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Le regard des étudiants de LJHL sur leur laboratoire

Une sociabilité par imitation des chercheurs seniors

V.2 Le regard des étudiants de LJHL sur leur laboratoire

Lors de mes rencontres sur le terrain d’enquêtes, j’ai eu l’occasion de discuter de la vision générale que portaient mes interlocuteurs sur LJHL et son activité, en regard de leur parcours d’étudiants/jeunes chercheurs (doctorants ou post-doctorants) français ayant parfois eu une expérience à l’étranger. A défaut de mener des investigations hors de France, au moins l’un de leurs témoignages peut donner un aperçu intéressant sur la manière dont se pense et se réalise la recherche en France et ailleurs. Les trois analyses d’entretiens qui vont suivre sont issues de rencontres qui ont toutes eu lieu dans les mêmes conditions d’interview, à savoir un entretien en particulier, sur le lieu de l’Ecole Y (dans le « petit salon » au rez-de-chaussée du bâtiment de l’administration). Ces entretiens et leurs contenus sont donc relativement comparables les uns aux autres. V.2.a) Point de vue d’une membre de LJHL ayant étudié à l’étranger

Cet entretien a eu lieu le 18 octobre 2013 et a duré environ 1h30. J’ai choisi de commencer par l’entretien de Manon, car c’est elle qui va d’abord permettre de donner du relief aux deux autres entretiens, grâce à une certaine maturité qui lui vient de son

127 Avec les professionnels des arts et de la santé qui seront présentés en chapitre VI. 128 Ceci est valable au moins pour l’une de ces personnes (Manon).

expérience étudiante à l’étranger. Son expérience dans une université allemande donnera à sa parole une certaine dimension comparative en renseignant, mais aussi, en questionnant le système éducatif de l’enseignement supérieur français. Son vécu et les raisons de son positionnement concernant l’enseignement et la recherche en France, seront les indices « compréhensifs » qui serviront d’étalons à cette comparaison. Manon présente son parcours : « J’ai fait deux ans de classes préparatoires. La première année

m’a convaincue de faire de la philosophie. (…) Je suis lauréate de l’Ecole Y. Après la licence, j’ai fait un master 1 en Allemagne, parce que ça m’intéressait de découvrir l’enseignement et la recherche (à l’étranger) (…) Et j’ai fait mon master 2, ici. »

Sa vision des choses concernant son « voyage étudiant » en Allemagne est déjà nourri d’une réflexion préalable sur les modalités de formations supérieures en France et à l’étranger : « Ce qui était intéressant en master 2 au niveau de la recherche, c’est

qu’à Francfort j’ai participé au Colloquium d’Axel Honneth et donc ça c’était un certain type de recherche. L’Université de Francfort est très active. Donc, j’ai pu voir un peu comment ça se passait (…), ici, j’ai participé au laboratoire junior LJHL et puis à un autre groupe de lecture où, là aussi, c’était une forme de recherche plus proche des textes. » (Manon).

Au fur et à mesure de son argumentaire comparatif, on voit que la tournure de son discours va porter sur ce qu’elle qualifie d’un « certain type de recherche », par opposition à la « recherche classique des laboratoires de philosophie français » plus proche des textes. C’est pourquoi, elle développera l’idée, à première vue paradoxale, selon laquelle le laboratoire junior ne serait pas, en réalité, un « travail d’initiation à la recherche par la recherche » mais bien plutôt un lieu où se déploierait « cette autre

recherche ». En somme, et contre toute attente, la recherche académique « classique »

telle qu’elle est enseignée en France, et en l’occurrence ici dans une grande école, serait la « phase préparatrice » à cette « autre » recherche :

On est en droit de s’interroger sur le sens de ce terme « autre ». Est-ce qu’il doit être compris au sens de « véritable » ? Cette aporie restera volontairement ouverte pour laisser place au débat dans cette dernière strate de chapitre. « Il me semble que la

recherche individuelle au niveau du mémoire129, (avec un directeur) (…), c’est en fait un travail préparatoire pour ce genre de laboratoire (junior) où il y a beaucoup de discussions entre différents chercheurs. Parce qu’en fait, le travail en laboratoire c’est surtout un travail de discussion, d’échanges, où l’on va pouvoir à la fois mettre à l’épreuve ce qu’on a pensé par nous-mêmes et à la fois enrichir (nos) propres pensées. (…). J’ai ce laboratoire junior (…) qui a une spécificité de plus par rapport aux grands laboratoires, qui est celle de l’interdisciplinarité et, où la mise à l’épreuve de ses propres pensées est d’autant plus importante parce qu’on est obligés de se confronter à du concret au sens de « réel », partagé par d’autres. » (Manon) L’interdisciplinarité est

« une force », plutôt qu’une faiblesse, qui incombe au laboratoire junior par rapport aux structures de recherches plus académiques. Cette compétence à dialoguer avec des chercheurs de domaines différents du sien, est, au moins aussi importante que de pouvoir dialoguer dans sa sphère disciplinaire. A titre d’exemple, elle mentionne son

129 Il est a noter que Manon parle de « laboratoire » sans jamais ou presque, préciser spontanément le qualificatif de « junior », sauf pour montrer le contraste existant (pour elle) entre les activités des jeunes et celles des autres chercheurs plus âgés.

expérience dans le groupe de lecture français : « dans le groupe de lecture, c’était plutôt

d’essayer de se mettre d’accord entre philosophes, rien de nouveau,(…) on voit qu’il y a une mise à l’épreuve parce qu’on n'a pas tous la même lecture des textes (…). (Par

contre) c’était intéressant d’avoir des étudiants italiens, notamment, qui ont eu une

autre approche du texte. » Si Manon ajoute qu’il ne faut pas « se contenter de notre vocabulaire de philosophie parce qu’on se comprend entre nous », elle met en avant

que, déjà, dans un même champ disciplinaire, les controverses « gnoséologiques » ne sont pas rares, pour ne citer que celles-ci. Pour gagner en précision, je vais développer la nature des activités de ce « groupe de lecture » en regard des activités de LJHL. En somme, ce groupe était ouvert à toutes personnes désireuses de travailler sur ce genre de thématique. Précisément, il semble que ce soit par le biais d’une réflexion sur les textes, que Manon a eu l’occasion d’entrer en contact avec Justine, et donc avec LJHL : « En

rencontrant Justine j’ai vu qu’un texte que je trouve assez aride, qui ne donne pas forcément envie, (en fait) était un texte qui pouvait avoir une vraie densité existentielle, (…) que ça pouvait raisonner dans notre quotidien. » Justine et LJHL ont donc été l’une

des « révélations » ayant touchée Manon.

Cette révélation ne fut pas la seule. L’autre, et non des moindres, lui est venue de son expérience à l’étranger : elle a alors réalisée que les philosophes « impliquaient leur

existence dans leur philosophie (…). » Son expérience à l’étranger lui a permis de

formaliser cette « attitude de vie » des philosophes et donc, d’une certaine façon, de se caractériser en rationalisant ses propres choix. C’est son séjour en Allemagne qui lui a permis de donner du sens à son parcours, tout en mûrissant sa vision de la recherche et, plus précisément, de ce qu’est une recherche « plus riche » : « Je crois que c’est à

Francfort que j’ai rencontré des profs qui débattaient (…) et qui avaient un véritable intérêt. J’ai rencontré aussi une étudiante qui était en sociologie-philosophie et qui était passionnée par le philosophe. On a essayé de lire le texte par nous-mêmes. Et donc voilà, on était trois : on avait constitué un petit groupe informel de lecture. »

Manon met ici en avant l’existence d’une certaine forme de transmission inter-jeunes spontanée. C’est ce même esprit qu’elle a retrouvé à LJHL. Mais, cette envie « d’ouverture » a toujours été présente chez elle et s’est trouvée assouvie à LJHL et surtout à Francfort : « J’ai toujours eu un peu cette envie « touche à tout ». (…) Ce que

Francfort m’a le plus apporté, c’est peut-être plus la manière de discuter. (…) Et je pense qu’au niveau du labo junior, ça ne change pas beaucoup (…), ça ne me semblait pas très différent. En Allemagne, j’avais participé aussi à un groupe de recherche (…) C’était un peu différent mais c’était quand même un esprit de discussion, d’échange etc. Différent en quoi ? Différent dans l’enseignement et dans la manière dont les étudiants s’impliquaient dans la recherche. (…) Il y a beaucoup plus de séminaires qui font participer les élèves (…) les séminaires, contrairement aux cours magistraux, partent du principe que les étudiants ont lu les auteurs qu’on étudie et vont être capables de les remettre en question. Alors que le séminaire en France, c’est des cours magistraux en réalité où l’on écoute un professeur qui connaît cet auteur. » (Manon).

Manon donne à voir deux « philosophies » de l’enseignement par la recherche et met en avant le caractère « discursif » de l’enseignement à Francfort basé sur le débat, par opposition à l’enseignement à l’Ecole Y qui serait plutôt « oratoire », car basé sur l’exposition exclusive d’une parole professorale magistrale. Si l’on s’en remet à l’Histoire de l’oralité réalisée par Françoise Waquet, cette différence de « style d’enseignement », si elle semble à l’heure actuelle quelque peu remise en cause

par les élèves130, ne l’était nullement par le passé. En effet, ce sont les exigences des classes préparatoires françaises (et par extension, celles des grandes écoles), par rapport à celles, moindres, des formations dans les universités européennes, qui expliquent ces différences de formats131. « La leçon magistrale perdura aussi avec l’assentiment des

élèves. Cela vaut tout particulièrement pour les classes préparatoires où, d’après une enquête menée en mars 1968, le cours demeurait, de l’aveu même des professeurs,

« magistral », voire « très magistral », « offrant sous une forme commode et condensée

des connaissances pré-élaborées » en vue d’une utilisation parfaitement définie ; (…) Dans l’Ancien Régime, la leçon constitue l’un des piliers de l’enseignement. En France, le cours était alors tout aussi magistral puisque le professeur parlait. Mais il différait totalement dans sa forme et dans son contenu de la Vorlesung132 allemande : c’était un cours oratoire qui tendait à la conférence ou à la causerie.»(Waquet, 2003, pp. 78-82).

En somme, les réflexions sur la pédagogie ne datent pas d’hier et les divers formats de cours imposés en Europe avaient nombre de « défauts ». Ces défauts, comme le risque de « causerie » pointé par Waquet, par exemple, nous les retrouvons aujourd’hui. Le discours des jeunes en témoigne : « Je pense qu’il faut trouver un

équilibre, parce que le problème aussi en Allemagne et qui est peut-être parfois un travers du laboratoire junior (…), c’est que (…) quand on parle sur un sujet dont on n’a pas encore tous les aboutissants, on en vient assez vite à dire des banalités (…), tout l’intérêt de la discussion c’est que les autres étaient capables de rebondir sur cette première intervention et d’en faire quelque chose de plus abouti, de plus réfléchi. »

(Manon, entretien du 18 octobre 2013).

L’interdisciplinarité est « la carte de visite » de LJHL. A l’étranger, c’est aussi cette « aptitude » à dialoguer sans frontières disciplinaires qui prévaut, d’après Manon. Dans son expérience de l’enseignement et de la recherche à l’Université de Francfort en Allemagne par rapport à celles vécues à LJHL et dans son cursus en France, on constate que les formats de cours diffèrent. Ceci s’explique aussi par le fait que les enjeux des séances à LJHL et des séminaires allemands sont différents. En effet, dans un séminaire de cours, le but est « d’apprendre des choses, c’est-à-dire des choses construites qu’on

puisse réutiliser et réinvestir » selon Manon. Alors que l’enjeu de LJHL « c’était pas tant de constituer une connaissance aboutie que de stimuler les questions et la recherche (donc le débat), pour qu' ensuite, chacun de notre côté on aboutisse à une connaissance dans notre discipline. » (Manon, entretien du 18 octobre 2013).

Certes, si les enjeux ne sont pas identiques, la volonté d’avoir une approche disciplinaire améliorée au travers de l’usage du dialogue interdisciplinaire, est commune à la fois à LJHL et aux séminaires allemands. Cette « plus-value » interdisciplinaire a un impact sur la vision générale de ce que pourrait (ou devrait) être une « bonne » sociabilité chez les membres étudiants. En effet, ce contexte conduit Manon à prôner la

130 Manon comme la plupart des jeunes membres de LJHL témoignent de ce changement d’ère par leurs aspirations qui évoluent par rapport à l’offre de formation proposée.

131 A propos de ces considérations voir (Bourdieu, 1981).

132 Le terme Vorlesung est en italique dans le texte. La Vorlesung fut contestée violemment à la fin du XIXème à cause de la passivité qu’elle générait : « Le « cours théorique » ou ex cathedra, tel qu’il se donnait dans les universités allemandes, a été minutieusement décrit (…). (…) ;le professeur parlait du haut de la chaire ; les étudiants, assis sur des bancs et disposant de tables, l’écoutaient en silence (…). De façon générale, l’enseignement était de nature érudite et dépourvu d’effets oratoires. On jugeait pleinement approprié le terme de Vorlesung qui désignait le cours. » (Waquet, 2003, pp. 80-81).

nécessité d’un partage d’activités et d’une réactivité accrus dans le mode de transmission entre les individus en présence133, dans le cadre d’un enseignement de la recherche (séminaires allemands) et, par extension, dans la recherche française elle-même, telle que cette jeune la valorise (à LJHL ou dans le groupe de lecture). En somme, grâce à l’examen du point de vue réfléchi de Manon, nous voyons (peut-être) se construire par comparaison la recherche interdisciplinaire de demain. Cette comparaison s’opère d’une part entre les juniors et les seniors, d’autre part, elle se rencontre au niveau des modalités françaises versus les modalités étrangères de formation à la recherche (ici européennes).