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Deuxième Partie : la socio-psychologie

Chapitre 2 : travailler sous un point d'interrogation

III. La force de l'âge

Après avoir mis en lumière les aspects centraux de la question du doute dans le cadre de l'exercice professionnel de la traduction il nous paraît maintenant judicieux de nous intéresser aux facteurs qui définissent la qualité d'une traduction et de voir quels sont les éléments propres aux traducteurs qui forgent la réputation du professionnel. Bien évidemment, on sait qu'assez logiquement, l'âge ainsi que l'expérience joue un rôle crucial dans l'efficacité professionnelle du traducteur. C'est donc sur ce point que nous nous concentrerons afin de conclure notre brève

89 réflexion sur le doute en fournissant un moyen de pallier, ou du moins d'amoindrir, les difficultés que peut poser le doute dans l'exercice professionnel de la traduction.

Pour permettre une analyse présentant un intérêt pour l'avancée de notre propos, nous avons décidé de présenter ici une structure de réflexion en trois volets : premièrement nous envisagerons l'expérience comme unique remède au doute permanent qui habite et qui doit habiter le traducteur. Ensuite, nous observerons que l'âge constitue bien souvent un facteur rassurant pour les donneurs d'ordre lorsqu'on en vient au milieu de la traduction. Enfin, nous nous intéresserons aux étapes successives que le traducteur franchit dans son cheminement psychologique et intellectuel dans le cadre professionnel pour parvenir à des traductions pertinentes et exemptes de questionnement superflu et de doutes infondés en un minimum de temps.

1. L'élève ne saurait dépasser le maître

Suite à toutes les observations faites au cours de cette réflexion il apparaît comme évident que le seul moyen de se prémunir du doute en traduction est d'acquérir l'expérience suffisante du métier pour se permettre de traduire sans par la suite devoir nécessairement remettre en question ses propres choix de traduction. À cet égard, l'expérience se pose comme unique rempart contre le traducteur et un doute paralysant, empêchant le praticien d'avancer et de s'épanouir dans son activité professionnelle. C'est précisément pour cette raison que les professionnels qui accèdent au rang de réviseurs dans les carrières linguistiques des organisations internationales sont invariablement des traducteurs chevronnés qui ont gagné leurs galons au prix de nombreuses erreurs commises et de nombreux questionnement au fil des années durant lesquelles ils ont peaufiné leur apprentissage et affiné leurs connaissances. En traduction, l'expérience est mère de la précision et de la qualité c'est pourquoi il paraît difficile d'envisager un environnement professionnel uniquement constitué de professionnels jeunes qui possèdent le dynamisme de leur époque au détriment de certaines subtilités langagières propres aux organisations internationales.

Le fait que l'on parle de langage onusien40 n'est pas anodin. C'est bien la preuve qu'il est nécessaire de maîtriser les exigences et spécificités d'un environnement professionnel donné avant de se réclamer traducteur à part entière de cette institution. C'est un gage de satisfaction et de qualité que d'atteindre le stade auquel le doute sur la formulation n’est plus nécessaire car le traducteur sait de façon certaine que le texte est maîtrisé en langue d'arrivée selon des codes établis

40 On pensera par cette dénomination désigner les spécificités terminologiques et linguistiques propres aux carrières linguistiques de l’Organisation des Nations Unies.

90 par l'organisation pour laquelle il travaille. C'est une victoire lorsque le langage propre à l'organisation est assimilé et approprié et que le traducteur acquiert sa crédibilité parmi ses pairs.

Il faut cependant également noter que le rang de traducteur institutionnel expérimenté est un gage de responsabilité. Les problèmes qui en découlent sont variables, le plus prégnant étant sans doute la difficulté que représente la correction de mauvaises habitudes de traduction une fois l’expérience acquise appropriée par le traducteur. Il faut en effet toujours garder à l’esprit que les traducteurs expérimentés ne jouissent pas d'un esprit aussi malléable, vif et flexible que leurs homologues novices dans le domaine. Les mauvaises habitudes traduction sont très fermement ancrées dans les tics d'écriture et de formulation propres à chaque traducteur et rédacteur. Le traducteur novice à l'avantage de la fraîcheur de son esprit. On pourrait ici parfaitement utiliser la métaphore de la page vierge sur laquelle tout reste encore à écrire. En conséquence, il est plus aisé pour un réviseur d'apporter des corrections et des améliorations à un texte produit par un nouvel arrivé dans l'équipe de traduction que par un de ses collègues de longue date qui, premièrement aura plus de réticences à accepter les remarques qui lui sont adressées et qui, deuxièmement, malgré toute sa bonne volonté, éprouvera de grandes difficultés à voir objectivement l'erreur est donc sera moins à même de la corriger.

L'absence de doute constitue donc la difficulté majeure pour l'établissement de traductions, mais paradoxalement, l’expérience, elle, permet l'absence ou le minimum de doute. Expérience grandement valorisée sur le marché professionnel car elle est garante d'une efficacité, d'une réputation et d'un savoir-faire déjà rodé et bien établi. L'exemple institutionnel que nous avons donné ici en soulevant tout le problème des traducteurs réviseurs en est l'illustration et la démonstration parfaite.

2. La sagesse attend toujours le nombre des années

En traduction plus que dans d'autres domaines l'âge est un gage de prestige et de sécurité. Le donneur d'ordre donnera plus volontiers un mandat à un traducteur qui peut justifier d'une expérience prolongée et qui se trouve à un âge avancé. Compte tenu de la nature de la profession, L’âge, loin d'être un frein est un atout car on considérera qu'une plus grande maturité littéraire stylistique et linguistique mènera à l'établissement d'une manière traduction et à une restitution plus châtiée et plus respectueuse du message.

C'est pour cette raison que la traduction est une profession qui jouit toujours d'une réputation d'activité désuète est quelque peu monotone. Dans l'imaginaire collectif le traducteur est souvent assimilé au seul traducteur littéraire, faisant fi de tous les textes pragmatiques que le

91 traducteur rencontre au quotidien dans l'exercice de son métier. La plupart du temps, lorsqu'on pense à un traducteur, on y associe l’image d'un auteur vieillissant, illustre homme de lettres d'une langue donnée on pensera ici par exemple à Yves Bonnefoy, poète et auteur français XXe siècle pour ne citer que lui. Son œuvre est constituée d'ouvrage en prose et poésie française ainsi que de traduction à partir de l'anglais. Maintenant décédé, il incarnait semble-t-il l'archétype du traducteur littéraire tel que la société se le représentait.

En ce qui concerne les aspects plus pragmatiques de la traduction contemporaine on peut voir que ce privilège de l'âge perdure encore de nos jours. Il est en outre intéressant de noter que cette importance de l'âge est plus ou moins marquée suivant la langue cible que l'on décide d'étudier. Par exemple, nous voyons que pour le russe, par exemple, les équipes de traductions dans les institutions internationales sont constituées majoritairement de personnes d’un certain âge, puisque culturellement un âge avancé est considéré comme le garant d'une certaine expérience et d'une qualité de travail dans les pays slaves.

Outre cet aspect culturel on observe aussi l'idée selon laquelle accéder au statut de traducteur institutionnel au rang international est l'aboutissement d'une carrière bien menée ce qui subséquemment entraînera la nomination à ces postes de personnes plus matures justifiant déjà d'un bagage professionnel, culturel et personnel très conséquent. Nous avons donc pu observer que l'âge d'un traducteur revêtait une importance capitale dans le milieu car il a vocation à rassurer le donneur d'ordre sur les qualités et les compétences de la personne à qui il décide de confier un mandat. Comme nous l'avons déjà expliqué, en traduction, c'est l'expérience qui forge son homme.

Ainsi, accéder aux plus hautes sphères du domaine implique, comme dans tous les métiers, de commencer par faire ses armes, si possible aux côtés des plus grands de sorte à progressivement se forger une réputation et gravir les échelons en passant tous les caps de la traduction.

3. Naviguer dans une mer démontée pour enfin franchir le cap de bonne traduction.

On ne pouvait en aucun cas se permettre de soulever le problème du doute en traduction sans s’accorder un moment pour parler de ce qu'il nous plaît d'appeler ici la « théorie des caps » en traduction. Pour comprendre ce dont il en retourne, nous devons en revenir aux méthodes de formation du traducteur professionnel. Tout traducteur ayant suivi une formation spécialisée dans son domaine d'exercice se reconnaîtra parfaitement dans le raisonnement que nous essaierons d’exposer ci-après.

Tout traducteur professionnel sait que l'apprentissage des méthodes de traductions passe par plusieurs étapes et que la qualité ultime d'une traduction est définie par le point d'équilibre que

92 le traducteur a la charge de trouver entre implication personnelle et distanciation objective pour établir un texte au plus proche du sens et de la forme de l'original. Partant, une métaphore pertinente consisterait à imaginer que le traducteur en devenir doit franchir « des caps » car au cours de son apprentissage il testera différentes manières de traduire jusqu'à parvenir à trouver son style, sa propre manière de formuler les idées et ses propres cheminements intellectuels pour la compréhension et la retranscription du message.

La logique voudrait qu’il y ait deux sorte de traducteur en devenir : celui trop impliqué dans le texte d'arrivée et celui qui en est trop distant. La difficulté réside dans l'équilibre de ces deux éléments. Il faut, pour parvenir à une traduction pertinente et efficace, accepter de voir le texte dans sa globalité pour pouvoir en extraire la substantifique moelle du message et ainsi se tourner vers la formulation la plus idiomatique existant dans la langue cible. Pour parvenir à cette vue d'ensemble sur le texte de départ le traducteur en puissance doit d'abord questionner son propre style d'écriture et ses propres formulations de sorte à parvenir à une objectivité des plus strictes lors de la lecture du texte pour ne pas être influencé par des éléments de subjectivité lorsqu'il sera question de la compréhension du message.

La dimension créative du traducteur est très largement limitée car son rôle est restreint à la retranscription du message sans adjonction d'éléments sémantiques ou stylistiques41. C'est pourquoi nous pouvons dire que le traducteur doit faire preuve d'une très grande flexibilité car il doit savoir adopter tous les styles d'écriture dans le but de se confondre au mieux avec l'auteur premier du texte. Il doit donc être à même de jauger sa propre stylistique, quitte à en douter, pour pouvoir adopter par la suite la meilleure stratégie de traduction est donc le style d'écriture le plus adapté.

Cette opération ne peut se faire qu'avec l'usure du temps grâce auquel le traducteur en devenir identifiera le cœur de phrase et l'élément clef de toute ses traductions en évitant la surtraduction de même que les formulations trop économes et simplistes qui trahissent chacune aux deux extrêmes le sens de l'élément traduit.

C'est donc avec le temps que le traducteur apprendra à franchir, ce que nous avons délibérément appelé ici les « caps en traduction », ils sont régis par le doute et le questionnement qui s'opère chez le traducteur qui souhaite parvenir à une solution satisfaisante en traduction. Une fois ces « caps franchis », le doute s'estompe le traducteur gagne en assurance, il s'épanouit donc pleinement dans son métier et contribue à donner ses lettres de noblesse à la profession.

41 On pensera aux travaux de KUSSMAUL, Paul, Training The Translator, John Benjamins Publishing Co, 1995, 176 pages.

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