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La société : terre d'accueil du traducteur

Deuxième Partie : la socio-psychologie

Chapitre 1 : de l'individu au groupe

I. La société : terre d'accueil du traducteur

Lors de ce premier moment de notre réflexion nous nous attacherons uniquement à la dimension sociétale de l'exercice de l'activité de traduction. En effet, ce moment de notre étude aura pour objet central le positionnement du traducteur au sein de la société et dans une conjoncture sociale précise24 Les tenants et aboutissants psychologiques de la profession et de l'activité de traduction seront abordés ici dans une perspective plus objective et sociologique pour permettre une

23 Voir Pyramide de Maslow : http://semioscope.free.fr/article.php3?id_article=8

24 Voir HELKAMO, Taina, « Kääntäjän ääni, Les traducteurs littéraires font entendre leurs voix à Helsinki », in Translatio, n° 3, 2010, p. 14.

64 recherche purement scientifique et démontrer que pour parvenir à une compréhension de la condition de traducteur, à plus forte raison en situation de handicap, il est nécessaire de se déprendre de l'affecte pour n'utiliser comme support à la recherche que des éléments concrets sociologiques et objectifs.

Cette étude sociologique du traducteur se présentera sous la forme d'un triptyque au sein duquel nous étudierons dans un premier temps les représentations sociétales du traducteur et de sa profession. Viendront par la suite les corrélations qui peuvent exister entre une société donnée et le service que peut fournir un traducteur. Puis, nous conclurons cette première approche sociologique avec une réflexion sur la possibilité d'envisager la société en tant qu'élément définitoire ultime de la condition du traducteur professionnel au sein d'une société quelle qu'elle soit. Pour l'heure, attachons-nous à relever et analyser l'image que véhicule la profession et la personne du traducteur de manière générale au sein des sociétés contemporaines.

1. L'habit ne fait pas le moine25

Le fait que l'activité de traduction, et par conséquent la profession de traducteur, n'est pas toujours très bien appréciée ou reconnue en société est de notoriété publique26. On pensera à cet égard à la notion même de la désignation de cette activité. Il est vrai qu'en français, le verbe « traduire » si l'on en revient à son étymologie et à ses origines, le véhicule une idée de trahison27. Cette idée s'inscrit dans la droite lignée de nombreux courants de pensée traductologique suivant lesquels le traducteur est envisagé non pas comme un intermédiaire, mais plutôt comme un traître.

C'est là une très forte dépréciation de l'activité de traducteur et si l'on désigne aujourd'hui encore le traducteur de la même manière qu’aux premières heures de la discipline de traduction, c'est bien que d'une certaine manière, même si l'on oublie aujourd'hui le sens premier de l'étymologie de cette désignation, que l'on pense à chaque fois à l'activité ou à la profession de traduction avec une réminiscence, aussi infime soit-elle, de cette vision hautement dépréciative de la personne du traducteur et de son activité.

Il est clair que la fidélité au message est la clef de voûte de toute bonne traduction est le gage de la compétence de tout traducteur. Ainsi se posera l'éternelle question de la cohésion et de la

25 Proverbe français du XIIIe siècle provenant vraisemblablement du latin médiéval.

26 Nous renverrons à ce sujet aux textes de lois et aux différents articles publiés sur le statut du traducteur. Il est intéressant de noter qu'aujourd'hui en France ou en Suisse la profession de traducteur n'est ni réglementée ni protégée. Voir article sur le site de l’organisme EULITA http://eulita.eu/le-statut-et-lutilisation-de-traducteurs-et-interpretes-en-justice-en-france

27 Nous renverrons à ce sujet à l'ouvrage de Umberto Eco, Dire presque la même chose, 2007. Cet auteur a également émis l'idée du « traducteur, traître » avec son célèbre "Traduttore, traditore".

65 cohérence de la forme par rapport au fond. Bien que cette corrélation en appel à un tout autre débat, l'élément fondamental qui nourrit notre argument ici est de dire qu'inévitablement, l'un devra prendre le pas sur l'autre afin d'assurer une traduction idiomatique, efficace, utile et stylistiquement châtiée. Selon cette pensée, un traducteur se doit, pour les besoins de la langue cible, de se positionner en quelque sorte en « traître », dans une mesure aussi moindre que possible, soit du fonds soit de la forme. Le choix qui s'opérera dépendra du type de traduction auxquels le traducteur professionnel est confronté et des consignes reçues de la part du donneur d'ordre. Ainsi ce choix s'effectuera selon la stratégie plus sorcière ou cibliste28 adoptée par le traducteur au cours du processus de traduction ; quel que soit ce choix, le traducteur devra quoi qu'il en coûte rester cohérent avec son choix premier tout au long de sa traduction. C'est là un impératif absolu à la recevabilité d'une traduction.

Une autre représentation courante d'un traducteur est de l'envisager comme un auteur frustré, comme un écrivain n'ayant pas su percer dans le milieu et exerçant son art à la solde d'un autre qui jouit d'une visibilité et d'une renommée autrement plus enviable. Le parfait exemple de cette représentation de traducteur et de l'image peu reluisante qu’en accorde un ouvrage intitulé Vengeance du Traducteur29. En effet, dans cet ouvrage, l'auteur, traducteur de profession, brosse un portrait peu élogieux d'un auteur sans scrupules qui traite le traducteur en charge de la traduction de son œuvre comme un moins que rien soumis à ne briller que dans la lumière de l'auteur premier.

Ainsi, le traducteur est dans ce roman, dont une très large partie reste tout de même de l'humour, assimilé à un auteur de seconde zone qui a peut-être la connaissance sans jouir du faste et des atours de l'écrivain. On voit que dans la relation qu'entretient Abel Prote, l'auteur, avec Dorian Grey, le traducteur, nous nous situons bien plus dans une relation gémellaire que dans une relation d’échange professionnel. S’instaure donc un schéma du dominant-dominé comme il est d'usage de le voir dans ce type de relations pratiquement fusionnelles. Il est évident que le caractère comique est exagéré dans l'ouvrage et que le caractère extrême des sentiments exprimés dans ce roman aussi délirant qu'intrigant n'a pour but que de bien marquer l'éventualité de pouvoir transposer ce type de relations à une dimension plus réaliste et concrète dans nos sociétés contemporaines.

Pour ne prendre que cet exemple, la totalité de l'ouvrage est construit sur des notes de bas de pages successive toutes plus invraisemblables et délirantes les unes que les autres. Ce type de structure permet à l'auteur de dénoncer un fait incontestable : les possibilités créatives du

28 On pensera ici aux travaux de René L’amiral sur les types de traductions. LADMIRAL, Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traduction, 1979.

29 MATHIEUSSEN, Brice, Vengeance du traducteur, P.O.L., Paris, 2009.

66 traducteur sont bridées par l'existence a priori d'un texte d'origine dont il se doit à tout prix de restituer le message ainsi que la forme, la conjugaison des deux étant un idéal à atteindre.

Cependant, la majeure partie du roman précité est de nature à mettre en lumière le fait qu'au sein d'un écrit le traducteur est limité à la note de bas de page ainsi les compétences créatives ou l'application du traducteur dans le texte produit sont bridées par cette nécessité de discrétion et de fusion avec l'auteur. Voilà pourquoi aujourd'hui la représentation d'un traducteur en société est quelque peu ambivalente, cet homme doit à la fois avoir la capacité créative de rendre le texte intelligible et compréhensible par un lecteur de langue cible30 ignare de la langue source mais il doit également savoir se faire oublier au sein d'un écrit pour laisser tous les honneurs d'une stylistique irréprochable à l'auteur premier de l'ouvrage.

On pourrait penser que la vision proposée dans le roman cité en exemple est quelque peu caricaturale. La position paradoxale que doit occuper un traducteur lorsqu'il travaille n'en est pas moins cruciale. Le traducteur doit, pour être accepté en société et jouir d'une bonne réputation outre la représentation peu élogieuse que la société peut avoir de cet acteur clef du domaine de l'écriture, faire en sorte de n'être le traître ni du sens ni de la forme du texte et faire preuve d'une discrétion sans égale tout en se montrant assez créatif pour permettre l'illusion à la lecture d'une écriture d'un texte en langue cible sans traduction. On nous explique en outre dans cet ouvrage que le traducteur n'a pas d'existence autonome, son existence est fonction de l'existence d'un auteur en langue source, cependant le rayonnement de l'auteur premier est fonction de l'existence d'un traducteur, en cela nous pouvons dire que le traducteur est l'auteur fonctionne en corrélation et dans un système ambivalent car ils sont, pour le plein épanouissement de l'un comme de l'autre, parfaitement indissociables. Voyons maintenant, outre les corrélations interprofessionnelles, celles qui peuvent exister de manière interdisciplinaire et intra sociétale.

2. « Je t'aime, moi non plus »

Malgré le peu de crédit accordé à la profession de traducteur, à une échelle sociétale, on ne peut nier que le traducteur est un acteur indispensable de la production textuelle et que les besoins d'une société en activité traductive sont incommensurables. Voilà pourquoi il n'est pas faux d'affirmer que le traducteur est indispensable à la société. Il vivra et exercera indépendamment de l'image dépréciative qui est souvent rattachée à cette profession dans l'inconscient social et sociétale. Par conséquent nous pouvons dire que la corrélation de départ entre traducteur et société

30 Voir DANCETTE Jeanne, AUDET Louise, JAY-RAYON Laurence, « Axes et critères de la créativité en traduction », Meta, vol 52 n° 1, 2007, p. 108-122.

67 peut être considérée comme purement utilitariste et dans une très large mesure fonction du type de texte auquel les deux acteurs de la relation sont confrontés.

En effet, il nous est permis de penser ici que dans le cadre de textes plus pragmatiques les réticences de la société envers le traducteur n'ont plus lieu d'être, du fait de la nécessité trop importante de son intervention pour permettre la compréhension du message véhiculé par le texte.

L'exemple qui illustre parfaitement notre propos ici est celui de la traduction juridique, ou plus précisément celui de la traduction du contrat dont la conclusion aurait été impossible ou même simplement compromise sans le concours d'un traducteur, des connaissances linguistiques et de spécialité qui lui sont propres. On pensera également au cas particulier de la traduction technique et scientifique ou une rigueur de tous les instants est exigée de la part du traducteur afin de restituer le plus fidèlement et précisément la teneur du message. Égaler la précision et l'aisance stylistique et de formulation d'un traducteur, semble dans ce cas une utopie que les profanes de la profession, tous compétents linguistiquement soient-ils, ne saurait atteindre faute de connaître les techniques et les méthodes de traductions propres à chaque domaine de spécialité. Dans les cas précis que nous venons de citer nous observons aisément que le traducteur est non seulement nécessaire à la société mais il est même indispensable dans certains domaines qui exigent une précision et une rigueur plus prononcée.

Nous pouvons donc dire que les corrélations entre la personne du traducteur et les besoins qu'une société en a fonctionnent de manière inversement proportionnelle. En effet, plus la créativité du traducteur est engagée dans le mandat qui lui est proposé, moins l'image que le professionnel véhiculera sera flatteuse pour la profession. On n'en est ici à l'éternel problème de la discrétion dans la production des traductions, là encore nous voyons que le traducteur travaille toujours dans l'ombre de l'auteur. Ainsi nous pouvons postuler que pour les traductions littéraires le traducteur ne fait pas toujours l'unanimité dans une société car son implication sera, suivant le type de mandat, plus poussée et les marques de son intervention seront plus visibles dans le texte final. Un texte plus pragmatique et plus utilitariste ne posera pas de problème d’implication car la consommation du texte est plus immédiate et plus ciblée ce qui laisse au traducteur moins de tentation ou moins de possibilités d'intervenir.

Il est à présent facile d'en arriver à la conclusion que les besoins d'une société en matière de traductions et de traducteurs sont clairement fonctions du type de texte et du domaine des spécialités convoités. Il appartient donc au traducteur de savoir se faire discret pour être accepté en société au travers de ses écrits lorsqu'il s'agit de textes dont la visée première n'est pas purement et simplement esthétique, tout en sachant faire preuve de créativité suffisante lorsque nécessaire pour

68 permettre au lecteur ou à l'utilisateur du produit d'en comprendre toutes les subtilités et nuances sans fournir un effort trop conséquent. S'affirmer dans le cadre de cet antagonisme est peut-être la tâche la plus ardue du traducteur et est aussi la preuve de toute l'étendue de sa compétence qui se met au jour lorsque il parvient à trouver l'équilibre parfait entre présence et effacement au sein des traductions.

À la lumière de ce qui a été dit, nous pouvons sans encombre penser qu'il existe des facteurs sociaux et sociétaux qui donnent lieu à la définition du traducteur et de son travail. Il s'agira non seulement maintenant de la mettre en lumière mais également de voir que ces éléments ne sont pas invariables et que leur existence et leur nature sont soumises à des réalités propres à un pays, à une langue ou à une société qui établit en quelque sorte les codes de perception sociale du traducteur et de son activité professionnelle.

3. La société est mon droit.

Nous avons vu lors des deux précédentes approches que la société et l'image jouent un rôle clé dans le positionnement du traducteur professionnel. Notre étude nous permettra de voir de manière plus précise quelles sont exactement les éléments d'une société qui permette de définir l'image et la perception que subira ou dont jouira un traducteur professionnel. Cette approche permettra subséquemment d'intégrer de manière plus explicite le facteur du handicap dans la catégorisation et la définition de l'image d'un traducteur professionnel au sein d'une société. Ainsi, nous apporterons une lumière culturelle, idéologique ou sociale sur les raisons sous-jacentes au dénigrement ou à l'éloge observé lorsqu'il est question de la profession de traducteur.

Il est évident que la culture joue un rôle primordial dans la représentation sociale et sociétale du traducteur professionnel et de son activité. Il n'est pas anodin de noter que la majorité des traducteurs de langue arabe par exemple sont pour la grande majorité d'entre eux des hommes. Il y a là une marque culturelle forte qui tend à réaffirmer les croyances et idéologies prônées par les pays arabophones. De même, l'image ainsi que le travail d'un traducteur ne sera pas la même en Occident et en Orient. Or, sans entrer dans cette scission quelque peu simpliste est bien trop politisée entre deux perceptions que l'on croit diamétralement opposées nous pouvons prendre l'exemple du traducteurs vers les langues asiatiques qui jouissent d'une toute autre réputation et d'un rang social différent dans leur pays du fait d'une appréhension complètement différente du métier exercé selon les pays que l'on prend pour référence. Il est donc clair que l'élément définitoire premier des représentations que l'on aura d'un traducteur au sein d'une société donnée est fonction de la culture dans laquelle la société étudiée évolue.

69 En outre, notons qu'à leur d'un égalitarisme parfait qui n'est ni plus ni moins qu'un vœu pieu de nos sociétés occidentales contemporaines, l'intégration de la situation de handicap dans l'activité professionnelle de traduction sans répercussions sur l'image de la personne du traducteur semble être un but poursuivi mais difficilement atteignable. Il est en effet impossible semble-t-il de prôner l'indifférenciation pour une situation qui, par essence, découle objectivement d'une différenciation au premier chef. Ainsi la manière d'appréhender le handicap par une société donnée sera fonction de la représentation que cette société pourra avoir du traducteur handicapé. C'est pourquoi nous pouvons sans crainte de nous fourvoyer affirmer qu'une société dans laquelle l'acceptation du handicap est entrée dans les mœurs sans trop de heurts est à même de fournir une situation plus flatteuse à une personne handicapée souhaitant faire de la traduction sa profession. Là encore, nous voyons que la représentation d'un traducteur est liée à sa propre expérience culturelle et aux coutumes d'une société donnée.

Nous pouvons donc affirmer maintenant que l'image que la société se fait d'un traducteur n'est pas régie par la présence ou l'absence de handicap chez la personne en tant que telle, mais bien plus par l'expérience culturelle propre à chaque société et c'est bien là toute la beauté et tout l'attrait de ce métier qui met en jeu non seulement la compréhension mais aussi la capacité d'adaptation puisqu'il est évident que cette profession constitue une source intarissable de nouvelles rencontres. Ainsi nous pourrons dire que la profession de traducteur conjugue admirablement épanouissement professionnel et personnel.