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b) Comparaison de points de vue d’« étudiants juniors »

Une sociabilité par imitation des chercheurs seniors

V.2. b) Comparaison de points de vue d’« étudiants juniors »

Pour aller plus loin dans cette volonté comparatiste, la confrontation entre plusieurs points de vue d’« étudiants juniors », ayant eu des expériences de recherche et de formation académique différentes, sera productrice et permettra de faire place aux discours sur les attentes étudiantes en matière de professionnalisation par la recherche. Pour cela, les points V.2.b) (i) et (ii) feront se répondre les « juniors » membres de LJHL entre eux. Le dernier chapitre de la partie C consacré aux professionnels participant à LJHL donnera du corps aux horizons d’attente dessinés par ces jeunes étudiants. Ainsi, cette « corporéisation » des expériences personnelles de chaque acteur de LJHL autorisera l’émergence d’un nouveau vocabulaire, servant à nommer cette nouvelle sociabilité en recherche, initiée par la jeune génération. Cette étape capitale de conceptualisation de la sociabilité en recherche, dépassera les expériences et, par là même, les discours singuliers pour désigner une réalité en construction dans l’univers de l’enseignement supérieur et de la recherche.

(i) Point de vue de l'étudiante junior au profil pluridisciplinaire

Pour pouvoir faire cette comparaison, il convient de regarder d’où parlent nos deux interlocutrices afin de cadrer le débat. Manon a été codirigée par Justine. Séléna, tout comme Manon ou Odette134 sont ou ont été les étudiantes d’agrégation de Justine. En somme, Justine a joué un rôle d’interface, ou plutôt de médiation, entre ces jeunes étudiantes et les instances enseignantes. De par son expérience en Allemagne, Manon considère que l’interdisciplinarité est l’une des conditions de possibilité d’un face à face disciplinaire et humain permettant de faire dialoguer les champs, sans s’opposer sur un « désaccord » potentiel.

Ceci permet aussi, de faire dialoguer les générations entre elles. A priori, « cette capacité – que j’avais admirée chez Axel Honneth et d’autres professeurs en

Allemagne – à reconnaître la parole de l’autre à sa juste valeur », (Manon), n’est pas

valorisée par tous, de manière homogène, dans le monde académique. En effet, LJHL est source de contestation auprès du monde senior (dans lequel gravitent à la fois les jeunes et les moins jeunes). Cette réserve est particulièrement prégnante auprès des enseignants « conservateurs » qui voient d’un œil soupçonneux ces essais de recherche

133 Les individus en question sont des enseignants-chercheurs, d’une part, et des jeunes « apprentis chercheurs », d’autre part.

134 Rappelons que Séléna, Manon et Odette sont trois « étudiantes juniors » membres de LJHL, qui se connaissent relativement bien dans la mesure où elles ont présenté un travail de groupe pour animer une séance de LJHL. Elles ont toutes entre 21 et 24 ans.

innovants, si ce n’est en termes de contenus, au moins en termes de formes et d’enjeux. La confrontation des points de vue de Manon en (1), de Séléna en (2) et d’Odette en (3) le montrera.

(1) Les activités de LJHL remettent les choses en question : « Oui, on a quelque chose à produire sous une forme différente, par des moyens différents (…) ».

Concernant la réception de ces activités, Manon s’est servi de cette expérience interdisciplinaire dans sa recherche. Elle a intégré dans son mémoire une partie consacrée à la place de la médecine dans la philosophie de l’auteur qu’elle étudiait. Cette « incartade » a été acceptée lors de sa soutenance (Justine faisait partie du jury). En revanche, elle n’a absolument pas fait consensus parmi les étudiants : « Je crois que

c’était la partie où je me risquais le plus à penser. Justement comme (mon auteur) n’a pas parlé du milieu médical, il fallait que moi j’interprète pour en faire quelque chose de cohérent dans ce monde (académique) là (avec ses normes). En même temps, j’en ai parlé plusieurs fois avec d’autres étudiants de philosophie qui considéraient que c’était un peu une perte de temps que d’aller discuter avec des médecins, (…) que ce n’était pas de la vraie philosophie que de discuter avec d’autres personnes (…), c’est la limite du labo junior. Il n’était pas forcément perçu par l’ensemble de la population étudiante de philo comme étant quelque chose de légitime » (Manon). Et pourtant, le contraste est

palpable entre, d’une part, la fierté ressentie par les membres de LJHL de pouvoir être au contact du monde professionnel (de la médecine et biologie, des arts) légitimant l’utilité sociale de leur discipline (et à travers elle, de leurs travaux de recherche), et d’autre part, le « discrédit » subi par ces jeunes de LJHL.

Même au sein de leur tranche générationnelle, l’esprit de corps typique des « grandes écoles » semble être mis à mal. Ce fossé intra-générationnel s’explique peut-être par l’hypothèse que le discrédit serait un signe d’après lequel, deux conceptions de la discipline « philosophie » et, plus encore, deux conceptions de la recherche, s’affronteraient. D’un côté, les jeunes membres de LJHL tentent de « renouveler » le format et les enjeux de la recherche en apportant un regard neuf sur l’implication de la société dans la recherche (et vice versa, tout en essayant de promouvoir un intérêt intellectuel à s’ouvrir à des horizons professionnels « citoyens ») ; d’un autre côté, ces « nouveaux venus » (Arendt, 1989) sont perçus comme des « philosophes de seconde zone » par les étudiants « traditionnels », ou plutôt « traditionalistes », c’est-à-dire, les défenseurs d’une norme académique garante, selon eux, de la « vraie » philosophie. En somme, la critique menée par Stengers entre sciences dures135 et SHS, se retrouve, ici, dans les mêmes termes, mais déplacée au cœur même des SHS, au sein de l’une des plus anciennes disciplines du champ : la philosophie.

(2) Pour Séléna136 également, le laboratoire LJHL ne fait pas l’unanimité. Mais, son propos a l’avantage de montrer que les difficultés d’implantation du laboratoire junior furent manifestes dès le début de l’aventure qui touchait une large part du personnel de l’Ecole Y. Lors de la mise en place de LJHL, c’est « l’esprit du labo qui a

posé problème. (…) Est-ce que le concept passait mal ? » Séléna laisse la question en

135 Cf. la référence au somnambule plus haut dans la thèse.

136 On peut rappeler que l’entretien compréhensif de Séléna a eu lieu le lundi 7 octobre 2013 dans le petit salon du hall du bâtiment administratif de l’Ecole Y. Séléna est, au moment de l’entretien, étudiante en préparation à l’agrégation de philosophie à l’Ecole Y.

suspens et reprend : « Je sais qu’en tout cas, Justine m’avait dit souvent, (que) quand

elle envoyait les mails pour annoncer les séances, elle avait des retours assez négatifs de la part de gens, parce que le mail va sur une liste de diffusion assez large. Les gens critiquent. Les gens ne sont pas intéressés. Pour ma séance, les gens ont envoyé des mails en disant que ce n’était pas un sujet intéressant, que ça ne méritait pas d’être traité comme ça. Enfin, voilà. Donc, Justine elle filtre un peu tout ça. Moi, bien sûr je n’ai pas eu ces mails-là. Elle me l’a dit après. »

De fait, Justine protège l’image de son laboratoire en différant les annonces d’informations négatives provenant de l’extérieur et en n’en touchant mots qu’aux personnes concernées137. Cette protection par la directrice junior, est ressentie comme un bien par Séléna. Mais, « ce havre de paix » déchaîne les flots autour de lui. Des confidences à propos de LJHL circulent dans l’équipe : « Justine, pour m’en avoir parlé

un peu, m’a dit qu’au début c’était un peu difficile parce que ce n’est pas forcément un mode de fonctionnement dont on a l’habitude. Du coup, effectivement, les gens pouvaient, (…) se sentir attaqués par le point de vue de l’autre. (…) Moi, je sais qu’il n’est pas forcément bien accepté même au sein de l’Ecole sur la base de ce qu’ont pu me dire les gens qui s’occupent de ce laboratoire (…). Parce que dans l’interdisciplinarité il y a un peu l’idée que, (je ne suis pas du tout d’accord), il y a un travestissement des matières mises en jeu. A partir du moment où un biologiste veut faire de la philosophie, on n’est plus biologiste et inversement. Moi, dans mon parcours personnel j’ai énormément de mal à accepter ça ! » En effet, elle a souhaité améliorer

ses connaissances en biologie et pour cela, elle a demandé a être inscrite en double cursus : en vain. « J’aurais aimé en faire plus car on nous propose des cours

alterdisciplinaires mais finalement ce sont des cours très simplistes qui sont là pour la culture générale. Ce n’est pas du tout pensé comme (…) un vrai cursus. Je me suis battue pour de vrais cours de biologie et on me les a refusés. » (Séléna). Ceci traduit

que les cursus « hybrides » ne sont pas encore monnaie courante à l’Ecole Y et, qu’il n’est pas encore évident de pouvoir « décloisonner » les formations, voire les formateurs et/ou les administrations.

La partie D questionnera à nouveau frais ces constats empiriques pour y apporter un début de réponse.

(ii) Point de vue de l’étudiante junior au profil « scolaire »

(3) L’étudiante Odette possède un discours plus « académique » sur son expérience de membre de laboratoire junior. Ce sont pour des « raisons d’abord

scolaires » qu’elle s’est intégrée à LJHL. En tant que tel, il est intéressant de s’arrêter

sur le fait particulier que, durant l’entretien, Odette contrairement à l’ensemble des membres interviewés du laboratoire junior, va réagir promptement à l’emploi de l’expression catégorielle « sociabilité jeune » : « sociabilité jeune, je ne pense pas, je ne

la qualifierais pas comme ça. C’est vrai que c’est sensé être un laboratoire junior, donc on est sensés être de petits chercheurs… Mais le laboratoire, en tout cas celui-là, est ouvert, vraiment ouvert sur l’extérieur. On a vu des gens qui étaient déjà dans la vie active depuis longtemps, qui n’étaient ni des apprentis chercheurs, ni des apprentis de quoi que ce soit, parce qu’ils n’étaient pas forcément chercheurs. Donc en fait (…) on a rencontré des gens qui avaient vraiment un passé professionnel et une expérience de vie

autres (rire). Effectivement, c’est sensé être un proto-laboratoire de recherche : là ce n’était pas le cas ! C’était peut-être autre chose ? » Odette n’a pas su me qualifier

autrement LJHL. Mais, il est clair qu’à ses yeux l’expression « sociabilité jeune » sonnait de manière péjorative. Peut-être cela venait-il du fait que LJHL avait essuyé un franc succès auprès d’une petite partie des chercheurs : « Après, je ne sais pas ce qu’ils

en pensent réellement mais ils disaient qu’ils trouvaient l’idée extrêmement intéressante et riche et que justement ça manquait dans la recherche. (…) Enfin, il y en a certains qui sont fidèles au labo et qui reviennent chaque année138 en se disant « ça apporte vraiment quelque chose : ce n’est pas juste des jeunes qui veulent s’amuser. »

Un certain « sérieux » et une certaine forme de pertinence se dégagent de l’action de LJHL aux yeux d’un petit nombre de chercheurs ayant « jugés » sur pièce en participant à des colloques. Notamment, lors de l’une des journées d’études du laboratoire junior où était intervenu le médecin anesthésiste (Simon), doctorant et membre actif de LJHL. Son intervention avait fait sensation, conduisant a priori certains chercheurs seniors en philosophie des sciences et histoire des sciences à venir le féliciter personnellement à la fin de sa communication. Cette dernière aurait, selon Odette, servi de « révélateur », pour ne pas dire « d’électro-choc » à ces chercheurs seniors : ceux-ci, ne sortant pas assez des bibliothèques, oublieraient d’en penser la pratique professionnelle (par exemple celle de la médecine) se trouvant pourtant au cœur de toute réflexion sur l’humain, le vivant ou autres sujets de SHS.

En somme, il est bien difficile de mesurer combien ce laboratoire junior et ses activités de factures particulières sont perçus par la communauté de l’Ecole Y. S’interroger sur cette réception, c’est questionner l’acceptation, ou au contraire, le rejet à la marge des cursus de recherche standards, aussi bien en philosophie classique, qu’en philosophie des sciences ou encore en histoire de la philosophie, dans le cas de LJHL. Cette dernière remarque est généralisable à l’ensemble des disciplines abordées par les laboratoires juniors de l’Ecole Y.

V.3 Conclusion

Pour conclure ce chapitre qui avait pour ambition de montrer la « réception » de LJHL tant du point de vue de ses membres (anciens et/ou actuels), que de la part de la sphère professorale et académique, on peut dire sans conteste que ce laboratoire junior ne laisse pas indifférent. Son acceptation est, en effet, pour le moins mitigée. Cette dernière fluctue selon les positions hiérarchiques et les ambitions personnelles et/ou de groupe révélées (ou non) par chaque interviewé(e). On a vu, grâce aux divers interviews, que monter une équipe et avoir une activité de recherche, qualifiée, sinon d’innovante, au moins d’atypique, ne s’est pas réalisé sans heurts, ni difficultés relationnelles ou déceptions.

138 Pour information, je n’ai pas réussi à obtenir beaucoup de noms de chercheurs seniors ayant participé à LJHL, seulement quelques-uns qui n’ont plus ou moins jamais donné suite à mes demandes d’entretiens.

Pour faire « vivre » ce projet malgré les embûches, des stratégies managériales139

ont été mises en place, plus ou moins consciemment, (au sens de calcul instrumental d’une rationalité presque politique) par les membres du bureau dirigeant. Pour obtenir une sociabilité sans conflits, au moins en apparence, la mise en place d’une configuration binaire avec « scènes » versus « coulisses » s’est avérée très efficace. Le dernier point de vue d’Odette en (3) souligne « le manque » que représente l’absence de liens « activables » avec le monde professionnel de la société civile, pour le monde de la recherche, en SHS notamment.

Une conciliation des contraires : entre SHS et sciences dures, entre praticiens et chercheurs

Ce chapitre sur les laboratoires juniors (et en particulier LJHL) a montré que plusieurs publics se « frottaient » les uns aux autres, au sein de ces structures ; ces frottements pour ne pas dire affrontements, pouvant se résumer en une lutte entre les tenants d’un certain « traditionalisme disciplinaire » et les tenants d’un certain « pragmatisme révolutionnaire » en recherche, basée sur la pratique (interdisciplinaire, ou à défaut, pluridisciplinaire) et la professionnalisation du métier de chercheur.

En effet, le système de la grande école française n’est plus uniquement axé sur la perpétuation des élites issues de familles aisées dotées d’un capital social, culturel et/ou économique important, depuis les classes préparatoires jusqu’à la réussite des plus hauts concours de la fonction publique (agrégation) ou étatique (polytechnique, corps des mines, etc.). L’examen du laboratoire junior en tant qu’espace de formation à la vie professionnelle, a permis de montrer que les « lois » de la préparation aux métiers de la recherche et les tâches multiples d’enseignement, de recherche, et d’administration qu’ils recouvrent, évoluent. De même, les aspirations professionnelles des juniors suivent la même dynamique.

Un exemple autre que celui du laboratoire junior peut être évoqué pour attester de cette mutation du système de l’enseignement supérieur et de la recherche : celui du rôle accru des Ecoles Doctorales dans le cursus de la thèse. « Citons par exemple, le premier

Forum Ecoles Doctorales – Entreprises organisé par l’Association Bernard Grégory (ABG) et le MEDEF sur le thème « Pourquoi se priver des docteurs ? » en novembre 2007 ( …). Dans une période où un seul poste de maître de conférences est ouvert pour quatre docteurs, il est nécessaire d’élargir l’ouverture vers d’autres voies professionnelles, en gommant l’image, au mieux floue, au pire négative, que peut avoir le docteur auprès des entreprises » (Connan et al., 2008, p. 38).

C’est donc une nécessité pour le junior de se projeter dans l’avenir (alors que celui-ci n’a jamais été aussi incertain) en multipliant de « lieux » ou « espaces de formations » afin de résoudre pour une acquisition permanente et continue de compétences variées, les contradictions académiques (purement scolaires) auxquelles il est et se trouvera confronter dans son futur métier (éventuel) d’enseignant-chercheur. Cette injonction à être l’« inventeur » de son avenir professionnel via la formation d’un réseau efficace et hétérogène (donc constitué de chercheurs mais aussi de projets civils)

139 Cf. encart ci-dessous : « Une conciliation des contraires : entre SHS et sciences dures, entre praticiens et chercheurs ».

est d’autant plus prégnante dans les champs SHS. En effet, la citation sus-mentionnée traite de l’ABG qui n’est autre qu’une association pour l’emploi des docteurs en sciences dures et non en SHS. « Cette question de l’insertion professionnelle des jeunes

chercheurs est devenue une question majeure qui focalise non seulement les acteurs eux-mêmes, mais aussi les institutions qui les forment et/ou qui sont concernées par la recherche. » (Connan et al., 2008, p. 36).

Cette « passerelle », qu’il serait sinon nécessaire, au moins utile de créer, entre les opportunités d’avenir proposés par la société et les individus engagés dans la recherche, se fera, lorsque la conscience d’un intérêt mutuel aux univers académiques et professionnels sera devenue une évidence pour chacun des deux partis.

Pour aller encore plus loin, il convient de se demander quel(s) genre(s) d’intérêt(s) les professionnels (du monde médical et/ou du monde artistique) trouvent dans l’activité de recherche portée par le laboratoire junior LJHL ? Au travers du positionnement de ces corps professionnels au sein de LJHL, il sera exposé le jugement civil, par contraste au jugement académique sur ce type d’activités juniors. Ces considérations donneront un aperçu global de la place réelle de LJHL au sein de l’Ecole Y et, aussi et surtout, au sein de la « sphère d’influence » que ce laboratoire junior a réussi à se forger. En effet, plus qu’un simple réseau porteur de ramifications relationnelles, LJHL s’est entouré de représentants issus du monde civil, ce qui lui a permis de « croiser » les ambiances, les savoir-faire autant que les savoir-être. C’est le degré de cette « sociabilité hétérogène influente » que le chapitre suivant se propose d’explorer en détail grâce à la parole des personnes concernées, artistes, médecins et directeurs de recherche enfin.

CHAPITRE VI

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Le regard des professionnels sur le laboratoire