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a) La grande école française : un modèle historique

Justification des choix théoriques par le terrain

II.2. a) La grande école française : un modèle historique

Au commencement, c’est-à-dire au 18ème siècle, les grandes écoles que sont d’abord, les Ponts et Chaussées, puis l’Ecole des Mines, ont eu pour fonction de répondre au développement économique et technologique de l’époque appelé par l’Etat. Ensuite, a été fondée la fameuse Ecole Polytechnique. Se partageaient alors deux impératifs pour le pouvoir en place, la science versus l’innovation technologique :

« Ainsi, le conflit entre une vision scientifique de la formation et une vision plus

technique a-t-il caractérisé le contexte de création de l’Ecole polytechnique28 pendant la Révolution française. (…) Ce mode de création des écoles, par des initiatives ponctuelles, a conduit à une certaine dispersion administrative en fonction des tutelles et structures juridiques. » (Lemaître, 2009, p. 18).

Paradoxalement cette « dispersion administrative » en fonction des tutelles, si elle pose des soucis de gestion des équipes en terme de « Ressource Humaine », « dans tous

les cas une partie plus ou moins importante de leur budget vient de ressources propres, comme les frais de scolarité, les contrats de recherche, la formation continue, etc. Tout cela explique l’autonomie importante dont elles jouissent dans la définition de leurs stratégies institutionnelles et de leurs politiques éducatives, (…). Dans chaque établissement s’est développé une culture propre, dans laquelle l’ancrage local et régional joue un rôle important. » (Lemaître, 2009, p. 18) Ces soucis transparaîtront

notamment dans l’étude du squelette administratif du laboratoire de sciences politiques SP3. Par conséquent, le marché des grandes écoles, jusqu’aux trente glorieuses, reste un système clos. Ce modèle, typiquement français, conduit les diplômés à des destins tout tracés en terme de carrière avec des programmes d’enseignement personnalisés. En effet, ces élèves sélectionnés sur le volet par concours sont destinés historiquement aux grands corps de l’Etat. De ce fait, si ces grandes écoles sortaient et sortent toujours quelque peu du circuit national de la recherche (incluant les universités, petites écoles d’ingénieur, etc.), elles sont tout de même contraintes de tenir compte des évolutions actuelles. Ces dernières les poussent à s’engager comme les autres dans la concurrence française (entre elles principalement) ou internationale (avec les universités étrangères). « Le système des grandes écoles françaises porte atteinte au potentiel national de

recherche en donnant une formation de qualité à des étudiants généralement considérés comme brillants que l’on destine non pas à la recherche mais à l’occupation de postes de direction dans l’administration (…). Si l’on excepte l’Ecole normale supérieure et l’Ecole supérieure de physique et de chimie industrielle de Paris, les grandes écoles dites « scientifiques et techniques » opéreraient chaque année des coupes claires dans le potentiel de recherche

français. » (Shinn & Ragouet, 2005, p. 37).

Cette remarque interroge, car elle laisse entendre que certaines grandes écoles seraient « à part » parmi le panel d’Ecoles de prestige en regard de leur « curriculum ». Le curriculum est une représentation des enseignements et des fonctions de la formation proposée par ce genre d’établissement. Or, si « le curriculum est l’objet de médiation

par excellence, à la fois enjeu pour la formation et mise en forme symbolique des différentes conceptions en présence parmi les enseignants, cadres, étudiants, administrateurs, etc. (et que) parmi les nombreuses définitions du curriculum (celle-ci

peut être) celle qui consiste à relier le programme et les situations d’apprentissage

vécues pour analyser la manière dont on socialise les individus » (Lemaître, 2009,

p. 18) alors, le témoignage de Madame Cabochet permettra d’apporter une pierre à l’édifice. Son entretien, portant sur le curriculum « humain » autant que sur le curriculum de « formation » du public de cette grande école, propose une vision personnalisée de l’histoire propre à l’une de ces institutions d’exception. Selon Madame Cabochet, ces institutions peuvent être considérées comme un peu à part en matière de recherche et d’enseignement. Cette première pierre dans la description de la sociabilité de type « grande école », sera ensuite complétée par l’étude particulière du terrain « senior » de l’Ecole Y. Madame Cabochet donnera un aperçu instructif sur la sociabilité de cette caste. Elle décrira aussi le style de « décorum » qui prévaut dans ces établissements. En effet, par contraste avec son parcours professionnel et universitaire, elle montrera en creux cet univers.

« Le décorum de l’institution incarne la « programmation idéologique »

qu’évoque Jean-Claude Forquin (1996), c’est-à-dire tous les éléments de contexte (décorations, emblèmes, traditions) qui contiennent des significations symboliques concernant l’identité de l’établissement et ses valeurs. Le décorum imprègne les activités de formation d’un certain style de vie, de certaines normes de pensée et de comportement. » (Lemaître, 2009, p. 20).

Ces « normes de pensée et de comportement » se forgent au travers de deux types de discours que je qualifie d’ « identitaire » pour le premier et de « formateur » pour le second. C’est Madame Cabochet qui va tenir le premier type de discours. Celui-ci sera complété par la suite par l’étude des laboratoires juniors. Ce discours de type « identitaire » vise à favoriser la stabilité de l’organisation sociale. Pour cela, il différencie fortement le « style SHS » du « style sciences dures » ainsi que les relations sociales qui en découlent.

Le second discours transparaîtra dans l’étude des laboratoires seniors et interdisciplinaires principalement. Il est quant à lui « formateur » au sens pédagogique d’abord, normatif ensuite. Les entretiens des trois parties B, C et D montreront que deux visions de la formation pédagogique s’affrontent en permanence : celle des enseignants-chercheurs qui vont promouvoir l’aspect scientifique et l’académisme de la formation « normalisée » des élèves, versus celle des personnels administratifs et autres cadres administrateurs qui, eux, valorisent la professionnalisation (de par leur parcours personnel). Ils privilégient le développement personnel des élèves, les expériences professionnelles et culturelles, etc.

En somme, une hiérarchie euphémisée entre le domaine scientifique (porté par le corps enseignant) et la vie professionnelle active (portée par les administrateurs) se dessinera, petit à petit, dans l’enquête de terrain et se cristallisera autour de deux

dynamiques : celle des laboratoires juniors (partie C) et celle de l’ouverture à l’interdisciplinarité et plus encore à la société (partie D).

« Les pratiques pédagogiques (…) engagent des formes de rapport au savoir qui

structurent les représentations du monde et des habitudes (reproduction de connaissances théoriques, application des savoir-faire, résolution des problèmes en équipe, etc.). » (Lemaître, 2009, p. 21).

Par conséquent, les décorums « identitaire » et « formateur » participent de l’histoire de ces institutions comme de l’histoire des élèves et personnels enseignants ou administratifs. La disposition spatiale des lieux elle-même traduit cette histoire en complément du « curriculum » de ces écoles. Dans le cas de mon terrain (Ecole Y), je peux donner quelques exemples du rôle « stylisateur » de l’espace. Si l’on prend le cas du campus réservé aux lettres on est frappé, dès l’arrivée sur le site, du vaste espace dégagé de ce parvis qui porte à la fois le campus « Lettres » et la bibliothèque attenante. En plein centre-ville, ce lieu est un carrefour de savoirs et de vie alimenté par une bouche de métro à proximité. Lorsque l’on pénètre dans le bâtiment à l’architecture moderne, là encore, on retrouve un espace carrelé spacieux pourvu d’un accueil. Dans le hall, dans des panneaux vitrés, on voit les plannings de cours et sur des grands panneaux mobiles, l’offre d’activités associatives, artistiques, culturelles, linguistiques et sportives (locaux pour la vie étudiante, le théâtre, etc.).

« La vie associative occupe une place importante, notamment par le biais du BDE

(bureau des élèves). Les étudiants participent à des clubs (théâtre, musique, préparation de raids sportifs ou de campagnes humanitaires), soutenus financièrement par les établissements qui s’en servent pour leur communication externe et qui les considèrent comme des expériences de formation. Ces activités contribuent, avec la vie sur le campus, à façonner l’identité sociale des étudiants. » (Lemaître, 2009, p. 22).

Ces lieux sont porteurs d’histoire, comme en témoignent ces quelques symboles républicains inscrits dans la pierre de l’établissement : un buste en marbre du fondateur, un portrait peint de la première directrice de l’Ecole dans le hall, ou encore ce monument aux morts présent depuis 2009, et enfin cette sculpture en mémoire des Etablissements M.29 dans la cour d’honneur donnant accès aux jardins et séparant les bâtiments « Formation » et « Administration » du bâtiment « Recherche ». Là encore, dans la disposition des lieux, on constate une certaine séparation fonctionnelle et hiérarchique des bâtiments. Il est à remarquer que le bâtiment « Recherche » est à part par rapport aux deux autres.

Si la fonction historique de ces grandes écoles est de former les élèves à l’agrégation, il faut rappeler que l’obtention de ce concours est, dans de très nombreuses disciplines30, la condition sine qua non pour accéder au doctorat, et donc à la recherche. On comprend alors pourquoi le bâtiment « Recherche », s’il est relié aux autres fonctions de l’Ecole par le biais du jardin, il demeure cependant bien distinct du reste de l’Ecole. Ce système clos, comme un véritable campus, cumule les fonctions d’étude, de socialisation, de restauration et de flânerie, pour le bien-être au travail de tous les

29 Etablissement fabriquant des attaches pour le béton armé. 30 C’est particulièrement vrai dans les disciplines SHS.

membres de cet établissement. Ceci, depuis l’étudiant, en passant par les personnels administratifs et techniques, jusqu’aux enseignants-chercheurs les plus anciens. Le jardin abrite un écosystème naturel en faune et en flore très riche, ainsi que des aménagements tels que des bancs, des murets, sans oublier la cantine. Ces espaces verts, écrin de verdure, protègent et valorisent la singularité de cette Ecole. L’originalité de ce parc avec ses entrelacs de verdure, en est la marque la plus visible. Fidèle à la tradition d’origine, l’Ecole Y représente un poumon de verdure protégé au cœur de la ville, mais qui reste toutefois privé, puisque l’accès à cette école et à son jardin se fait par le biais de badges.

Ainsi, même si ces corrélations entre lieux, identité, formation et professionnalisation ne sont pas forcément discutées ouvertement par les membres de l’Ecole, elles sont bien présentes. Le discours spontané de Madame Cabochet sur l’idéalisation de ce monde élitiste attestera de l’internalisation de ces différents signes et insignes.

« Pour toutes ces raisons les grandes écoles valorisent intensément leurs

caractéristiques identitaires (leur histoire, leur fonction sociale, leurs valeurs, les compétences de leurs diplômés, etc.) pour défendre leurs positions. C’est dans ce contexte général que se fabrique le curriculum, comme l’affirmation de traits identitaires propres aux écoles et à leurs diplômés, qui garantissent tant la continuité (l’héritage) que la singularité (la différence d’avec les autres) et la capacité d’évolution (pour répondre aux nouveaux besoins). » (Lemaître, 2009,

p. 20).