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Des yeux qui comprennent sans voir

Troisième Partie : la médecine

I. Des yeux qui comprennent sans voir

Imaginez une seconde pouvoir, ne serait-ce que pour un instant, recouvrer la vue après en avoir été privé et être à même de saisir le monde dans tout ce qu'il a de plus attrayant, de plus grand et de plus beau. Ce serait non seulement une prouesse technologique et technique mais également une avancée humaine de premier ordre car elle ferait renaître la possibilité d'horizons différents pour les personnes privées d'un de leurs sens les plus primaires, sinon le plus important : la vue. Il est intéressant de noter également que dans nos sociétés d'aspirations judéo-chrétiennes la vue et la privation dont on pourrait en être victime a depuis toujours suscité le besoin chez les hommes de palier ce mal. Même dans les Saintes Écritures, nous pouvons voir que la privation de vue est l'élément déclencheur de l'un des premiers miracles que l'on attribue la personne du Christ. Loin de vouloir ici nous étendre sur des considérations purement religieuses et spirituelles, notre remarque n'avait ici vocation qu'à tenter d'expliquer l'avant-garde dont jouit la malvoyance en matière de

111 réponses apportées à cette situation, en comparaison avec d'autres handicaps pour lesquels les moyens de combattre l'isolement auquel ils conduisent tardent encore à se faire connaître.

Intéressons-nous maintenant plus spécifiquement aux modalités d'application du braille au domaine particulier de traduction. Pour aboutir à une analyse complète et pertinente pour notre propos il conviendra d'adapter trois axes d'analyse divers à savoir : dans un premier temps, pour comprendre le braille, il faut comprendre la pluralité de ses modes d'écriture. Dans un deuxième temps nous tâcherons de voir en quoi le braille constitue une mise en abyme de traduction. Enfin, nous verrons pour conclure que le braille constitue une marque incontestable de l'accessibilité du monde de la traduction professionnelle aux personnes handicapées puisque il s'agit là d'une technique maîtrisée.

1. Deux formes pour un même mode

Il faut comprendre qu'en braille, il existe deux types d'écriture, le braille conventionnel et le braille abrégé. Il est clair que tous deux requièrent un apprentissage préalable approfondi, bien qu'ils ne suivent pas la même logique de retranscription. Ainsi nous pourrions penser que si le braille, dans sa forme la plus conventionnelle, est une restitution dans un mode d'écriture particulier et tactile des graphèmes spécifiques à la langue, alors il est logique de penser que chaque lettre existant dans une langue connaît son équivalent non pas dans une langue différente mais bien plus dans un « alphabet » différent : le braille.

Voilà pourquoi nous pourrions penser que la manière de traiter la question du braille en traduction pourrait s'apparenter à traiter la question d'une langue de travail régi par un autre alphabet que celui de la langue active du traducteur. Soudain, le braille ne paraît plus un mode de communication si singulier, pourtant, il reste une question à élucider : celle des mécanismes qui sous-tendent la retranscription en braille de messages exprimés par des lettres conventionnelles. En effet, on peut postuler que le braille utilise les lettres « de lecture » comme point de départ pour rendre accessible le message aux personnes qui sont privées de la vision. Cependant, il faut également noter que le braille abrégé ne répond, lui, par force, pas aux mêmes conventions d'abréviation que les alphabets scripturaux.

C'est précisément la raison pour laquelle le braille occupe une position tellement particulière dans les métiers de la traduction, car compte tenu de sa pluralité de mode d'écriture, il met en jeu plusieurs compétences requises du traducteur, et donc par conséquent plusieurs compétences requises pour la personne malvoyante exerçant la profession de traducteur. L'écriture du braille est donc, d'une certaine manière, consacrée et dogmatisée. Il est vrai que les correspondances

112 graphiques et syntaxiques peuvent en tous points être assurées. Ainsi le braille retranscrit les éléments sémantiques d’un texte avec les codes et les conventions de rédaction qui lui sont propres, ce qui en fait un langage de toute première importance pour le domaine de la traduction professionnelle dont la rédaction est l'objet central d'études. C'est pourquoi nous pourrions dire que le braille constitue en fait une mise en abîme de la traduction.

2. Une traduction dans la traduction

Nous pouvons noter que d'une certaine manière, le braille constitue une forme tout à fait singulière de traduction. Elle serait régie, comme nous l'avons vu précédemment, par la retranscription dans un alphabet propre de graphèmes particuliers à une langue donnée. Aucune dimension de la traduction ne permet une telle approche dans une perspective intra lingue. Ainsi, dans le cas du traducteur malvoyant, le traducteur est contraint d'ajouter une étape à son travail pour être lui-même en mesure de déchiffrer le message dont il a pour mission d'établir une traduction. Le traducteur professionnelle est, à ce titre, lui aussi tributaire d'un autre type de traducteur qui est le seul à détenir la clef d'accès au mandat qui est proposé au traducteur malvoyant. L'intermédiaire par lequel la version en braille du texte source est établie peut, dans une certaine mesure, être considéré comme un traducteur. Toutefois, considérer l’intermédiaire du braille comme un traducteur à part entière impliquerait que le traducteur malvoyant soit face à une incompréhension sémantique du texte qui lui est proposé. Or, il paraît plus qu'évident ici que l'incompréhension ne se situe pas au niveau sémantique, mais bien plus au niveau graphique et logistique pour le traducteur malvoyant.

La retranscription en braille peut en elle-même être considérée comme traduction en cela qu'elle donne lieu à l'intervention d'un intermédiaire sans l'aide duquel le déchiffrage d'un message n'aurait pas été possible. Ce qui différencie cette manière d'opérer d’un procédé de traduction au sens premier auquel on l'entend le plus fréquemment est sans doute la raison de l'impossibilité de déchiffrage d'un message donné. De fait, la barrière n'est plus linguistique, elle devient logistique et permet ainsi aux traducteurs malvoyants de conserver toute leur utilité car à défaut de pouvoir être le point de liaison entre le braille et l'alphabet conventionnel, il demeure pleinement le pont qui rapproche deux langues étrangères, a priori, en permettant de par leur action la compréhension du message qu'elles véhiculent.

N’oublions pas en outre qu'un des aspects centraux de la traduction est la relecture. Or, opérer une relecture lorsqu'on est privé de ce qui constitue l'essence même de l'activité de lecture peut apparaître comme quelque peu paradoxal. Il est évident que le traducteur malvoyant n'a pas

113 besoin de support logistique particulier ce qui est de l'étape purement dactylographique de l'établissement d'une traduction. En revanche, l'étape de relecture, propre à mettre au jour certaines erreurs, certaines scories ou certains oublis dans la traduction nécessitent impérativement la mise en place de matériel particulier permettant aux traducteurs malvoyants de vérifier, par l'intermédiaire du braille, le texte qu'il aura lui-même préalablement rédigé en alphabet conventionnel dans la langue cible. C'est pourquoi nous pouvons dire que de nos jours un traducteur peut « se permettre » d'être malvoyant, puisque les avancées permettent de lui donner la possibilité de fournir une prestation de traduction dans un contexte professionnel.

3. La victoire à portée de main sur un défi de la nature

Il est clair qu'aujourd'hui les sociétés peuvent se targuer d'avoir répondu de manière passablement satisfaisante aux problèmes quotidiens professionnels liés à la malvoyance. Il est vrai que de nos jours les avancées technologiques et techniques permettent aux malvoyants de pouvoir espérer une accessibilité des plus larges à tous les services et à toutes les opportunités que le quotidien a à offrir. Il est évident que cette situations est principalement due au fait que la malvoyance est une cécité aisément catégorisable et au fait que les besoins spécifiques qu'elle entraîne sont, eux, facilement identifiables. En conséquence, la malvoyance semble être le handicap le mieux géré actuellement en société car c'est celui dont les troubles sont les plus évidents et les plus restreints dans leur variété.

On parlera souvent du concept de maîtrise d'une situation de handicap. Nous pouvons très facilement observer que la question de la malvoyance est plus ou moins maîtrisée en société. On pensera ici aux mesures prévues pour la retranscription d'ouvrage en braille, permettant ainsi d'ouvrir le monde littéraire aux personnes privées de la vue. Le dressage de chiens guides est également une réponse apportée par les sociétés au problème de vie dont peuvent souffrir les personnes malvoyantes car il s'agit là d'une mesure leur permettant de retrouver leur autonomie et la possibilité de se mouvoir et d'évoluer en société. Enfin, l'outil informatique et les technologies les plus avancées, telles que l’audio-description, permettent aujourd'hui à une personne malvoyante d'assurer une très grande partie des tâches liées au traitement de texte, au multimédia ou à tout autre forme d'interactivité, ce qui constitue une avancée majeure pour l'accessibilité du domaine de la traduction à l'échelle professionnelle pour les personnes malvoyantes.

Nous savons aujourd'hui que les réponses ont été trouvées afin de solutionner les problèmes posés par la situation de malvoyance. Le seul élément échappant encore à la maîtrise de nos sociétés contemporaines est le coût des aménagements afférents à une situation qui constitue bien souvent

114 un frein à l'intégration des personnes malvoyantes dans un circuit professionnel conventionnel. En effet, les entreprises appliquent aujourd'hui une politique du profit à tout prix, ce qui fait que majoration des coûts liés à la gestion logique de l'embauche d'une personne malvoyante sont souvent considérés, de manière fortement regrettable, comme superflues et les réticences des employeurs à l'égard des traducteurs malvoyants se résument souvent à une crainte par rapport au surcoût éventuel engagé par les retranscriptions interactives en braille de tous les textes source ainsi qu'une crainte par rapport au respect des délais imposés par les donneurs d'ordre compte tenu de l'état physiologique qui nécessite plus d'efforts pour un même résultat donc plus de repos, ce qui, supposément, implique des performances amoindries de la part du traducteur malvoyant. Or, comme nous l'avons vu au cours de notre analyse, les résultats obtenus par un traducteur professionnel souffrant de handicaps sont en tous points comparables à ceux obtenus par son homologue valide, la seule variable dans cette situation étant le mode de communication et de retranscription du message qui bien que différent est loin d'être unique dans sa singularité.