin (Le Web comme analogisme p. 198) qu’elles s’appliquent particulièrement bien au Web et pose comme principe que le dynamisme de l’objet étudié entraine un dynamisme équivalent de la connaissance :

« Ce qui s'élabore de façon constamment imprévisible doit être en effet considéré comme constamment en train de s'inventer; Les théories du chaos montrent que le comportement de la vie n'est d'une manière générale pas prévisible. » (Lecerf, 1994, p. 180)

Principe qui est aussi à l’œuvre dans la pratique du mandala (Chogyam, 1994) dont Gregory Bateson précise qu’il est la représentation de ce qu’il appelle l’écologie cognitive :

« ce dont je veux parler, plus ou moins, c'est du genre de chose qui se passe dans la tête de quelqu'un, dans son comportement et dans ses interactions avec d'autres personnes, lorsqu'il escalade ou descend une montagne, lorsqu'il tombe malade ou lorsqu'il va mieux. Toutes ces choses s'entremêlent et forment un réseau qui, dans le jargon local, s'appelle un mandala. Je suis plus à l'aise avec le mot "écologie" mais ce sont des idées qui se recouvrent fort. » (Bateson, 1996, p. 354)

Or, depuis l’écoute du cours sur Leibniz que donna Deleuze le 24 février 1987, il est flagrant pour nous que l’intérêt de l’allégorie réside justement dans le fait que ce langage crée une potentialité de connaissance en train de se faire :

Samuel Szoniecky Université Paris VIII - Saint-Denis 2009 - 2012

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Le squelette c'est toujours la mort une fois faite, mais la mort c'est la mort comme mouvement en train de se faire. » (http://goo.gl/2O0Eu)

A la fixité du symbole qui tend vers une connaissance univoque et « toute faite » répond le dynamisme de l’allégorie qui déploie la connaissance en encourageant l’intuition des individus par la « corporéité » et « l’émotion » de la pensée analogique (Lipsyc, 2009, p. 136). On retrouve ici les propos que nous avons développés sur la dimension réflexive proprement humaine de l’intelligence collective (Ne sommes-nous que des fourmis ? p. 89) qui nous évite de tomber dans la « bêtise » d’une société d’insectes :

« Être bête, ce n’est pas penser mal, mais ne pas user du tout de la pensée, que l’on cantonne aux retrouvailles et aux confirmations, au lieu de la confronter à l’impensable dans une aventureuse exploration de possibles [...] Pour la qualifier d’un mot que Bergson affectionne, elle est la pensée toute faite, et non la pensée se faisant. » (Sauvagnargues, 2010, p. 20 cité par

http://goo.gl/m0LHC)

L’allégorie met en jeu un engendrement des connaissances dont la méthode géométrique de Spinoza a montré l’importance, en donnant la primauté au principe de construction à partir duquel on pourra déduire des propriétés plutôt que de donner les propriétés permettant la construction :

« Si connaître, c'est, selon l'ancien adage aristotélicien, "connaître (par) la cause ", alors la meilleur définition, explique Spinoza sur l'exemple de la sphère ou du cercle, est celle qui permet d'engendrer l'objet en donnant le principe de sa construction, car c'est de cet engendrement que découleront les propriétés et non l'inverse » (Rabouin, 2010, p. 61)

Mais l’intérêt de cette méthode par rapport à une connaissance allégorique ne réside pas uniquement dans la dimension générative de la construction du savoir mais aussi dans la nécessité de faire intervenir un tiers vecteur de cette génération :

« Hegel ne disait pas autre chose lorsqu'il soutenait, pensant à Spinoza, que la méthode géométrique était inapte à comprendre le mouvement organique ou l'auto-développement qui convient seul à l'absolu. Soit la démonstration des trois angles, où l'on commence par prolonger la base du triangle. Il est clair que cette base n'est pas comme une plante qui pousserait toute seule : il faut le géomètre pour la prolonger » (Deleuze, 1968, p. 16)

Notre hypothèse est qu'il est aujourd'hui possible de développer une méthode géométrique donnant aux représentations une autonomie dans leur existence informationnelle en modélisant un écosystème d'information peuplé d'agents allégoriques. Plus besoin de géomètre pour prolonger le triangle, il peut se développer automatiquement en utilisant des algorithmes. Cette nouvelle autonomie de la représentation entraîne une redistribution du rôle de l'humain dans le travail intellectuel. L'humain n'est plus nécessaire pour produire des représentations cohérentes mais reste essentiel pour exprimer un point de vue. On pourrait dire que dans cet écosystème d'information, le géomètre se transforme en jardinier qui cultive

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des informations autonomes dans leur capacité à développer leur existence.

Cette dynamique de la représentation utilisée comme méthode de conception s’observe dans l’évolution des méthodes de construction des cathédrales du Roman au Gothique. Plus particulièrement, Gilles Deleuze et Félix Guattari montrent que les procédés géométriques utilisés pour la taille des pierres passent du « primat du modèle fixe de la forme » à un procédé de génération de la forme :

« le moine-maçon Garin de Troyes, invoque une logique opératoire du mouvement qui permet à l’ "initié" de tracer, puis de couper les volumes en pénétration dans l’espace, et de faire que "le trait pousse le chiffre". On ne représente pas, on engendre et on parcourt. […] au lieu d’être de bonnes formes absolument qui organisent la matière, elles sont "générées", comme "poussées" par le matériau, dans un calcul qualitatif d’optimum. » (Deleuze & Guattari, 1980, p. 451)

Ce processus allégorique qui consiste à personnaliser une dynamique de connaissance générée par un « crible » conceptuel, nous renvoie aussi aux principes clefs de MCR (Principes généraux de MCR p. 106), ceux de la « génération d’une vue » par un individu à partir d’une « grille de qualification ». L’allégorie fait office à la fois de générateur de connaissances par le dynamisme de la forme vivante et de qualification de celles-ci par le cadre conceptuel qui filtre les informations pour en révéler les connaissances les plus importantes :

« l'allégorie […] sert de voile pour reprendre la métaphore chère à Voltaire et à Fontanier, mais le voile ne fonctionne, paradoxalement, non comme un écran mais comme un révélateur. [...] Le voile ne fait donc qu'accentuer les propriétés de l'objet, ou plutôt le rapport entre les propriétés de l'objet et les aptitudes du sujet, qui peut être en rapport de concordance ou de discordance. Il joue un rôle de crible, d'instrument critique, qui, de l'auteur au lecteur, facilite l'élimination ou le passage. » (Faudemay, 1998, p. 81)

On peut même aller plus loin et voir dans la connaissance allégorique un exercice intellectuel qui permet de « nettoyer » la pensée par un filtrage des flux d’information extérieurs afin d’en extraire leurs essences :

« ... l'allégorie est un exercice de purification de l'intellect par le dévoilement de vérités philosophiques cachées dans les récits et les paroles [...] l'allégorie est un type particulièrement raffiné d'exercice spirituel, qui reprend à son compte l'objectif plus large d'affiner la connaissance que l'on a de ce monde et le flux des formes extérieures en vue de percevoir les vérités éternelles » (Fishbane, 2005, p. 110)

Examinons maintenant en quoi cette purification de l’intellect est utile pour dépasser les limites des langages symboliques.

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