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a) Essai de couplage disciplinaire réussi entre anthropologie et sciences de gestion- gestion-management46

Présentation de la méthodologie adoptée : une question d’angle

I.2. a) Essai de couplage disciplinaire réussi entre anthropologie et sciences de gestion- gestion-management46

La notion de « coopération » est intéressante dans mon approche des relations de la sociabilité dans les équipes de recherche en SHS à plusieurs titres :

Comme l’ont dit Latour47, Louvel48 ou encore Musselin49 (pour ne citer qu’eux), lors du colloque50 des 17-18 septembre 2013, auquel j’ai assisté, portant sur « L’argent et la

recherche », à l’heure actuelle, le mode de gouvernance des laboratoires passe d’un mode de

gouvernance « communautaire » à un « pilotage managérial ». Ce passage se fait selon 3 dimensions :

A) la gestion des personnels, en tant que ressources humaines (amis/collègues/ concurrents), abordée sous l’angle de la gestion des postes, de l’évaluation des activités (avec la question de savoir qui sont les évaluateurs ? Quels sont les « nouveaux » critères mis en avant ?51) et de la division du travail ;

B) la gouvernance politique ; C) la gouvernance financière.

Musselin dans la préface d’un ouvrage de Louvel déclare qu’« il est attendu des

directeurs de laboratoires qu’ils deviennent des managers, (…) tandis que les évolutions récentes de la recherche sur projet mettent à mal les coordinations conventionnelles qui faisaient « tenir ensemble » les laboratoires par le passé » (Musselin, 2011, p. 9), « avec l’entrée des universités dans la course. » (Louvel, 2011, p. 32).

L’étude en partie B (chapitres II et III) des deux laboratoires seniors donnera un écho à ces remarques structurales sur les gouvernances de plus en plus remaniées. En cela, ces gouvernances sont porteuses d’une rationalité qui devrait être, idéalement parlant, autonome et omnisciente52. L’exemple des universités avec le cas de la gouvernance des présidents, est représentatif des tentatives de ces établissements pour s’adapter à ces exigences. En effet, cette situation est subie plus que maîtrisée. La rationalité de la gouvernance de ces universités est limitée en ce qu’elle relève d’un ajustement, et non, comme elle le devrait d’une pratique autonome et omnisciente. L’étude d’une grande école (l’Ecole Y) donnera une certaine visibilité quant à l’impact réel de ces mesures sur la gouvernance de laboratoires seniors dans les hautes sphères de la recherche française, notamment au travers de la réunion d’évaluation

46 Il faut préciser ici, pour éviter toute confusion, les rapports entre les termes de gestion et celui d’organisation. Le concept de coopétition est issu des sciences de gestion. Dans ces sciences, ce concept est appliqué à des organisations. C’est pourquoi, lorsque je parle de science de gestion-management, je fais référence à ce contexte coopétitif.

47 Cet auteur et les suivants (Louvel et Musselin) sont connus pour leurs contributions traitant du fonctionnement de la recherche. On peut citer entre autres ouvrages sur la construction des faits scientifiques Latour (1989) ou Latour (2001).

48On peut citer notamment sur ces questions de gouvernance de la recherche Louvel (2011) mais aussi de nombreux articles tels que Louvel (2007) ou Hubert & Louvel (2012).

49 On peut citer, par exemple, Musselin (1997) ou Musselin (2008).

50 Notes de travail au Colloque international « L’argent et la recherche », 17-18 septembre 2013.

51 On peut citer les programmes de recherche-action donnant une place grandissante à des activités sciences et société. On peut citer dès maintenant, à titre d’exemple purement informatif, car je ne le développerai pas par soucis d’économie, le cas du laboratoire SP3 qui est engagé dans l’exposition aux Archives Municipales « Y l’Internationale ». Cette exposition a donné lieu à une publication. Cette publication contenant dans son titre la ville Y, cette dernière référence ne peut être fournie pour des raisons d’anonymat.

52 Je parle en référence à cette forme de toute puissance dans la théorie de l’économie néo-classique de rationalité instrumentale.

entre les représentants du CNRS et le laboratoire SP3. Il sera montré que même dans ce type de structures d’élites, la mise en place de ce néo-management de la recherche tourné vers l’excellence et le partenariat social est en marche, mais qu’il ne va pas forcément de soi. Cela nécessite un effort de tous les instants, par le dialogue notamment, pour que les personnels en deviennent les acteurs véritables.

En somme, de nouveaux mécanismes de pilotage des idées et des acteurs (académiques et institutionnels) doivent être trouvés. Il est nécessaire de penser une nouvelle doctrine stratégique au sens presque normatif du terme, pour pouvoir rendre compte de ce nouveau paysage plus managérial de la recherche française. Ce sont des défis que la théorie sur la coopétition permet de penser au niveau « macro », c’est-à-dire organisationnel. En revanche, une limite de cette théorie est que le niveau « micro », individuel, ne peut être abordé par ce biais en industrie. En effet, comme l’ont montré certains auteurs (Bengtsson et Kock, 2000 ; Pellegrin-Boucher, 2006), il « est préférable d’éviter que le paradoxe (coopétitif) soit

internalisé au niveau des individus lesquels ne doivent gérer qu’une seule dimension, soit coopérative soit concurrentielle. » ( Pellegrin-Boucher & Fenneteau, 2007, p. 114).

Dans mon cas, l’avantage de se situer dans le monde de la recherche, et non plus dans celui de l’industrie, est que cette internalisation va pouvoir se réaliser à l’échelle individuelle. En effet, la recherche est un métier « total », s’insinuant dans toutes les dimensions professionnelles comme personnelles de la vie des acteurs, que ceux-ci soient chercheurs (juniors, seniors) ou administratifs. En cela, l’internalisation tant redoutée en industrie est inévitable en recherche. Je montrerai comment ceci est possible. Loin d’être un danger, elle s’avère féconde pour le métier de chercheur, tel qu’il sera pensé ou pratiqué à l’avenir. En effet, ce sera au moyen d’un système de leaderships de groupes endossés par des individus, que la coopétition sera pratiquée et plus ou moins bien intégrée dans les équipes et laboratoires de recherche que je dévoilerai au fil des études de terrain. En recherche, il est à noter que les agents cumulent les tâches et se doivent de jongler en permanence avec la dimension, tantôt concurrentielle, tantôt coopérative de leurs interactions au sein d’un même projet de recherche qui se veut pluri-, trans- et/ou inter-disciplinaire. Ceci sera examiné en partie C, puis surtout en partie D.

Pour caractériser la relation de coopétition, il faut noter sa nature particulière évolutive et imprévisible. Il s’agit d’une dynamique ayant une durée déterminée dans le temps, viable si et seulement si le cadre « coopétitif » se présente comme un projet avec des acteurs aux rôles définis. Ainsi, l’exemple des projets interdisciplinaires de l’IDC confirmera ce point selon lequel la coopétition, pour produire un bilan positif, doit être bien circonscrite au niveau de la durée et des modalités de sa mise en œuvre. Cependant, il faut souligner dès maintenant que le climat « coopétitif » est lisible de manière permanente en filigrane. Les terrains seniors, juniors comme interdisciplinaires des trois parties B, C, et D le prouveront sans conteste. On peut donc interpréter sa présence en toile de fond comme la marque dans les esprits des réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche de plus en plus visibles, depuis 2007, dans les comportements communicationnels. Cette évolution de l’enseignement supérieur et de la recherche va dans le sens de transformer les divers organismes (universités, grandes écoles, etc.) en agences de moyen. Ce phénomène est, somme toute, contraire à la fonctionnarisation des chercheurs datant des Assises de la Recherche en 1982.

« Cette dernière mesure constitue une ancienne revendication développée par les

syndicats de l’époque que le gouvernement de gauche va accepter. Pour J.F. Picart (2005), cette fonctionnarisation va entrainer des rigidités au sein des organismes de

recherche, les conduisant à ne pas être assez réactifs face aux nouveaux enjeux de la recherche, dans un univers dorénavant mondialisé ; sentiment qui, bien évidemment, n’est pas unanimement partagé. » (Connan et al., 2008, p. 55).

Ainsi, s’il convient de prendre acte de cette limite de la théorie « coopétitive » à savoir la dimension individuelle du processus, il faut néanmoins chercher à la dépasser puisque la coopétition est toujours présente. Pour réussir ce dépassement, j’en suis venue à questionner les motivations des acteurs. Quels sont les enjeux motivationnels des chercheurs dans les cas où ils s’engagent dans une stratégie de coopétition ? Quel est le vécu en première personne de ces acteurs dans leurs pratiques et leurs perceptions du métier de chercheur ? Comment intériorisent-ils de telles situations paradoxales pour renouveler et adapter leur façon de faire de la recherche ?

Cette thématique des motivations constitue la deuxième grande raison pour laquelle le concept de coopétition m’est utile.

Pour répondre à cette question des motivations, les théoriciens de la coopétition dans le milieu de l’entreprise (notamment Wernerfelt (1995) ou Baumard (2007)) font intervenir la notion de « compétence ». Pour le management des compétences, les relations entre firmes53

sont des lieux de mise en commun des ressources et de création de nouvelles compétences. Hitt et al. (2000) considèrent que la recherche de ressources extérieures utilisables, ou permettant à l’organisme de mieux utiliser ses propres ressources, est l’un des premiers facteurs d’influence dans la course au monopole. Selon Durand & Guerra-Vieira (1997) et Durand (2000), il existe quatre modes de mobilisation des compétences dans une relation (Salverat & Le Roy, 2007) à savoir : 1. le renforcement d’une compétence existante ; 2. l’établissement d’une synergie entre des compétences existantes chez chacun des partenaires de l’alliance ; 3. les compétences présentes dans le réseau dans lequel se situe l’organisme (la firme, dans mon cas le laboratoire, et à plus petite échelle l’équipe choisie) et 4. les compétences résultant d’un apprentissage. Avec cette notion d’apprentissage on se trouve face à une justification supplémentaire du recours à la coopétition dans mon analyse de terrain, car la science se fait aussi par (et dans) cette « course au savoir » qui se traduit par une course à la publication, une course à l’obtention de contrats, etc., avec des mécanismes de coopétition à dominante concurrentielle. Dans ce cas, il y a partage contrôlé des données via des

mécanismes formels (le nombre et l’ordre des signatures dans les articles, le nombre de

collaborateurs de disciplines différentes dans le cas de projets ANR, etc.) et via des

mécanismes informels plus pernicieux comme, par exemple, les types et le nombre de

citations des concurrents parfois transformés en alliés pour la circonstance, comme le montre Latour dans La science en action (Latour, 1989), notamment. J’en viens maintenant à m’interroger plus avant sur la dimension individuelle assez problématique de ce dispositif. Cette dimension est la troisième et dernière raison principale qui m’a fait m’intéresser à un couplage entre coopétition et anthropologie.

Pour résoudre ce paradoxe de la coopétition au niveau individuel, qui consiste à prendre pour un temps et un espace donné ses « ennemis » pour ses « amis », il faut précisément ouvrir la boîte noire de cette théorie. Cette boîte noire contient deux éléments clés dans mon enquête de terrain auprès des laboratoires de recherche, qui sont 1. la question du vécu des

53 On peut faire un parallèle entre « firmes » et les « établissements de recherche » au niveau macro, à savoir les institutions et les laboratoires. Plus finement, et puisque l’on cherche à toucher ce niveau individuel, donc plus microscopique, cela est certainement valable (la thèse le montrera) entre équipes, voire entre les membres des équipes de recherche.

individus et 2. la question de la gestion de cette situation paradoxale par le dialogue interpersonnel. C’est là que l’on peut réintroduire l’apport de l’anthropologie de la communication qui touche précisément au problème de l’individu. Cette approche va permettre de s’intéresser justement au problème du rapport de l’individu à l’apprentissage, c’est-à-dire au mode d’acquisition de compétences nouvelles à titre personnel (pour son profit exclusif) ou, éventuellement, au titre du groupe (pour le profit de son équipe de recherche). Ce mode peut être renversé dans le cas où c’est le groupe qui génère des connaissances qui pourront être utilisées au titre du collectif et, éventuellement, récupérées par les individus à titre personnel. C’est pourquoi les outils méthodologiques principaux exposés plus haut (entretiens et observations) semblent particulièrement adaptés pour penser le rapport entre un apprentissage de compétences nouvelles et un ajustement des individus à une autre façon de faire de la recherche, car ils ne plaquent pas un carcan théorique, rigide et enfermant, sur cette chaire du vécu. Ces outils vont également permettre de faire opérer la coopétition sur du plus long terme dans le champ professionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Dans le modèle de la coopétition proposé par Josserand & Perret (2003), ceux-ci présentent des logiques et des pratiques organisationnelles paradoxales, mettant en avant l’importance de « la stratification » du système. Cette stratification correspond, par exemple, à « un long processus d’apprentissage cumulatif caractérisé par des phases successives –

consistant à définir les éléments à protéger, anticiper les intentions du partenaire et estimer ses capacités d’apprentissage, instauration progressive d’une négociation de la confiance pour créer les conditions d’un climat de créativité commune voire de création partagée – qui se cumulent et se combinent et où les contraires sont progressivement assimilés (…) car il existe davantage de dialogue entre les dimensions antagonistes. » (Josserand & Perret, 2003,

p. 19). L’oscillation permanente entre les rôles ambigus des acteurs de ce système coopétitif est appréhendable, pour ces auteurs au moyen d’une logique de « disparition » via une pratique de « recadrage » des acteurs dans leur rôle respectif. Ceci correspond en pratique à une situation quotidienne où le paradoxe n’existe plus. Les acteurs ont intégré les deux dimensions contradictoires, à savoir le fait d’être des alliés sur certains points, et des concurrents sur d’autres. Dans le « recadrage », « un objet, un concept ou une personne,

permettant alors la réconciliation des deux opposés » (Josserand & Perret, 2003, p. 171) peut

être introduit.

On voit, au moins d’un point de vue théorique, que les modalités organisationnelles à l’œuvre dans le mécanisme coopétitif tendent à équilibrer les deux forces antagonistes, mais complémentaires, de la coopération et de la compétition. En effet, Josserand et Perret laissent penser que la réconciliation des deux termes précédents est envisageable au moyen d’un travail de conceptualisation incarnée dans un objet ou une personne. Dans le contexte de la recherche, je vais chercher à nommer ce « troisième homme » et à le caractériser tout au long de ma thèse. Ce sera un concept forgé à partir de la « coopétition industrielle », mais frotté ensuite au terrain des laboratoires de recherche. Il convient de faire à présent la place au versant historique de cette notion avant de la confronter en partie B aux premiers extraits d’entretiens issus du terrain. Ce parcours donnera un corps empirique à cette théorie à multiples entrées qu’est le management coopétitif appliqué à la recherche en SHS et au delà. Enfin, dans les parties suivantes C et D, il s’agira de tester son opérativité scientifique.

I.2.b) La théorie de la coopétition : présentation historique et définition managériale