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Le regard des professionnels sur le laboratoire junior : l’aspect « génératif » de la sociabilité

Ce nouveau chapitre se propose de sortir de l’académisme, pour peut-être mieux y revenir, en fin de partie. En effet, ce « passage » par l’examen d’une « vie de laboratoire junior » amène petit à petit à se diriger vers l’extérieur des murs de l’Ecole Y en direction de l’univers des médecins et de celui des danseurs, principalement. Ceci générera un questionnement renouvelé à propos d’une part, du partage SHS versus sciences dures et, d’autre part, du lien plus ou moins fort avec la société civile. Ce chapitre sera l’occasion de prendre un peu de recul sur l’implication effective des sciences dans les pratiques professionnelles civiles. Au travers de disciplines artistiques et médicales, la recherche à LJHL questionnera « la place du corps » dans le travail de la pensée. Or, tout chercheur est incorporé. De ce fait, la sociabilité en recherche ne peut pas faire l’impasse de ce médium corporel en tant que moyen de communication. Ce nouveau chapitre sera un prétexte pour développer l’hypothèse selon laquelle la sociabilité en recherche est certes disciplinaire, car fortement dépendante de son champ d’appartenance, mais aussi dépendante d’une « attitude corporelle » générale. Cette « attitude », plus qu’un simple moyen de communication, est d’abord et avant tout « disposition coopérative » à accueillir l’autre dans sa différence (disciplinaire, plus globalement professionnelle, générationnelle, genrée, etc.) tout en n’oubliant pas sa singularité et son identité professionnelle propre. Ceci, pour que le débat typique de la recherche, en train de se penser (pour devenir ensuite action), se mette en place.

VI.1 Le cas des médecins et artistes membres de LJHL

Chaque catégorie socio-professionnelle a ses raisons pour se mêler à la population de LJHL. Pour plus de commodité, elles seront présentées en parallèle dans le même chapitre, tout en réalisant des focus sur certains points particuliers susceptibles d’apporter un « décentrage » utile par rapport à mon objet d’étude, à savoir la sociabilité en recherche. Ce sont les récits de trois membres de LJHL, à savoir, l’une médecin radiologue et les deux autres artistes dans le champ de la danse qui vont être rapportés ici. J’ai réalisé cette série d’entretiens décembre 2013 « chez l’habitant », ce qui donne à ces interviews une « couleur » intimiste supplémentaire que n’ont pas forcément les interviews précédemment traitées. J’avais dans ce contexte « familier », non plus « universitaire », une position de « confidente » dépourvue de tout intérêt partisan. Je n’étais plus la « collègue » en train d’étudier une structure de recherche, à laquelle il fallait éventuellement, soit « cacher » certains pans, ou soit au contraire, chercher à l’« instrumentaliser » pour lui faire endosser tel ou tel rôle (« porte-parole », etc.). Ces

précautions contextuelles étant posées, je peux rentrer dans le vif du vécu de ces personnes.

VI.1.a) Point de vue d’une médecin-radiologue

La première interviewée, Béatrice, a donc un parcours professionnel médical. Elle a environ une cinquantaine d’années. Quelles sont les raisons pour expliquer le choix de Béatrice d’intégrer LJHL ?

Béatrice a rejoint LJHL pour une double raison, d’abord, parce qu’elle était sensibilisée à la philosophie et à l’apport de cette discipline dans sa pratique médicale : « j’ai fait le master 2 « Culture et santé » avec chaque module codirigé par un médecin

et un philosophe » ; et ensuite, parce que touchée dans son corps : « j’ai été à la fin de mon master traitée pour un cancer du sein ». Ainsi, elle avait un intérêt personnel de

recherche et de reconstruction de soi à approfondir. Les problématiques liées à l’humain traitées par LJHL allaient le lui permettre. En parallèle de sa participation à LJHL, et bien avant celle-ci, l’interviewée participa à une association de patients : « (c’est) une

association de gens qui se retrouvent quand même en situation de patients mais c’est une association avec des artistes. Donc, l’art permet que ce soit un peu décalé. » Or,

c’est dans ce cadre associatif qu’elle a été confrontée aux regards normatifs des médecins qui prônent une reconstruction chirurgicale du sein pour pallier à un « physique différent » et pour Béatrice cette situation a été difficile : « j’ai été exposée à

une grande violence de la part des médecins (…). Donc voilà. Après toutes ces histoires-là (rire), j’ai été de plus en plus motivée à réfléchir à qu’est-ce que c’est qu’exercer une bonne médecine. Voilà, et j’en suis toujours là. » Grâce à ces détails

biographiques, Béatrice justifie précisément son implication dans LJHL et les motifs qui la font suivre les activités du laboratoire junior avec une réelle assiduité. De plus, son premier contact avec LJHL et ses activités n’a pas été un franc succès : la première fois qu’elle participa à un colloque (sur l’éthique) organisé par LJHL, en juin 2013, elle y était allée avec beaucoup de réticences. En effet, ce colloque coorganisé par le laboratoire junior (dont elle ignorait tout à cette époque) et un médecin des soins palliatifs, qui se trouvait être aussi, consultant pour une « boîte de conseils aux établissements hospitaliers ». Ceci la rendit très méfiante, voire sceptique sur le type de contenu qu’elle allait pouvoir entendre à l’occasion de cette journée. Elle apprit par la suite, que ce colloque n’avait pas été financé par cette personne, mais que ce médecin avait proposé de financer, si besoin était, parce que Justine avait rencontré de gros problèmes d’argent pour l’organisation.

Ainsi, les épisodes marquants en termes d’interactions durant ce colloque furent, non pas des discours partisans, mais des « disputes intellectuelles ». Ces dernières montrent que même dans le cadre d’une manifestation organisée par un laboratoire junior, ceci peut prendre de l’ampleur au point de se retrouver dans une configuration typique d’un colloque « senior » : « Je suis repartie ravie et avec des interventions qui

étaient très variées, un peu de tous les registres, notamment une dame de l’espace éthique de l’hôpital Cochin (…) qui était un peu en décalage par rapport à d’autres interventions (au niveau intellectuel). (…) C’était quand même une petite voix discordante cette dame. Et ce n’est pas facile de l’être. Elle s’est fait un petit peu agresser (…). Il y a eu des petites piques de la part d’autres personnes dans la salle. On

a senti qu’elle en dérangeait certains de penser l’éthique clinique comme outil de la démocratie. » Le tableau suivant récapitule les caractéristiques des manifestations

juniors et celles des seniors :

Configuration chez les juniors Configuration chez les seniors

Au niveau logistique - Gros problèmes de financement :

Exemple de terrain : mécène de « secours » pour LJHL,

! Pas d’économies dans les caisses

Au niveau logistique

- Besoin de financement mais gestion (a priori) plus facile :

Exemple de terrain : gestion communautaire des fonds à SP3 avec une petite somme par tête pour la participation à des colloques.

Exemple de la littérature : (Louvel, 2007, pp. 297-322)

! Economies possibles et répartitions des ressources propres et extérieures.

- Gestion de l’espace plus difficile : " pour des colloques scientifiques :

Nécessité de trouver des salles de conférence (ou autres) suffisamment imposantes. Difficultés pour obtenir les autorisations d’occupation des salles au niveau de plannings (soit à l’Ecole Y, soit ailleurs)

" pour les séances de LJHL :

Nécessité de réserver la salle R20 dans le bâtiment recherche de l’Ecole Y (en général)

- Gestion de l’espace facilitée

Accès possible à des locaux au sein des divers sites de l’Ecole Y

" pour des colloques scientifiques : Amphithéâtres, salles de conférence, etc.

" pour les séances d’équipe des laboratoires seniors :

Salles de réunions affectées aux laboratoires Au niveau des participants

- Pour les communiquants :

" Réseau de relations amicales des membres :

Exemple d’Odette attirant ses relations

" Pour la venue d’éventuelles personnalités :

Certainement plus de difficultés à se faire valoir. Exemple des difficultés rencontrées par Justine lors du colloque internationale avec les biologistes

" Interventions variées :

Communiquants de multiples horizons - Pour le public :

" Ouvert à tous : Mais surtout aux habitués

" Possibles tensions intellectuelles : Si ouvert à tous, exemple du colloque sur l’éthique ! Mimétisme des interactions seniors de la part des juniors lors de colloques accueillant le « tout public » (non seulement « les habitués »)

Au niveau des participants

- Pour les communiquants :

" Réseau de relations : parmi lesquelles des personnalités

" Interventions variées :

Communiquants de multiples horizons

- Pour le public : " Ouvert à tous

" Possibles tensions intellectuelles

Tableau140 : Comparaison des configurations typiques d’une manifestation à caractère scientifique junior versus senior

Béatrice a demandé à Justine l’autorisation de participer à LJHL à l’occasion de ce colloque. Justine a hésité car elle lui a appris que l’aventure de LJHL prendrait fin très rapidement. Justine lui expliqua que la liste de diffusion « LJHL » avait été

transférée (par ses soins) sur la liste de diffusion du Collège international de philosophie puis sur academia. Béatrice explique les raisons de sa volonté d’intégrer LJHL : « j’ai

fait cette démarche (de chercher à m’intégrer). Je n’aurais jamais pensé à un labo junior ! Pour moi ce n’était même pas imaginable. Je ne savais pas que ça existait. Et puis un labo intitulé « junior de l’Ecole Y », c’était une étiquette dans laquelle je me sentais absolument pas concernée (rire). » Malgré cette boutade sur l’intitulé

« pompeux » de LJHL, Béatrice s’est sentie bien reçue. Son désir, voire son besoin de se former à la philosophie, l’a conforté dans son choix de participer : « c’est vrai que les

dernières fois, (…) j’y suis allée, on n’y rentre pas comme inconnue. Peut-être que la liste de diffusion mail c’est aussi une manière, même impersonnelle d’être au courant de tout ce qui se passe. Et puis voilà, j’ai trouvé Justine et Bertrand attentifs à l’accueil ». On peut s’arrêter sur ce paradoxe de l’« impersonnalité » objective, dénotée

par Béatrice au travers de l’exemple de la liste de diffusion et en même temps de son impression de « personnalisation » subjective, connotée au travers de son vécu de n’être plus considérée comme « une inconnue ».

On peut, peut-être, voir une origine de ce paradoxe dans l’organisation « pratique » des séances de laboratoire junior. En effet, il existe un réel impact (plutôt négatif) de certains paramètres de gestion des séances. Par exemple, la gestion du temps de discussion consacré à chaque sujet présenté ; et de manière corolaire, la gestion de moyens de transport pour venir ou partir de LJHL. « Quelque chose qu’au niveau de la

socialisation, j’ai trouvé très dommage, c’était que, certains intervenants venaient de Paris. » Elle me relate alors le cas d’une jeune étudiante parisienne venue faire une

intervention à LJHL suite aux manifestations de la fête de la science.

La thématique du propos de cette étudiante parisienne portait sur « la construction

de soi », commentée par Béatrice : « je pense qu’elle venait là pour s’exposer ». LJHL

est donc un lieu d’entraînement académique pour des jeunes étudiants extérieurs à l’établissement, voire, à la ville de Y. « J’étais surprise qu’elle ne prenne pas de notes

parce qu’il y avait des échanges qui étaient, alors peut-être à côté de ce qu’elle considérait comme son sujet ? (…) Elle repartait sur Paris et elle avait un train qui lui imposait de partir à l’heure, alors que les séances du labo junior ont tendance à s’éterniser (…). Et au bout du compte, c’est elle qui a dû partir en s’excusant de quitter la séance, sans avoir le temps d’échanger sur ce qu’on avait pu lui apporter ou ce qu’elle, elle nous avait apporté. Il n’y a pas eu de fin et du coup, on a continué à quatre et la séance a duré encore un quart d’heure. » (Béatrice)

C’est en aparté, après que l’intervenante étrangère au groupe, fut partie, que le débat entre Justine et Bertrand s’engagea véritablement. En effet, les phases d’observations au sein de leur équipe m’ont permis de me rendre compte combien les deux dirigeants de LJHL sont à la fois proches (en tant qu’amis menant des projets communs) et aux antipodes intellectuellement. L’ensemble des participants aux séances, ont pu au moins une fois le constater par eux-mêmes. Une preuve de la récurrence de ces combats, « ami-ennemi » est que même quelqu’un de semi-étranger comme Béatrice (membre depuis peu) a pu en être le témoin. « Justement voir Bertrand et Justine

s’affronter : avec Justine qui essayait d’exprimer le fait que dans la philosophie d’untel, le « se laisser affecter » (…), et Bertrand qui ne pouvait pas comprendre que « se laisser affecter » pouvait être quelque chose d’actif. Pour lui il, fallait choisir (…).

C’est comme quand il y avait les deux labos (LJHL/LJBS141) en confrontation.

Enfin…en confrontation : association-confrontation, enfin les deux. » (Béatrice).

A propos de ce couple conceptuel « association-confrontation » utilisé spontanément par l’interviewée, on peut retrouver la formulation de la « coopétition ». Ce principe opératoire, comme le paradoxe qu’il sous-tend, ne cesse d’apparaître, transparaître, disparaître. Ce principe est à nouveau mobilisé et mobilisable, ici, au fil des situations observées et analysées dans les différents types de laboratoires (seniors, juniors) ainsi qu’au fil des sociabilités révélées par les analyses d’entretiens (sociabilité cohésive, sociabilité mimétique et générative).

En effet, ce système « coopétitif » ne se met en place que dans certaines conditions privilégiées, où les protagonistes changent la facette montrée au public et qui sont révélées par les séries d’observations. Les conditions optimales, pour que ce système soit visible facilement, sont un nombre plutôt restreint de participants et, parmi ce nombre restreint, un nombre important d’« habitués » du laboratoire junior, un espace plus familier et plus petit (locaux de l’Ecole Y le plus souvent ou, lors de séances « hors les murs », dans des locaux adaptés142 au petit nombre de participants. Corrélativement à ces trois points (cités ci-avant), une gestion de l’espace avec une disposition adéquate des meubles est souhaitable143, ceci pour se donner la possibilité de trouver un accord, par et dans une discussion144conviviale145.

L’ensemble de ces quelques critères, certainement non exhaustifs, font écho au contenu du tableau « Comparaison des configurations typiques d’une manifestation à caractère scientifique junior versus senior » à la page 183. En somme, cette analyse comparative avec comme point de départ le point de vue de Béatrice soulève la question suivante : est-il possible de définir plusieurs types de coopétition en fonction du contexte d’étude ou est-ce seulement un problème de degré d’application de ce régime de sociabilité interpersonnelle ?

Il semble que la seconde hypothèse soit vraisemblablement la mieux adaptée compte tenu du fait que ce régime apparaît dans différents cadres (industriels,146

laboratoires de recherche seniors, laboratoires juniors et hôtel à projets interdisciplinaires147), touche différentes catégories socio-professionnelles, et agit à différentes échelles148. Le caractère multi-dimensionnel de ce régime de sociabilité attesté par les observations de terrain doit donc être appréhendé de manière plurifactorielle, avec une certaine « tolérance théorique » (Ibert, 2005). Ceci, afin de pouvoir non seulement accepter la réalité d’un « antagonisme conceptuel » mais aussi

141 A ce propos, se reporter à la section IV.3.a) (ii).

142 On peut citer l’atelier sur inscription comme à la bibliothèque ou lors de la fête de la science. 143 A ce propos, voir la disposition en cercle sur laquelle on a insisté en sections IV.3.a) (i) et IV.3.b) (i).

144 En effet, Bertrand a fini par céder à Justine lors de la séance relatée par Béatrice. L’amitié et l’ancienneté donnant l’avantage à Justine.

145 Ces conditions optimales rejoignent les marqueurs de « style SHS » mentionnés au chapitre V pour justifier de l’emploi du terme « convivial » servant à caractériser la sociabilité des chercheurs au quotidien.

146 D’après les études menées notamment par Pellegrin-Boucher dans sa thèse (Pellegrin-Boucher, 2006), mais pas exclusivement. Voir, par exemple, (Fernandez et al., 2010) ou (Ibert, 2004).

147 Notamment, comme suggéré dans la partie D.