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Justification des choix théoriques par le terrain

II.2. b) Le public des grandes écoles : une élite

Pour donner les caractéristiques identitaires de cette Ecole au cours de son évolution, les mieux placés sont encore ceux qui « font partie des murs ». Madame Cabochet est de ceux-là. Cette dame, actuellement assistante de l’IRBP (voir partie D), interviewée pendant plus de deux heures par téléphone le 5 juin 2014, a baigné dans ce milieu d’exception, non seulement par ses postes divers, mais aussi durant son enfance. Ce détail est important à préciser, car la biographie de cette personne va expliquer un certain « enchantement » provoqué par ce climat vécu alors comme « utopique » dans l’enceinte de l’Ecole.

« Comme je suis enfant de scientifique et que j’étais dans les amphis de mon père

quand j’étais petite, j’étais émerveillée par les mathématiques et toutes ces formules magiques qu’il inscrivait au tableau. Quand je suis arrivée à la ville de Y, ma seule envie a été de rejoindre le côté Sciences de l’Ecole Y. » (Madame Cabochet).

En effet, cette dame a travaillé d’abord à l’Ecole Q puis à l’Ecole Y. Elle y a expérimenté tant l’univers des lettres que celui des sciences. Or, on peut se demander, si l’exception de ces grandes écoles et leurs caractères « à part », réside dans cette utopie que les chercheurs (ici, les parents de cette dame) véhiculent depuis l’établissement jusqu’à leur foyer et vice versa ?

Madame Cabochet a été nommée au campus de l’Ecole Q « en tant qu’assistante

dans l’Ecole. Et d’ailleurs, c’est pour ça que je suis arrivée technicienne et que 20 ans après je suis technicienne (…), je n’arrive pas à partir. Depuis mon enfance, je rêvais de travailler dans l’enseignement supérieur, là où l’intelligence avait droit de cité. Et donc là, j’étais tombée à l’endroit qu’il fallait. (sourire dans la voix) »

Ou, serait-ce plutôt l’analyse de Bourdieu qui aurait raison de ce particularisme de ces « grandes écoles » ? En effet, une « grande école » est peut-être à part, en ce qu’elle conserve l’image de la « grande porte » pour y entrer, tout en laissant une place à une « petite porte » ? En effet, le cas de Madame Cabochet corrobore l’idée selon laquelle la « reproduction des élites » bourdieusienne a toujours cours, mais s’ouvre à d’autres potentialités. Si les enfants de chercheurs ne parviennent pas à entrer par « la grande porte », peut-être, laissent-ils la place à d’autres jeunes, à l’heure actuelle plus que par le passé, qui seraient issus d’un milieu moins favorable ?

Cette question reste ouverte mais je vais essayer de la nuancer.

En effet, lorsque Bourdieu explique, par exemple, que « le principal effet social

du champ des institutions d’enseignement supérieur et du sous-champ des grandes écoles trouve son principe dans cette double homologie structurale31 : homologie entre l’opposition fondamentale du champ des établissements d’enseignement supérieur, celle qui sépare les grandes écoles et les petites écoles ou les facultés, et l’opposition (qu’elle contribue à constituer au sein de l’espace social dans son ensemble, en instituant, en un des points les plus stratégiques de cet espace, une frontière sociale tranchée et définitive entre la grande et la petite porte), entre la grande et la petite bourgeoisie, entre les grands « cadres », investis de leur statut définitif dès l’adolescence, et les cadres que l’on dit moyens, parfois « sortis du rang », et qui doivent payer en temps, dans le meilleur des cas, leur ascension ; homologie entre l’opposition fondamentale du champ des grandes écoles, (…) entre les écoles « intellectuelles » et les écoles du pouvoir, sépare le pôle intellectuel ou artistique et le pôle du pouvoir économique ou politique. (Cela signifie donc que) dans les deux cas, les effets majeurs du fonctionnement des deux univers scolaires résultent de leur fonctionnement en tant que structures32, en tant que systèmes de différences scolaires, engendrant, selon leur logique propre, des systèmes de différences sociales. » (Bourdieu,

1989, pp. 188-191).

C’est pourquoi, si l’on suit Bourdieu, on peut lire l’entretien de Madame Cabochet comme suit : elle revendique sa volonté de travailler dans ce milieu intellectuel du fait de son héritage familial, mais elle n’oublie pas de souligner en même temps la filiation de certains étudiants issus de grandes familles qu’elle côtoie tous les jours. Du fait de cette filiation de « milieu », elle se sent tout de même proche de ces élèves puisque fille de chercheurs. Ainsi, tout se passe comme si, même lorsque l’on rentre dans ces institutions par la « petite porte », il est plus ou moins requis d’attester de sa légitimité à être inclus(e) dans ce monde, en précisant l’origine de son lignage :

« J’avais passé plus de 10 ans côté lettres, je faisais de la conception de site Web,

je travaillais pour les laboratoires de recherche, pour les chercheurs et en fait (…), j’ai beaucoup côtoyé des gens très, très bien élevés, (…) très bien habillés. (…) C’est-à-dire

31 L’expression « double homologie structurale » est en italique dans le texte. 32 En italique dans le texte.

des enfants qui étaient descendants d’une certaine bourgeoisie, ou d’une certaine diplomatie (…). Ce qui fait qu’on avait l’habitude de cette vie un peu élégante, élitiste. Surtout à l’Ecole Q, où l’on était proches des ministères. C’était encore plus flagrant. C’est un petit peu moins vrai ici (à l’Ecole Y) où l’on est délocalisés. Donc, ça changeait un tout petit peu d’ambiance. » (Madame Cabochet)

Cette « utopie de l’enchantement » aurait donc ses règles d’admission sur critères élitistes. L’exemple des différents terrains qui vont succéder à cette histoire de ce milieu « grande école » permettra de décliner ces règles dans le jeu de la recherche. C’est parce que cette « élite » s’incarne qu’on va pouvoir pousser ce questionnement un peu plus loin. Cette incarnation se manifeste d’abord par une répartition « genrée » de la population de mon terrain qui se retrouve, non seulement, dans le style des étudiants qu’elle décrit, mais aussi dans l’esprit des campus de l’Ecole Y, en opposant systématiquement le campus lettres au campus sciences :

« Dans (le campus) sciences, on arrive dans un autre univers. C’est-à-dire qu’on

n’est plus du tout dans l’univers de l’élégance (…), où l’on ne se fait pas un mail sans écrire « bonjour, si je pouvais solliciter de votre haute bienveillance », (...). Alors là, on arrive. C’est brut de pommes ! (rire) Ils n’ont pas besoin de mettre des formes et des formules pendant une heure pour écrire : « j’aurais besoin que tu passes chercher un cahier ! » »

Cette distinction « genrée » trouve ses racines dans le passé corroboré par plusieurs entretiens. C’est l’histoire des remaniements qui explique la nature des campus des Ecoles Q et Y, un temps différenciées, puis réunies.

« En fait, historiquement, c’était la même école, avant la séparation (en deux campus). Même plus anciennement, c’était une école de filles et une école de garçons.

Puis, ça a été une école où les filles et les garçons étaient réunis (…). Et après, (…) les scientifiques dans les années 90 sont partis pour la ville de Y. Ils ont été délocalisés et les sciences humaines et sociales sont restées sur Q. L’Ecole a été scindée à nouveau, non plus entre filles et garçons, mais entre sciences et lettres. Et par le plus grand des hasards, ça a donné : les garçons avec les sciences et les filles avec les lettres33. Donc quand les sciences humaines et sociales ont rejoint (l’Ecole Y), ça a tout bouleversé. Parce qu’en fait, à l’Ecole, entre (élites), ils disaient : (…) « ce soir on a une fête à l’Ecole des filles », ou bien « on va voir les garçons ». (…) Et ça, c’est resté. »

(Madame Cabochet).

Après la délocalisation de la partie sciences de l’Ecole Q dans les années 80-85, l’histoire vécue de la fusion en 2010 des deux pôles (lettres et sciences) en un seul et même établissement (l’Ecole Y) va permettre de mettre en exergue ces différences de genre, mais aussi et surtout, de culture. La fusion, ne s’est pas faite sans mal, nécessitant une adaptation aux différents « styles ». Par exemple, dans l’adresse aux personnes, les codes de langage écrits comme oraux ne sont pas identiques. Les uns sont plus directs et les autres, moins. Ces derniers se trouvent, par contrecoup, choqués par ce manque de précautions de la part de leurs collègues.

33 A propos des stéréotypes masculins/féminins et ce clivage de genre entre les parcours universitaires en sciences et en lettres, les ouvrages de Baudelot (1981) ou Fisher (2000) peuvent être cités.

« Côté (lettres), ils disaient « mais, ils nous traitent mal ! Ils ne disent pas s’il

vous plaît, votre obligeance », et ça, c’était vraiment très bizarrement perçu, parce que quand on avait cette habitude très littéraire, très précieuse de communiquer (…), tout d’un coup, la communication est devenue : bonjour, je fais un colloque à tel endroit, j’aurais besoin de (…). Tout le monde s’en est aperçu je pense. » (Madame Cabochet)

Cette séparation de nature entre les pôles lettres et sciences, se manifeste à d’autres niveaux qu’au niveau langagier.

1. Au niveau du mode d’enseignement :

« C’est assez étonnant. Du côté sciences, c’est des vrais amphis avec (…) une

vraie ambiance universitaire telle que celle que je voyais quand j’étais petite. (…) Alors que côté lettres, ce sont des études extrêmement pointues sur des sujets extrêmement précis (…) Cela donnait des cours qui faisaient que souvent il (n’) y avait (que) quatre élèves. Donc après quand on s’est cohabilités avec les universités, là, les cours se sont remplis. Mais, il y a eu un moment, du côté lettres de l’Ecole où c’était presque des cours particuliers ». (Madame Cabochet)

2. Au niveau de la modernité des locaux :

« Sur le site (lettres), on avait un bureau magnifique, spacieux, neuf avec un très

beau jardin, avec, enfin, tout un confort impressionnant. Bon, l’Ecole du côté (sciences) a légèrement vieilli. Ceux qui sont (en sciences), préféreraient travailler près du jardin

(du campus lettres). » (Madame Cabochet) ;

3. Au niveau de l’identité et à la façon d’être du public de l’un et l’autre pôle :

« C’est-à-dire, (que côté lettres), c’est plus un environnement très feutré, très

watté où dix personnes discutent posément d’un sujet très littéraire ou historique (…) Il y a une salle de musique (…), on entendait du Schubert entre midi et deux, que du classique globalement, quelques fois du jazz. Tout ça pour dire que (côté Sciences) c’est un univers où les jeunes étudiants sont à cheveux longs globalement, habillés pas vraiment hard rock, mais quand même un petit peu (rire). » (Madame Cabochet).

Pour finir ce point, je souhaite insister sur les différences de styles en matière de sociabilité des membres scientifiques par rapport aux membres littéraires de ces grandes écoles. La répartition genrée est connue dans la littérature et se trouve confirmée empiriquement. Ce paramètre du genre interviendra à plusieurs reprises dans l’ensemble des parties restantes de ma thèse, dans la mesure où ce critère permet d’enrichir la seule vision anthropologique des interactions observées. Ceci a été montré dans cette partie.

II.3 Conclusion

Ce chapitre m’a permis de passer en revue les travaux existants dans la littérature sur les études de laboratoire notamment en langue française. De même, l’examen des travaux de gestion-management relatifs à ce concept récent qu’est la coopétition industrielle, m’a permis de positionner quelque peu ma démarche dans ce travail sur la sociabilité dans la recherche.

L’ethnographie de laboratoire, « revisitée » par mon sujet d’étude et par le contexte particulier d’enquêtes au sein d’une grande école française, a donné lieu dans un second mouvement à une certaine historiographie de ce type d’institutions d’élites. Il s’agit d’une certaine approche historique dans la mesure où des éléments architecturaux objectifs, se mêlent constamment à d’autres éléments de vie, subjectifs cette fois. En

effet, conjuguer objectif et subjectif, c’est observer la vie, l’organisation, donc l’évolution de cette grande école choisie pour terrain.

La fusion des pôles sciences et lettres de l’Ecole Y a permis de faire remonter les signes de chacun des deux univers qui, somme toute, constituent par leurs insignes deux façons de vivre différentes. Les enquêtés affichent des particularismes de genre, de secteur disciplinaire, voire, par contraste, d’établissement. C’est pourquoi ces deux visions de la vie en recherche devront, à défaut de devenir « communautaires », se faire au minimum, « conjointes » pour emprunter le vocabulaire de Louvel (Louvel, 2005). Pour examiner au mieux comment se construit au quotidien cette vie « conjointe » au sein de l’Ecole Y, il convient de descendre tout d’abord sur le terrain des SHS (seniors, puis juniors), pour ensuite les confronter au terrain des sciences dures (interdisciplinarité senior). Les deux laboratoires seniors choisis ne seront que brièvement traités pour les raisons évoquées dès l’introduction, à savoir que la littérature est assez fournie, notamment pour les sciences dures, dans ce cas.

CHAPITRE III

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Le laboratoire de recherche senior : analyse