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Même si les premières machines capables de calculer remonte au XVIIe (Pascal, Leibniz) et au XVIIIe siècle (Babbage), il a fallu attendre le XXe siècle et les propositions de Turing pour voir apparaître une machine capable de manipuler des symboles et ainsi ouvrir la voie à nos ordinateurs modernes. Nous montrerons ici comment la révolution informatique que nous vivons aujourd'hui commence par une réflexion profonde sur le formalisme symbolique des mathématiques entreprise par Hilbert, Turing et Gödel.

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Les réflexions philosophiques et sémiotiques sur le symbole se sont accompagnées d'une réflexion sur le formalisme mathématique et la possibilité de l'ériger en langage universel. Cette entreprise dont l'ambition remonte très loin dans l'histoire de la pensée (Eco, 1994 ; Rabouin, 2009) a trouvé une expression particulièrement précise dans les travaux de David Hilbert dont le projet se base sur une réinterprétation du symbole :

« Le point de rupture portait donc sur la réévaluation du domaine logico-symbolique et passait par une réinterprétation de la notion de symbole : le symbole, entendu en ce sens, est avant tout conçu comme une marque écrite, discrète, arbitraire, univoque et manipulable selon des règles préalablement explicitées, idéalement regroupées en un système d’axiomes. » (Lassègue, 2010, p. 7)

A travers cette définition du symbole, Hilbert considère que l'on peut manipuler les symboles uniquement en fonction de leur forme et indépendamment de leur signification. Pour que le symbole puisse être calculable, il fallait lui enlever sa dimension sémantique inévitablement porteuse d'équivocité, ce que Spinoza appelle des idées inadéquates. Privé de signification, le symbole devient purement formel, il atteint arbitrairement à l'univocité et par la même devient calculable par des automates. Ainsi, Hilbert peut énoncer une théorie des systèmes formels et définir les conditions indispensables à une automatisation de la manipulation des symboles :

« Cette théorie [Hilbert], c'est celle des systèmes formels : système, car on décrit de manière systématique toutes les transformations possibles, en indiquant comment un système fini peut néanmoins produire l'ensemble infini des énoncés : formel, car ces transformations s'effectuent indépendamment du sens véhiculé, en ne se fondant que sur la forme des symboles, matériellement distincts entre eux. Par conséquent, le formalisme hilbertien permet de considérer la représentation du langage et des connaissances dans un cadre permettant leur manipulation technique. » (Bachimont, 2007, p. 31)

Mais comme le remarque Jean Lassègue, Hilbert apporte une réflexion sémiologique bien plus subtile, notamment en rapport à trois principes en jeu dans l'axiomatique formelle :

« Le premier principe, de nature phénoménologique, consiste à reconnaître le caractère préconceptuel de la reconnaissance des signes écrits ; Hilbert (1926) [...] C’est cette attention quasi typographique portée aux signes écrits qui assure la traductibilité rendant possible la réduction de toutes les axiomatiques à l’axiomatique dite "formelle" » (Lassègue, 2008, p. 59) Grâce à ce principe on peut envisager la reconnaissance des symboles en tant que forme appartenant à un alphabet défini à l'avance. Ainsi, la machine n'a pas besoin de lier une forme à un sens pour connaître un symbole, il suffit qu'il fasse partie de son vocabulaire formel.

Le deuxième principe est d'avantage d'ordre philosophique, il suppose la finitude de la pensée qui permettra une séquentialité de la manipulation des signes écrits :

Samuel Szoniecky Université Paris VIII - Saint-Denis 2009 - 2012

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programme) composée de signes écrits si on lui fournit des données adéquates préalablement retranscrites à l’aide de ce répertoire de signes. » (Lassègue, 2008, p. 61)

Le troisième principe sémiologique du calcul formel est dû à Gödel, il consiste à introduire le nombre comme principe de codage :

« La différence entre signes, formules et démonstrations se trouvent donc neutralisée dès lors que le nombre joue la double fonction d’outil de codage et de nombre proprement dit : il devient possible de calculer sur des nombres les rapports de dépendance entre formules. » (Lassègue, 2008, p. 60)

C'est à partir de ces trois principes qu'Alan Turing pourra proposer une théorie de la calculabilité et son application dans une machine de codage et de décodage symbolique.

b)

L'ingéniosité de Turing au service de l'intuition

Turing grâce à sa description théorique et pratique d'une machine à état discret a montré qu'il était possible de concevoir un automate manipulateur de symboles et ainsi de créer un parallèle entre les machines et les mathématiques (Ganascia, 1993, p. 35). En reprenant d'Hilbert le principe d'exclusion de la dimension sémantique du symbole, il est parvenu à traiter automatiquement des rapports formels et ainsi fonder une des clefs du développement des ordinateurs et de l'informatique.

« "Formel" signifie donc ici "vide de sens", ce que l'on peut manipuler sans comprendre ou interpréter, simplement en suivant des instructions de manière machinale. [...] ce qui est capable de manipuler mécaniquement des symboles vides de sens correspond à l'implantation d'une machine de Turing. » (Bachimont, 2007, p. 32)

Mais l'intérêt que nous portons à Turing ne s'arrête pas à sa contribution dans la pratique automatique du calcul. En effet, ces recherches l'ont ensuite porté vers les problématiques de la morphogenèse biologique avec comme « idée-force » que :

« réussir à produire une forme organisée consiste à séparer la forme calculable d’un fond non- calculable. » (Lassègue, 2008, p. 58)

Ce point est particulièrement important car il met l'accent sur les limites à ne pas dépasser pour qu'un langage symbolique soit utile à l'organisation d'une intelligence collective. Autrement dit, pour parvenir à une forme organisée, il ne faut pas tenter de calculer ce qui ne l'est pas mais créer les conditions pour appréhender cette dimension du non-calculable. C'est peut-être ce que Turing, en relation avec Gödel, a montré de plus important en démontrant que la naissance de l'informatique supposait une impossibilité de la totalité du calculable. Impossibilité qu'il prend en compte en définissant le raisonnement par rapport à deux pratiques opposées l'intuition et l'ingéniosité, l'une calculable qu'il faudrait privilégier au

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profit de l'autre qu'il conviendrait d'éliminer :

« Le raisonnement mathématique peut être considéré de façon schématique comme l’exercice d’une combinaison de facultés que nous pouvons appeler l’intuition et l’ingéniosité. L’activité de l’intuition consiste à produire des jugements spontanés qui ne sont pas le résultat de chaînes conscientes de raisonnement. [...] L’exercice de l’ingéniosité en mathématique consiste à aider l’intuition par des arrangements adéquats de propositions et peut-être par des figures géométriques ou des dessins. Dans les temps pré-gôdeliens, certains pensaient que [...] la nécessité d’un recours à l’intuition pourrait être entièrement éliminée. [...] Nous avons essayé de voir jusqu’où il était possible d’éliminer l’intuition. Nous ne nous préoccupons pas de savoir quelle quantité d’ingéniosité est requise et nous faisons donc l’hypothèse qu’elle est disponible en quantité illimitée (Turing 1939 : § 11). » (Lassègue, 2008, p. 63)

Mais Lassègue montre bien que la mise en pratique concrète des théories de Turing met en avant le comportement de l'individu dans un environnement où la machine n’apparaît plus alors :

« comme le moyen d’opérer une neutralisation maximale de l’intuition comme dans le texte de 1939 mais au contraire comme une façon d’en appréhender la forme interprétée comme ce qui rend accessible une ressource globalement inaccessible. » (Lassègue, 2008, p. 63)

Ainsi, la problématique principale devient pour Turing une question de calcul d'une forme ingénieuse par rapport à un environnement. Il abandonne l'informatique et se consacre alors au problème de la morphogenèse biologique et à la question de la croissance géométrie des formes en dépendance avec un environnement. Dans cette optique, nous verrons dans la troisième partie de cette thèse comment l’allégorie et plus particulièrement celle du jardin permet de représenter à l'aide d’un diagramme le dynamisme de la forme et l’importance du positionnement intuitif de l’individu face à cette ingéniosité.