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b) Le point de vue interne de quelques membres de SEQ-2

Le laboratoire de recherche senior : analyse d’une sociabilité cohésive et coopétitive

III.2. b) Le point de vue interne de quelques membres de SEQ-2

Mon premier contact avec la directrice de la sous-équipe (Madame Dubreuil) a été tout à fait informel, et pourtant, il s’est trouvé cadré par le lieu même de l’entretien c’est-à-dire son bureau du bâtiment Recherche. Elle m’a accueillie au sein de sa sous-équipe et a même incité ses étudiants à accepter de futures interviews. A l’heure du rendez-vous du 26 janvier 2012, à mon arrivée, elle était déjà présente dans son bureau. J’ai ressenti de suite une sensation de chaleur, au propre comme au figuré, puisque le store était cassé et que cette dame quadragénaire était très souriante. Elle me dit alors avoir accepté notre rendez-vous, non pas pour convaincre sa responsable, directrice du SL4, de changer d’avis puisqu’elle n’avait pas voulu me recevoir, mais pour m’aider indirectement. Elle acceptait, en son nom, ma présence dans les réunions de sa sous-équipe. Je pouvais donc interroger les membres de son groupe à mon aise, si et seulement si, ils y consentaient. Ce pacte « d’entraide amical » outrepassait la position de sa responsable qui avait refusé ma présence pour des motifs professionnels (anonymat des interviewés) et aussi personnels (de rapports hiérarchiques).

Je la questionnais sur son parcours, sur la façon dont elle concevait l’encadrement d’une équipe, et plus précisément comment elle se représentait son rôle de directrice de thèse et de directrice de recherche. Elle m’a alors dépeint avec précision quels passion et engagement elle mettait à encadrer ses thésards. Sa coutume était de les faire venir chez elle prendre un thé lorsqu’un besoin de discuter travail se faisait sentir. Elle a aussi une très forte préoccupation à créer « un esprit de groupe », c’est-à-dire, un sentiment d’appartenance à cette « petite famille » dont elle serait la « tête ». Comparons la vision de la directrice, Madame Charline Dubreuil, avec le quotidien des doctorants. L’entretien individuel mené avec Charlotte en février 2012 va permettre de confronter la vision de la directrice avec celle de ses étudiants.

Cette doctorante, auto-financée, en cinquième année de thèse de linguistique à l’Ecole Y, connaît très bien les différents membres de son équipe. En effet, elle était étudiante de master avant de devenir doctorante au sein de ce groupe. De plus, elle donne depuis de nombreuses années des cours avec l’un de ses collègues, maître de conférence, ainsi qu’avec sa directrice, Madame Dubreuil. Ceci a l’avantage de créer des liens communautaires très forts mais aussi, corrélativement parfois, de rendre ces

liens plus délicats. En effet, pour Charlotte, l’appartenance à une communauté génère aussi des rivalités et des jalousies (entre doctorants notamment). Elle a conscience de la relation privilégiée qu’elle entretient avec sa directrice de thèse comme en témoigne ce commentaire qu’elle m’a fait à la sortie d’un séminaire : « Ma directrice m’a dit hier, je

crois que (…) quand tu ne seras plus au labo, je vais arrêter ce cours, je ne me sens plus de le faire sans toi. » Charlotte semble avoir gagné la confiance de sa directrice, et

donc par là même un peu d’autorité sur les autres membres de l’équipe. En effet, cette jeune femme me confie avoir été en quête de reconnaissance tout au long de sa thèse, car elle venait « de la fac ».

N’étant pas issue d’une grande école, peut-être ne se sentait-elle pas à sa place ? Ceci est symptomatique d’une sorte de compétition plus ou moins visible (ou vécue comme telle) entre doctorants issus de la faculté et ceux issus de grandes écoles. Toujours est-il que la directrice crée, selon les doctorants, un climat de compétition entre eux. Selon la directrice, ce climat est une source d’émulation. Le discours de Charlotte fait état de cette ambiguïté. D’un côté, elle fait l’éloge de sa directrice qui « même après la thèse se soucie qu’on trouve des postes », de l’autre, elle émet un bémol sur la « gestion familiale »55 de l’équipe.

Tout se passe comme si les doctorants étaient dans une fratrie mêlant concurrence et valorisation. « Au niveau de la gestion de l’équipe, ce qui me gêne parfois c’est

qu’elle nous compare beaucoup au niveau du travail (marque de concurrence). Par exemple, Virginie, elle termine sa thèse en même temps que moi, et ce soir Charline me dit « oui, Virginie elle a déjà fait ça, toi tu ne l’as pas encore fait ». Virginie m’a dit qu’elle lui disait la même chose de moi. Du coup ça met la pression, je me sentais en rivalité vis-à-vis de Virginie. » (Charlotte). Alors que Charlotte et Virginie pourraient

entretenir des relations paisibles, elles sont mises en porte-à-faux du fait de leurs liens à la directrice. Cependant, il est important de signaler, comme le dira Virginie en entretien, que malgré cette rivalité scientifique, il existe une certaine solidarité, notamment si elles sont en recherche d’emploi pour gagner leur vie pendant leurs thèses : « Avec Charlotte, je n’y arrive pas. Il y a une entente amicale quelque part mais

je ressens ce côté concurrence et jalousie. (…) Des fois, on a pu marcher ensemble côte à côte jusqu’à la cantine, je dis bonjour à beaucoup de personnes. (…) Du coup, j’ai des remarques : « Ah, mais tu connais tout le monde ! ». (Virginie) Mais cette jalousie

se résorbe devant des valeurs comme la solidarité, etc. « La responsable de la vie

étudiante cherchait des étudiants inscrits à l’Ecole Y pour faire des heures payées (…) ; j’en ai parlé à Charlotte, je me disais : elle a peut-être besoin d’argent (…). Oui on s’aide plus ou moins tous. Je sais qu’on l’a fait pour moi (alors) même à mon pire ennemi … Voilà quand je peux…(rire) » (Virginie) La coopétition familiale entre ces

sœurs ennemies se cristallise au travers, non seulement de valeurs liées à la recherche et au travail mais aussi, et surtout au niveau des affects. La forme de management scientifique qui porte cette sociabilité dans une équipe senior est teintée d’émotions.

Ces émotions se retrouvent entre chercheurs. La réaction d’ouverture et d’entraide de la directrice de la sous équipe SEQ-2 du laboratoire SL4 (Madame Dubreuil) à mon enquête y fait signe. On retrouve ces émotions aussi bien entre les doctorants, qu’entre les doctorants et la directrice de thèse (on vient de le voir), ainsi qu’entre les doctorants

55 Les termes de « gestion familiale » et autre vocabulaire liés au thème de la famille ont été prononcés en entretien tant par la directrice que par certains doctorants.

et les chercheurs statutaires. En effet, Virginie va solliciter l’aide d’un maître de conférence pour terminer sa thèse : « Les rendez-vous se sont accélérés à partir d’avril,

parce qu’elle (sa directrice de thèse) avait vraiment peur que je ne termine pas (...). Et alors, j’ai eu un rendez-vous avec Guyonec (un maître de conférence de SL4) à la même période, en juillet : il m’a relu 80 pages, j’ai eu une vraie relecture, avec des références, des idées (…) Il y avait, je ne sais pas quatre ou cinq commentaires par pages ». En somme, par l’intermédiaire de la doctorante qui coopère avec un collègue

statutaire de la directrice de thèse, une compétition surgit entre les deux chercheurs statutaires. En tant qu’ils aident tous deux la thésarde, ils sont en coopération officiellement, mais en compétition officieusement, puisque la thésarde sollicite le maître de conférences sans, a priori, en tenir informé sa directrice.

Par conséquent, tous ces mécanismes de mise en compétition au sein du groupe sont la marque possible d’un autre type d’autorité : celui de « manager » déjà identifié à SP3, mais qui est différent du management du leader « gestionnel et administratif » exposé en chapitre II. Au niveau scientifique, un sentiment très fort d’appartenance au laboratoire SL4, est manifeste pour tous les membres. Nous avons vu que, dans le cas de SP3, cette appartenance se situait plus au niveau gestionnel. La nuance est importante. Charlotte, quant à elle, me rapporte qu’elle ne se sent pas appartenir à « toute » l’équipe, mais seulement à un groupe au sein de celle-ci. Ce groupe est plus représentatif de la catégorie senior que de celle des juniors. En effet, il se compose de personnes plus âgées qu’elle : « l’équipe, un peu plus large, par exemple du séminaire

où il y a d’autres personnes (dont le maître de conférence avec qui elle donne des

cours). Là, je me sens intégrée parce que je peux parler. J’ai l’impression qu’avec les

années je peux parler ouvertement, voire même être sollicitée pour donner mon avis. »

Le sentiment d’être à sa place, d’être légitime se gagne avec le temps, l’expérience, la reconnaissance par l’autorité qu’est, ou du moins que représente, le maître de conférence et, par extension, sa directrice. Mais qu’en est-il des rapports entre les doctorants ?

Il se trouve qu’au moins trois des doctorantes à SL4 que j’ai pu interroger (Claudine, Charlotte et Virginie) ont commencé leur thèse ensemble. Elles sont dirigées par la même directrice et sont de la même génération. De ce fait, les amitiés de début de thèse évoluent plus ou moins négativement, pour finalement se « stabiliser » quelque peu au fil des années. Cette évolution dépend des relations de plus ou moins grande proximité avec la directrice ou avec d’autres membres de statuts influants (professeur, maître de conférence). La répartition des affinités dans les relations interpersonnelles est fonction de la spatialité dans le laboratoire. Dans le cas de Charlotte, la configuration du laboratoire contribue à son isolement par rapport au reste de l’équipe. En effet, le laboratoire se répartit sur deux étages. Charlotte est au rez-de-chaussée, quand le reste des jeunes se trouve au dessus, au premier étage. « En fait, il y a un truc particulier

dans ce labo, c’est que tout se passe au premier étage. Et au rez-de-chaussée (ce sont) des chercheurs plus expérimentés. Mais, moi, mon bureau est au rez-de-chaussée. En gros, je suis toute seule, et c’est pour ça que je n’ai pas vraiment de vie sociale au labo. » (Charlotte). Lorsque je lui demande si elle monte à l’étage voir ses collègues,

elle me répond : « Je n’ai pas vraiment l’occasion de monter. Enfin, ça ferait bizarre. » Elle ressent comme une sensation d’étrangeté, et sa présence semble être plus ou moins perçue comme une intrusion au quotidien si elle va au premier étage. Par exemple lors des repas, « au premier étage, ils ont vraiment un esprit de groupe. Quand ils vont

manger tout l’étage va manger en même temps. » Cela la met mal à l’aise. Virginie,

quant à elle, me confirmera cette habitude, parfois « usante » de se joindre à la table commune. En somme, si Virginie, elle, est bien intégrée en ce qu’elle « connaît tout le

monde », dans le cas de Charlotte les lieux communs de sociabilité sont le théâtre de

micro drames sociaux qui sont source de malaises pour elle, voire d’une forme d’exclusion. La configuration des lieux joue donc beaucoup sur le développement ou non d’une sociabilité de qualité. La sociabilité est à entendre, dans ce contexte, selon la définition de Bidart, comme étant l’ensemble des relations créées entre individus mis en présence. Cependant, l’espace formel (du bureau) comme celui informel (de la cantine) ne sont pas seuls en cause. En réalité, c’est aussi le comportement d’ouverture ou d’isolement plus ou moins volontaire de la part de chacun, qui va rentrer en ligne de compte pour nouer ou non des liens avec autrui. Par exemple, quand Charlotte se sent perçue comme « une traîtresse ou une lèche-bottes parce que je sais que Claudine (la troisième doctorante) en veut à la directrice, et que la directrice en veut à Claudine ».

Les relations entre les membres de SL4 ne sont donc pas fixes. Elles sont variables selon la proximité émotionnelle et cognitive entretenue avec la source de l’autorité : la directrice et/ou les membres hiérarchiquement plus élevés au sein du groupe. Ainsi, l’existence et le maintien d’une utopie communicationnelle de forme cohésive mais autoritaire dans un laboratoire senior, révélée par cette étude de cas, repose sur la capacité des acteurs à négocier leurs rapports de force à la norme comportementale et rhétorique imposée par la directrice et/ou le chercheur statutaire hiérarchiquement supérieurs. Cette utopie est maintenue au moyen d’une sociabilité « coopétitive » de type managériale. Cette dernière est dirigiste sur un plan professionnel et personnelle sur le plan affectif des valeurs mobilisées par les acteurs, toutes générations confondues (entraide entre les doctorants, etc.).

III.3 Conclusion

Pour conclure ce chapitre, on peut dire avec l’exemple du squelette administratif de SP3, que la sociabilité des seniors est en partie liée à l’efficacité du dispositif gestionnel.

Caractéristiques du leadership gestionnel et administratif

L’individu leader a pour fonction d’être :

1. un régulateur hiérarchique, en tant qu'il relie les deux mondes (sciences et administration) en apaisant les tensions et en privilégiant le compromis, tout en imprimant un cap de coordination des tâches et des moyens dont chacun dispose ;

2. un référent (scientifique et/ou administratif), en tant qu'il incarne un idéal de la fonction publique ;

3. un tuteur, en tant qu'il incite les collègues à se former ;

4. persuasif et stratégique, en tant qu'il use de stratagèmes de communication pour venir à ses fins (vouvoiements et positionnement se voulant neutre vis-à-vis de ses subalternes du champ administratif, comme de ses supérieurs du champ scientifique).

Grâce à ses fonctions, le leader « gestionnel » contribue à l'utopie d’un monde « à part » en ce qui concerne la recherche à l’Ecole Y. Si cette dernière s'appuie sur l'administration pour fonctionner, elle en est cependant bien distincte.

L’administration en recherche est à différencier également de celle des services publics car les individus chercheurs sont relativement autonomes du fait de leur haut niveau d’études.

Pour le pan scientifique ensuite, nous avons vu que c’est principalement les directeurs qui impriment l’esprit managérial à adopter : plutôt communautaire et collégial à SP3, plutôt autoritaire et dirigiste à SL4.

La coopétition apparaît dans la mesure où le sentiment d’appartenance à une équipe, à un laboratoire, est revendiqué dans les deux études de terrain. Des jalousies à cause de favoritisme réel, imaginé, ou craint, contrebalancent en permanence les phénomènes d’entraide. La compétition se mêle donc bien à la coopération. Cette coopétition résultante, peut donc se lire comme un symptôme de la forme « cohésive » de sociabilité identifiée à SP3 comme à SL4 malgré leurs différences de fonctionnement et d’appréhension du vivre ensemble. En effet, les rapports de force vis-à-vis d’une autorité, les rapports de rôle dans le groupe et ceux de clivage générationnel sont tous cohérents avec les relations présentes dans un groupe soudé. Ainsi, on peut affirmer que c’est bien le caractère « total » de la communication qui pose les normes claires de comportements, pleinement incorporées par les individus, créant ainsi lors des interactions, une cohérence de groupe. Ceci malgré les tensions, les rivalités, les sentiments et les valeurs communes que véhicule la coopétition.

En résumé, je peux dire que le chapitre III a exposé la nature du paradoxe de la coopétition entre objectivité et subjectivité des relations de communication.

Les différents enjeux qui ont été soulevés par ce chapitre sont donc :

! l’autonomie couplée à une régulation de l’administration en recherche stabilisant

l’activité scientifique sans interférer avec elle. Dans le cas de SP3, l’administration représente un véritable enjeu de service à la structure (tutelles) et un enjeu de service à la personne (collègues administratifs et chercheurs) ;

! la nécessité de réguler les valeurs assorties de leurs affects pour former les

individus à la recherche par la recherche tout en développant des capacités managériales.

Si, pour finir ce chapitre, on se contente de confirmer l’hypothèse de l’existence probable d’une certaine utopie communicationnelle de la recherche, il s’agira par la suite, en fin de partie D consacrée à l’interdisciplinarité en lien avec la société et les médias, de faire de cette hypothèse une véritable thèse motrice pour ma réflexion sur la sociabilité dans les équipes de recherche en SHS et ailleurs. Le moteur viendra du fait que cette sociabilité s’avèrera exportable hors des murs de l’institution et, qu’en cela, elle dépassera le seul laboratoire tout en lui conférant une visibilité et une portée majorées.

PARTIE C

Sur la sociabilité de forme « mimétique »