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Traducteur - auteur : frères ennemis

Deuxième Partie : la socio-psychologie

Chapitre 3 : l'ambigüité de l'empreinte

I. Traducteur - auteur : frères ennemis

Dans cette première partie de notre analyse qui vise à fournir une vue d'ensemble sur le degré d'implication du traducteur dans les textes qu'il fournit, nous nous intéresserons plus précisément à l'ambiguïté qui peut exister dans la relation qu'entretiennent l'auteur et le traducteur d'un texte. Notre ambition est de décrire ici une relation très singulière, paradoxale même. Le lien qui unit le traducteur et l'auteur est probablement l'un des plus humainement complexe car il oscille

94 entre collaboration admirative et rivalité créative. Il est clair que pour décrire cette éternelle valse entre l'amour et la haine à laquelle s'adonne le traducteur et l'auteur il nous faudra démontrer l'évidence : les deux activités, les deux professions sont étroitement liées, voire même dangereusement proche. Ce qui fait place à des considérations psychologiques du plus grand intérêt car nous pourrons ainsi analyser les raisons et les éléments qui sous-tendent les marqueurs textuels de subjectivité et l'implication personnelle des acteurs de la naissance d'un texte multilingue.

Pour plus de pertinence dans notre propos nous nous proposons ici d’établir une structuration en trois parties de la réflexion. Dans un premier temps nous nous consacrerons à la frustration que peut ressentir un traducteur face à la limitation de son champ d'action dans le texte qui lui est proposé. Dans un second temps, nous nous pencherons sur le cas particulier de la co-écriture. Pour terminer, nous tacherons de faire la lumière sur les avantages que la position de traducteur peut comporter par rapport à celle d'auteur. Nous aurons ainsi selon toute vraisemblance couvert les principaux aspects de cette relation complexe et ambivalente qui tire justement tout son intérêt de cette singularité de catégorisation.

1. Superman a perdu ses pouvoirs

L'image récurrente du traducteur est celle d'un auteur frustré. On le pense privé de toute liberté créative et il passe souvent pour être à la solde de l'auteur qui récolte tous les honneurs du succès d'un ouvrage. L'ouvrage intitulé Vengeance du traducteur par Brice Mathieussent auquel nous nous sommes déjà référé est la parfaite illustration de cette idée. Ainsi l'idée selon laquelle la profession de traducteur n'est que très modérément gratifiante, est très largement répandue. Il n’est pas rare non plus de prêter au traducteur un ressentiment qu’il nourrirait, hypothétiquement, envers les auteurs qui brilleraient en pleine lumière pendant que lui serait un pion qui travaillait d'arrache-pied et toujours dans l'ombre de la signature apposée.

Outre cette vision très largement exagérée et romancée, il ne faut pas perdre de vue que le traducteur est l'auteur servent ensemble une cause commune incarnée par le texte. Il est clair que le traducteur ne jouit pas de la même visibilité ni du même aura que l'auteur. l'objet du débat est de démontrer l'adversité qui existe entre le traducteur et l'auteur, nous pourrions sans doute mettre l'accent sur le fait que même si la cause reste commune pour les deux acteurs de l'établissement d'un texte, les priorités textuelles, elles, varient suivant la perspective principalement traductive ou éditoriale que l'on choisit d'adopter. Un auteur, sera selon toute vraisemblance porter plus sur l'esthétique, la formulation ayant vocation à parfaire le style. Le traducteur aura lui, au cours de son travail, la liberté, dans certains cas inextricables, de s'éloigner les tournures choisies par l'auteur pour

95 restituer de manière plus naturelle, convaincante et crédible la teneur du message du texte. Toutes ces observations restent bien évidemment conditionnées au type de texte rencontré. Il est bien évident que dans le cadre d'une traduction littéraire une prépondérance du fonds sur la forme n'est pas possible et que le traducteur doit vaille que vaille trouver le parfait équilibre entre ces deux éléments.

Quoi qu'il en soit, l'idée d'une frustration du traducteur, inhérentes à sa profession et à sa condition, est loin d'être absurde. Puisqu’on accepte volontiers l'idée que la créativité constitue une grande partie de l'épanouissement professionnel on ne peut s'empêcher de constater que le traducteur en est, lui, par force généralement privée. Cette situation pourrait vraisemblablement être vécue par le traducteur comme une profonde injustice, d'autant plus qu'il possède comme nous l'avons vu précédemment toutes les compétences de l'auteur qui lui sont indispensables pour s'atteler à la tâche spécifique qui lui est propre, à savoir la « simple » traduction de l'ouvrage ou du texte qui lui est proposé. D'un point de vue psychologique nous pourrions même nous aventurer à parler de « castration » professionnelle car nous sommes ici en présence d'un spécialiste de l'écrit qui est manifestement entravé dans l'expression de sa nature profonde et de sa passion pour la lettre couchée sur le papier.

Nous nous devons malgré tout de nuancer notre propos en établissant clairement que cette relation s'inscrit bien plus dans la collaboration que dans l'affrontement des deux protagonistes.

C'est à ce titre que nous pouvons parler d'une valeur ajoutée en traduction car le fait que le texte soit établi à quatre mains apporte subrepticement des éléments affectifs, personnels et contextuels propres à chacun de ses personnages. Plus le texte est retravaillé à différentes étapes de création plus il s'enrichit. C'est là le fondement du raisonnement éditorial, l'essentiel étant donc de collaborer à l'établissement de la version satisfaisante du texte qui saura conjuguer les sensibilités de tous et formera un tout cohérent et conforme aux attentes de tous ceux qui auront pris part à l'élaboration du texte.

2. Le compromis inespéré

Compte tenu des remarques faites précédemment une réflexion sur le phénomène d'écriture conjointe d'un texte paraissait ici tout à fait bienvenue et indispensable. Nous pourrions penser que la co-écriture constitue une forme de réponse à l'éternelle rivalité qui anime le traducteur et l'auteur.

Elle est semble-t-il une solution satisfaisante pour les deux parties car elle présente l'avantage de placer les deux protagonistes du texte à un même niveau de reconnaissance et de visibilité par rapport au lecteur. Il n'est pas rare qu'un traducteur littéraire, surtout, se trouve être parfois auteur

96 de certains ouvrages qui lui sont propres et qui ont vocation à lui permettre d'assouvir son besoin de créativité au moyen de l'écriture, autonome, dans ce cas. Comme nous l'avons vu précédemment, les deux activités ont souvent tendance à se chevaucher et c'est bien là ce qui constitue la complexité et l'intérêt d'un milieu professionnel aussi singulier.

Étant donné le schéma de fonctionnement et de collaboration dans lequel évoluent l'auteur et le traducteur, envisager une situation de co-écriture pourrait s'avérer la solution au problème posé par les rivalités professionnelles. Une telle configuration semblerait donc assurer la parité dans la marge d'expression personnelle au sein même du texte et pourrait même conduire à l'équité pour ce qui est des prérogatives rattachées au succès d'un ouvrage dont l'auteur est le traducteur partagerait, dans le cadre d'une co-écriture, le mérite et les récompenses.

Il est clair que les barrières hiérarchiques sont complètement abolies dans la perception de la collaboration que nous proposons, mais il s’agit d’essayer d'imaginer une situation dans laquelle le traducteur aurait, en plus de sa mission première de restituer le message ainsi que sa forme dans une langue autre que celle de l'auteur, la liberté et même l'obligation d'apporter une marque personnelle au travers d'un style d'écriture propre pour faire du texte dans son entier une véritable collaboration et une rencontre des styles d'écriture. Ce système de co-écriture comporte également l'avantage de permettre un mélange des genres généré tour à tour par la manière d'écrire propres à chacun et au ressenti que l'on a du texte ainsi que par les méthodes de travail et la perspective dans laquelle on se place par rapport au texte.

La vision selon laquelle l'auteur serait le seul à conserver un lien affectif avec son texte du seul fait qu'il en est le créateur semble s'opposer ici à l’idée selon laquelle le traducteur est un auteur

« par procuration » car il a la charge d'établir une version du texte qui par définition sera unique mais qui comportera, dans la langue cible, tous les éléments du texte original. Par conséquent, le traducteur serait en droit, lui aussi, de revendiquer un lien affectif avec le texte dont il est le créateur, soit la traduction. C'est pourquoi la co-écriture semble ici être la solution, car envisager le traducteur en tant que co-auteur, avec la particularité d'établir le texte dans une langue cible, conférerait à ce praticien des langues et de l'écrit le même statut que l'auteur en lui reconnaissant toutes ses qualités stylistiques et littéraires. Certes, la perspective sur le texte et les méthodes de travail diffèrent entre l'auteur et le traducteur, cependant il est une constante, ils sont tous deux à la recherche du texte parfait et c'est pourquoi mettre leurs efforts en commun serait, semble-t-il, le chemin le plus direct vers cet objectif.

97 Toutes ces considérations sont fondées lorsqu'il est question de la traduction littéraire.

Cependant il s'agit de traductions plus pragmatiques on peut clairement observer que la différenciation entre auteur et traducteur ou même interprète, à plus forte raison encore, est plus marquée. Les rôles de chacun sont ainsi mieux définis et les rivalités s'estompent, n'ayant plus vraiment lieu d'être, puisque dans le cas de textes à visée utilitaire la subjectivité de l'auteur est moins présente et les considérations esthétiques moins nécessaires. Tous y trouvent donc leur compte et la cohabitation professionnelle se passe pour le mieux lorsque la nature des textes ne se prête pas, ou très peu, à une compréhension et donc une traduction subjective, interprétative et personnelle. C'est dans ce contexte que le traducteur peut espérer trouver tout l'intérêt de la discrétion de sa position.

3. Courageux, mais pas téméraire

Il serait malhonnête et erroné de vouloir présenter le traducteur comme une victime de l'auteur. C'est bien ainsi que s'observe toute la dimension caricaturale de l'ouvrage de Brice Mathieussent que nous avons cité auparavant. Il ne faut pas perdre de vue que la profession de traducteur est, à bien des égards, une position très confortable pour celui qui l'occupe. Il est clair que si la gloire de la phrase bien écrite et de l'idée belle et bien exprimée revient, en premier lieu, à l'auteur, il en va de même pour le revers de la médaille. Toutes les dérives subjectives, les polémiques soulevées par le texte et les idées discutables exprimées au sein du texte sont autant de reproches qui seront directement fait à l'auteur qui devra alors, suivant le cas, s'expliquer de ses choix ou assumer les conséquences de ses convictions.

Pour simplifier, nous pourrions dire que le traducteur, à l'inverse de l'auteur, n'est pas créateur d'idées, même si comme un porte-plume, il a la charge de jouer avec les mots pour parvenir à une phrase intelligible42, agréable et fidèle au sens. Cette position d'intermédiaire dégage le traducteur de toute responsabilité en ce qui concerne le contenu de ce qui est traduit, c'est donc en toute logique qu'il jouit d'une certaine impunité, toute relative certes, car les remontrances et les objections relatives aux idées exprimées dans les textes ne sont pas considérées comme étant de son ressort.

Une nouvelle fois nous somme amenés à en conclure que la traduction littéraire et la traduction institutionnelle ou plus largement pragmatique sont deux mondes aux exigences bien différentes, bien que l'activité qu'elles imposent soit, apparemment, la même. On ne peut

42 Voir FONTANET, Mathilde, « Temps de créativité en traduction », Meta, vol. 50 n°2 2005, p. 432-447.

98 s'empêcher de penser que dans le contexte des organisations internationales ce régime des responsabilités est très profitable au traducteur, voire même indispensable pour lui permettre d'exercer son métier sereinement. De fait, les organisations internationales sont un cadre dans lequel un grand nombre de sujets parfois hautement polémiques43 sont voués à être abordé. Or dans le milieu international, la violence des foudres que l'on peut s'attirer varie proportionnellement au degré de polémiques que soulève le texte en question. Voilà pourquoi nous pouvons dire que le traducteur bénéficie, presque toujours d'une échappatoire, en cela qu'il se dédouane de la teneur du texte pour ne prendre à son compte que la formulation fidèle du message en langue cible. La position du traducteur institutionnel est donc marquée d’un très fort paradoxe : Autant la teneur du message permet un certain confort du traducteur, autant elle peut porter à de graves conséquences en cas d’erreur de traduction.

Il est un autre problème qui se pose à l’international : le multilinguisme. Dans un contexte institutionnel il n'est pas rare d'observer que les auteurs eux-mêmes ne s'expriment pas dans leur langue active ce qui rend la traduction encore plus complexe et délicate. Il y a donc deux cas où le traducteur cours effectivement un risque : si la langue active de l'auteur n’est pas sa langue de travail et que pour des raisons de facilité la personne décide de s’exprimer dans une langue comprise par le plus grand nombre, choix donnant lieu à des erreurs évidentes que le traducteur en tant que spécialiste saura détecter et analyser, le traducteur se heurtera dans ce cas à une certaine fierté mal placée qui lui vaudra d'être considérée comme à l'origine d'une erreur de traduction, bien qu'il s'agisse en fait d'une erreur de formulation au départ que le traducteur aura simplement voulu corriger.

Nous avons donc vu que la position du traducteur n'était pas toujours enviable car elle comprend de lourdes responsabilités et exige des qualités de diplomatie, de flexibilité et de disponibilité non négligeables. Malgré tout nous avons pu voir le traducteur jouissait d'un certain confort de par sa position car il n'est pas à proprement parler en première ligne des remontrances sur le contenu du texte et jouit d'un crédit auprès du client pour lui donner la clé d'accès, dans une langue cible, au sens véritable du texte. La traduction est donc véritablement une profession de services et le client, l'institution le donneur d'ordre sont le souci premier du traducteur.

43 On pensera ici aux nombreux articles publiés traitant de la traduction au sein des organisations internationales. Voir la partie correspondante dans la revue, Traduire, SFT n°220, 2009.

99 II. L'art de faire commerce pour se comprendre

Dans la partie précédente il nous a été donné d'analyser une dimension particulière de la profession de traducteur qui est la relation affective dans laquelle s'inscrit le professionnel avec son produit. On lui a délibérément conféré dans cette partie, plus que le statut de professionnel de la traduction, celui d'« écrivain traduisant », dans le but de démontrer les liens étroits qu’il entretiens avec l'auteur. Nous allons maintenant nous attacher à observer toutes les dimensions dans lesquelles la profession de traducteur peut être considérée comme un métier de service et par là même s'apparenter, en fait, à un commerce entre un acheteur et un prestataire qui est objectivement engagé selon des critères objectifs. Nous nous proposons donc, assez paradoxalement, de tenter de traiter la question de la subjectivité en traduction au moyen de l'analyse des attentes du client envers le traducteur en matière d'objectivité et d'étendue des compétences.

Pour parvenir à fournir une analyse satisfaisante et scientifique du sujet, nous serons amenés à reconsidérer la question du savoir et de la culture générale dans la traduction. Comme nous l'avons expliqué à maintes reprises le traducteur le traducteur doit pouvoir être considéré comme un « tout-savant » dont l'objectivité ne peut en aucun cas être remise en cause. C'est sur ce point que nous concentrerons la première partie de cette réflexion sur les attentes du marché en matière d'objectivité du traducteur. On attend également du traducteur qu'il soit capable d'adopter tous les styles d'écriture et ainsi on lui demandera de prendre objectivement toutes les mesures nécessaires pour parvenir au pastiche. Ce deuxième point soulevé ici fait bien montre de l'existence de ce nouveau type d'implication, cette fois plus objective, du traducteur dans sa traduction. Enfin, nous conclurons cette analyse par la représentation du traducteur en tant que porteur d'espoir pour le client car il lui permettra objectivement et par son implication, par son concours, et par les mesures qu'il décide de prendre la compréhension d'une langue que le donneur d'ordre ne maîtrise pas. Sans vouloir établir un jugement de valeur il s'agira simplement de démontrer ici que même objectivement parlant une certaine forme d'implication est exigée de la part du traducteur tant dans le domaine de l'exercice proprement dit de l'activité que dans la constitution d'un bagage culturel suffisant pour exercer.

1. Traduire ,c'est accepter d'investir dans son savoir

Une nécessité première de la profession de traducteur est de s'accorder le temps d'accumuler des connaissances. Cet élément constitue en soi une preuve d'implication de la part du traducteur, non plus dans le texte même, mais plutôt dans le concept général de l'activité de traduction à un degré professionnel. Professionnellement, on attend du traducteur qu'il sache

100 potentiellement aborder tous les sujets qui lui sont présentés et qu'il trouve par lui-même toutes les mesures nécessaires à l'acquisition de connaissances propres à lui permettre de fournir une traduction pertinente et satisfaisante44. Ainsi nous pourrions dire que la manière pour le traducteur de s'impliquer dans un texte et d'en comprendre de manière très approfondie le sujet. En ayant consacré un temps conséquent à des recherches, des lectures et des analyses spécifiques à un sujet, il paraît plus qu'évident que le traducteur se sentira impliqué au plus haut point dans la teneur du texte livré en langue cible.

Cet investissement temporel et personnel et précisément la raison pour laquelle certain traducteurs choisissent d'établir leurs honoraires sur la base d'une tarification horaire, plus représentative selon eux des efforts consentis à la satisfaction du client et à l'établissement d'une traduction documentée, circonstanciée et pertinente. On choisira de se concentrer ici sur le fait que le temps que l'on consacre à traduction est le meilleur témoin de l'implication dont le traducteur aura fait preuve au cours de l'écriture. Il n'en reste pas moins que cette vision pose un problème sérieux de confiance entre le client et son traducteur car le volume horaire d'une traduction est difficilement quantifiable est encore plus difficilement vérifiable et pourrait donner lieu à des dérives indélicates de la part de l'une ou l'autre des parties.

Nous avons donc vu que la subjectivité du traducteur dans une traduction est proscrite dans sa forme la plus directe, elle subsiste néanmoins par le biais des recherches que le traducteur entreprend et qui lui permettront d'établir une traduction ; ce qui a pour conséquence directe des répercussions perceptibles dans les formulations choisies par le traducteur. Il est absolument certain que la subjectivité du traducteur sera exprimée dans le texte final, au titre des recherches qu'il aura

Nous avons donc vu que la subjectivité du traducteur dans une traduction est proscrite dans sa forme la plus directe, elle subsiste néanmoins par le biais des recherches que le traducteur entreprend et qui lui permettront d'établir une traduction ; ce qui a pour conséquence directe des répercussions perceptibles dans les formulations choisies par le traducteur. Il est absolument certain que la subjectivité du traducteur sera exprimée dans le texte final, au titre des recherches qu'il aura