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Il y a sans doute autant de langages symboliques que de bibliothèques. Chacune possède son propre système de classification, sa propre manière d'organiser ses fonds et les méthodes de recherche d'information (Mkadmi & Saleh, 2008, Ihadjadene, 2005). On peut citer par exemple les classifications :

• décimale de Melvil Dewey (1876) • expansive de Charles Cutter (1891)

• de la bibliothèque du Congrès Américain (1902) • décimale universelle (1905)

• thématique de James Brown (1906)

• du Colon (illustrative) de Ranjanatan (1933) • bibliographique de Henry Pliss (1935)

Toutes ces classifications utilisent des alphabets et des grammaires différents mais dans chacune d'entre elles, on retrouve les préoccupations basiques présentées par Paul Otlet dans son traité de documentation :

« Les buts de la documentation organisée consistent à pouvoir offrir sur ordre de fait et de connaissance des informations documentées :

1) universelles quant à leur objet ; 2) sûres et vraies ;

3) complètes ; 4) rapides ; 5) à jour ;

6) faciles à obtenir ;

7) réunies d'avance et prêtes à être communiquées ;

8) mises à la disposition du plus grand nombre » (Otlet, 1934, p. 167)

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en mesure de résoudre. Toutefois nous montrerons au chapitre suivant que ces problèmes de bibliothécaires ne sont que partiellement réglés car soumis aux limites intrinsèques des langages symboliques. Par exemple, comment s'assurer de l'universalité d'un système de classification alors que suivant les bibliothèques, les pratiques de classification viennent de conceptions localisées qui n'ont souvent aucun équivalent dans d'autres bibliothèques ?

Même si l'on prend les deux classifications les plus repandues à savoir celle de Dewey et celle du Congrès Américain, il n'existe pas encore aujourd'hui de correspondance exhaustive entre l'une et l'autre de ces classifications4. Il faut dire que le premier besoin d’une bibliothèque est de retrouver un livre dans ses propres locaux et pas dans ceux d'une autre bibliothèque. De même :

« Il est inutile, pour le bibliothécaire, de savoir que telle information se situe à telle ou telle page d'un livre, car de toute manière, si c'est cette information qui est recherchée, c'est le livre en son entier qu'il faut sortir du rayonnage. » (Bachimont, 2007, p. 197)

Il en découle une conception de la classification où le livre est l'élément atomique et où la connaissance est parfois envisagée encore comme un énorme trésor qu'il convient de protéger par un labyrinthe uniquement accessible par les initiés. Mais comme le remarque Bruno Latour d'autres attitudes sont possibles :

« Au lieu de considérer la bibliothèque comme une forteresse isolée ou comme un tigre de papier, je voudrais la peindre comme le nœud d'un vaste réseau où circulent non des signes, non des matières, mais des matières devenant signes. La bibliothèque ne se dresse pas comme le palais des vents isolé dans un paysage réel, trop réel, qui lui servirait de cadre. Elle courbe l'espace et le temps autour d'elle et sert de réceptacle provisoire, de dispatcher, de transformateur et d'aiguillage à des flux bien concrets qu'elle brasse en continu. » (Latour, 1996, p. 23)

Nous avons montré comment le symbole permet cette transformation « des matières devenant signes » mais cette opération va, suivant les lieux, utiliser des symboles n'ayant rien à voir les uns avec les autres. Pour un même livre, par exemple Mille plateaux (Deleuze & Guattari, 1980), les symboles utilisés pour le classer correspondront à :

• « 193 C 462 (2) »5 si on est lecteur de la Bibliothèque du Saulchoir, • « RC455 .D42 1972 »6 si on utilise la bibliothèque du Congrès Américain,

• « 1"19" DEL 7 Mil » pour la bibliothèque universitaire de Paris 8 qui utilise une version adaptée de la CDU.

4 On trouve des tentatives mais non exaustives cf. http://goo.gl/glTgz 5 cf. http://goo.gl/Qy4j6

Samuel Szoniecky Université Paris VIII - Saint-Denis 2009 - 2012

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Ces symboles renvoient à une organisation de la connaissance particulière, par exemple pour la Library Congress Classification (LCC) « RC455 » signifie « psychiatrie sociale et communautaire », « .D42 » renvoie à la référence à l'auteur. En revanche, « 1972 » devrait selon la logique de classification correspondre à la date de publication de l'ouvrage, mais ce serait alors une erreur car l'ouvrage est paru en 1980, comme le confirme la cote de ce même ouvrage dans la bibliothèque d'Harvard : « RC455 .D43x 1980 »7. En fait, après vérification auprès de la bibliothèque du Congrès, « 1972 » correspond à la date de publication du tome 1 de Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux étant le tome 2. Pour la CDU, l’organisation de la connaissance est différente : « 1 » correspond à « philosophie », « "19" » précise que l’ouvrage a été écrit au XXe siècle et « DEL » sont les trois premières lettres du nom de l'auteur. On le voit suivant les bibliothèques, le choix de la classification évolue pour exprimer telle ou telle dimension de la connaissance, la psychiatrie pour la bibliothèque du Congrès ou la philosophie pour la BU de Paris 8.

En revanche, il existe une utilisation des langages symboliques qui quelque soit la bibliothèque sera équivalente. En effet, le livre a la même suite de chiffre correspondant au n° ISBN (International Standard Book Number) à savoir « 2 – 7073 – 0307- 0 ». Là aussi, les symboles renvoient à des informations particulières mais cette fois elles ne sont pas d'ordre thématique mais d'ordre physique : pays francophone – les Editions de Minuit – le numéro d'ordre du livre chez l'éditeur – la clef de vérification. Avec le n° ISBN, on atteint une forme d'universalité parce que les informations qui sont traduites dans un langage symbolique sont de nature univoque, il n'y a pas deux numéros différents pour un même éditeur et un éditeur est lié à un seul numéro8. En termes informatiques et plus particulièrement de modélisation de base de données relationnelles, on peut dire que le n° ISBN entretient une relation « 1-1 » avec le livre. Ce qui n'est pas le cas des classifications qui elles entretiennent une relation « n- 1 » avec le livre puisqu’un livre peut-être lié à de multiple classifications, ce qui peut s'illustrer par le diagramme suivant (Figure 10 p. 47) :

7 cf. http://goo.gl/ZxJDQ 8 http://goo.gl/6lr4v

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Figure 10 : Langages symboliques pour les bibliothèques

Cette rapide présentation de la pratique des langages symboliques dans les bibliothèques, nous montre que si l'univocité du lien symbolique est concevable pour des informations physiques, elle devient en revanche problématique lorsque l'on traite des thématiques ou des organisations conceptuelles. En fait, le consensus symbolique entre une forme et le sens qui lui est lié est d'autant plus difficile que ce sens possède une dimension abstraite. Dans ce cas, comme nous l'avons montré au chapitre précédent, ce qui est difficile c'est que le sens évolue à la fois par rapport au temps, à l'espace et à l'individu qui le considère. Voilà sans doute le défi que les langages symboliques ont à relever.