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Vision libertaire versus vision étatiste de la révolution socialiste

2. À partir de 1830, d’un socialisme révolutionnaire à un socialisme d’état

2.1. Vision libertaire versus vision étatiste de la révolution socialiste

La pensée de Proudhon est celle du socialisme libertaire qui est également parfois qualifiée d’anarchosocialisme. Elle est l’héritière des conceptions antiétatistes de la pensée des

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socialistes « utopistes ». Proudhon est l’un des rares penseurs de cette époque à être d’origine modeste ; il représente les ouvriers auxquels il s’identifie. Pour lui, ceux-ci doivent combattre les inégalités sociales par l’appropriation du capital, qui dans une optique où toute la richesse créée provient du travail, est légitimement le leur, d’où sa célèbre phrase « Qu’est-ce que la propriété ? […] c’est le vol »70. Proudhon préconise de transformer l’économie par le bas en construisant un fédéralisme coopératif et la protection mutualiste des ouvriers. Ce sont donc des expériences concrètes qui doivent faire modèle par leur exemplarité. Cette solution pragmatique est née d’observations de terrain ; c’est par « l'association progressive [qu’] interviendrait la solution du problème du prolétariat » (Schnerb, 1950, p.486). Proudhon, comme Gide, est férocement opposé à la notion d’État unitaire et d’indivision du politique. Sur l’unité nationale italienne s’établissant alors, il déclare par exemple que là où « la masse d’un tout domine les parties, là aussi se rencontre l’immobilisme, le retard »71. Au niveau international, dans un contexte de montée des nationalismes partout en Europe, il conçoit le fédéralisme comme un facteur de paix entre les peuples (Lajugie, 1953, p.90). Le révolutionnaire anarchosocialiste russe Bakounine, également proche de Proudhon, formulera des idées similaires de façon encore plus extrême en statuant que tant que la propriété des moyens de production restera privée, aucun régime politique ne pourra assurer l’émancipation du prolétariat. Leur projet est donc non seulement d’abolir le capitalisme, mais aussi l’idée d’État centralisé.

À ces idées, s’oppose vigoureusement la vision de Karl Marx qui professe une inéluctable prise de pouvoir politique à l’échelle nationale par le prolétariat72. « Marx n'est pas fédéraliste, mais bien centraliste » (Rolland, 1992, p.14). Il critique la pensée de Proudhon en remettant en question la scientificité de sa méthode, ainsi que l’homme lui-même73. Marx réfute l’idée de la valeur-travail exposée par Proudhon74. Il est également opposé à la notion d’une monnaie-travail que ce dernier avait proposée75. Marx considère qu’étant une institution issue de la conscience sociale, modelée par la classe possédante, le travail n’est pas de l’ordre

70 Formule qu’il expose dès les premières pages de son ouvrage, Qu’est-ce que la propriété ? Premier mémoire, publié en

1840.

71 Nouvelles observations sur l’unité italienne, originellement publié en 1865, Ed. E. Dentu, Paris, p.12, source :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61300787.texteImage

72 Cette doctrine s’appelle le matérialisme historique.

73 On peut rapporter certains propos très acerbes puisque Marx parle des écrits de Proudhon comme du « gauche et

désagréable pédantisme de l’autodidacte qui fait l’érudit », de « l’ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui, maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu'il n'est pas et de ce qu'il n'a pas » (Schnerb, 1950, p.490).

74 Cette idée consiste à « déterminer la valeur relative des denrées par la valeur du travail ». Marx répond que ce serait «

déterminer la valeur relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d'être déterminée » dans son pamphlet réponse à Proudhon, Misère de la philosophie, publié en 1847, p. 59.

75 Cette idée préfigure déjà certaines logiques présentes au sein de monnaies alternatives qui seront approfondies dans le

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du fait naturel, de la force physique, mais de l’obligation morale et qu’il ne pourrait être exercé librement que dans une société sans classes, ce qui passe par la prise de pouvoir du prolétariat et l’institution du communisme. Au fond du débat entre Marx et Proudhon se trouve un désaccord sur la capacité des ouvriers à se constituer en classe au sens politique du terme, c’est-à-dire à définir eux-mêmes des intérêts communs et à s’approprier les institutions de l’État et du système productif. Marx est un des représentants de l’école classique de l’économie ; pour lui, la valeur est créée par la combinaison du travail et du capital, même si ce capital est accumulé par la bourgeoisie via une spoliation de la valeur du travail qui a servi à le créer. Même s’il critique cette appropriation privée et individualiste des richesses du travail, il partage finalement certaines caractéristiques du régime économique auquel il s’oppose, notamment la gestion industrielle ; l’organisation scientifique du travail, la relation de l’homme à la machine, à la technologie, etc. Toutefois, il postule que dans un système sans classes, les ouvriers pourraient bénéficier d’avantages en loisirs et en liberté jusque-là réservés aux capitalistes. Marx et Engels indiquent « dans le Manifeste, la ligne à suivre en dehors de toute équivoque », et qui est de renverser le pouvoir en faveur des ouvriers tandis que « Proudhon aspire à une harmonie qui implique une collaboration des classes » (Schnerb, 1950, p.490). Engels considère que les premiers socialistes, les utopistes et certains penseurs libertaires, pratiquaient finalement un « socialisme conservateur ou bourgeois », ce qui « s’explique par le fait qu’ils ont élaboré leurs théories à une époque où le capitalisme ne s’était pas suffisamment développé, ce qui ne permettait pas de désigner la classe ouvrière comme agent du changement social » (Brémand, 2014, p.15). Pour résumer, on peut dire qu’il y a d’un côté la proposition libertaire de Proudhon de construire une économie sociale par le bas en donnant la possibilité aux ouvriers d’autodéterminer leurs activités et de se libérer d’une concentration du pouvoir dans les seules mains des institutions politiques de l’État, devenu Etat-Nation au XIXe. De l’autre côté, le socialisme marxiste est plus autoritaire, il propose au prolétariat de s’organiser pour prendre le pouvoir au détriment des capitalistes en usant de la force du nombre et du poids électoral qu’il obtiendrait si le suffrage universel était instauré, ce qui sera fait pour les hommes sous la Seconde République en mars 1848. Le courant marxiste a donc vocation à prendre le pouvoir par la force ou à s’intégrer dans les circuits politiques. En France, c’est ce qu’il fera dans la seconde partie du XIXe siècle et dans un contexte historique tumultueux.

A la suite d’une crise économique, la Révolution de 1848 éclate et met fin à la monarchie de Juillet au profit de la Seconde République. Elle se répand aussi rapidement aux autres pays européens au cours de ce qu'on a appelé le « printemps des peuples ». Mais les insurrections

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sont rapidement maitrisées, ce qui sera le signal d’un repli révolutionnaire sur tout le continent et de l’écrasement de tout mouvement se réclamant de l’anarchisme libertaire. Cependant, le programme de Marx n’est pas plus mûr pour s’imposer au pouvoir que celui des libertaires comme Proudhon ou Bakounine et les différents courants du socialisme ont du mal à faire front commun76.

En France, le pouvoir n’est pas favorable au monde ouvrier ; de nombreux ministres sont proches du National77, journal hostile aux milieux populaires. Le parti socialiste obtient des sièges à l’Assemblée nationale durant la Seconde République pour représenter les travailleurs, mais prône des politiques modérées. Louis Blanc fait partie du gouvernement et est l’un des rares à vouloir des réformes plus profondes de la société. Un seul représentant vient du monde ouvrier, Alexandre Martin, dit « l’ouvrier Albert », très actif pendant la révolution de 1848. Ce dernier est d’ailleurs rapidement évincé du gouvernement ainsi que Blanqui, Barbes et Raspail78, faisant partie de l’ultragauche non marxiste. La très grande majorité de l’échiquier politique amalgame tous les courants d’extrême gauche et les perçoit comme dangereux et violents. L’économiste conservateur Alfred Sudre, auteur de l’ouvrage Histoire du

communisme ou Réfutation historique des utopies socialistes79, déclare même qu’« il s’agit

désormais d’anéantir les communistes, cabetistes ou matérialistes ». L’influent économiste et défenseur du libre-échange Fréderic Bastiat entretient longtemps une polémique violente avec Proudhon. C’est donc dans un climat violent et meurtrier que nait la haine de l’utopie à partir de 1848 (Abensour, 2010, p.34).

D’ailleurs, le courant socialiste dans son ensemble se révèle minoritaire, ne remportant qu'une petite partie des sièges à l’Assemblée et un score dérisoire à l’élection présidentielle face à la très importante force politique conservatrice. Il y a cependant une progression aux élections législatives de 1849 ou les démocrates sociaux obtiennent près d’un quart des suffrages (Bouillon, 1956, p.74). Cette force effraye les conservateurs ; certains élus de gauche sont arrêtés ou poussés à l'exil. Le progressiste Ledru-Rollin, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire,part pour Londres. En 1851, le coup d’État de Napoléon III proscrit les démocrates sociaux, comme les républicains de façon plus générale. Le peuple de Paris réagit relativement peu pour défendre l’Assemblée conservatrice, mais ce n’est pas le cas dans

76 Marx essaye même de discréditer Bakounine, qui était pourtant le premier traducteur en russe du Manifeste du parti

communiste, en l’accusant d'être un agent du Tsar, ce qu’auraient prouvé des documents en la possession de George Sand. Cette anecdote est citée par Arthur Lehning dans Michel Bakounine et les autres, publié en 1976 aux éditions 10/18.

77 Certains numéros de ce journal sont disponibles sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.

78 Armand Barbès et Auguste Blanqui sont des révolutionnaires républicains ayant formé la société secrète prolétarienne la

Société des Saisons en 1839. François-Vincent Raspail (1794-1878) est un médecin et homme politique français. Il fonde un journal d’opposition républicaine, Le Réformateur, et préside la Société des Amis du Peuple

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les zones rurales où de nombreuses protestations républicaines ont lieu. Les bonapartistes prennent le pouvoir ; ils s’imposent par le plébiscite populaire qui est exprimé par le suffrage universel80 et qu’ils placent au-dessus de la Constitution. Proudhon blâme les républicains pour la chute de la seconde république, tandis que Marx qualifie Louis-Napoléon et ses partisans de « bandits de grand chemin » cherchant uniquement à perpétuer leurs pouvoirs pour préserver leurs intérêts (Anceau, 2009, p.36).

Il est vrai que Napoléon III gouverne par décrets et a une pratique autoritaire du pouvoir. En basculant dans le Second Empire, le système politique ne s’ouvre pas à l’expression d’une opinion populaire pourtant si chère à sa légitimation. Il s'appuie essentiellement sur la bourgeoisie d'affaires et le clergé catholique pour gouverner, verrouille la presse et flatte le peuple. « Les associations ouvrières, en fait des coopératives de production, sont presque toutes dissoutes. En revanche, les sociétés de secours mutuel sont favorisées à condition qu’elles acceptent le patronage des membres honoraires qui les subventionnent, du maire et du curé » (Girard, 1986, p.169-170). Il s'agit dans l'esprit de Louis-Napoléon de promouvoir « le bien-être du peuple, mais ne pas tolérer de sociétés de résistance sous couvert d'œuvres sociales » (Ibid.). Même si la plupart des mesures sociales sont démagogiques, au fil des années 1860, le Second Empire offre plus de libertés. La loi Ollivier succède à la loi Le Chapelier, abrogée en 1864, et permet le droit de grève (les chambres syndicales ne pourront cependant exister qu’à partir de 1868). Napoléon III desserre aussi progressivement la censure, libéralise le droit de réunion et les débats parlementaires. Une réforme constitutionnelle libéralise le parlement en 1862 et ouvre la voie à plus d’opposition de la part des républicains.

Le mouvement ouvrier s’oriente donc vers une structuration politique. Le 28 septembre 1864, l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) est fondée à Londres et connait un rapide succès en constituant des sections nationales dans plusieurs pays dont la France, mais aussi la Suisse, la Belgique, l'Allemagne et, à partir de 1867, l'Italie, l'Espagne, les Pays-Bas, l'Autriche ou les États-Unis. Napoléon III n'oppose aucun obstacle aux prémices de l'Internationale. Uniquement composée de prolétaires, l’AIT se donne pour objectif d’unir les ouvriers dans la lutte qu'ils mènent pour leur émancipation, au-delà des divisions créées par les frontières nationales. Sa fondation marque une rupture du mouvement socialiste avec le républicanisme et constitue à ce titre une étape importante de son histoire. Cependant, l’AIT est très divisée. En 1869, les tensions s’accroissent entre partisans de Karl Marx, favorables à

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la gestion centralisée de l'association et à la création de partis politiques, et les « anti- autoritaires » et antipolitiques réunis autour de Bakounine. Du côté des libertaires, en plus de Bakounine, on retrouve Louis Blanc, mais aussi Arnold Ruge, qui est l’un des premiers critiques de gauche du marxisme, ainsi que le révolutionnaire Caussidière, qui avait participé en 1834 à l’insurrection lyonnaise. Pour eux « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autre résultat que la consolidation de l'ordre des choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat » (Guillaume, 1905, p.15). Ils exhortent à renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques au sein de gouvernements nationaux et de se concentrer sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. À l'inverse, les marxistes affirment que « L’abstention politique est funeste » et professent « l'intervention politique et les candidatures ouvrières [pour se] servir de cette représentation comme d'un moyen d'agitation ». Ils croient au fait « qu'individuellement chaque membre doit intervenir, autant que faire se peut, dans la politique » (Ibid.). Le marxisme prend le dessus et le socialisme antiautoritaire ne continue à exister qu’en marge de l’AIT. Il se réfugie au sein d’une autre organisation, beaucoup plus secrète, appelée « Fraternité Internationale » dont le bastion est situé dans le Jura81. Il est intéressant de rappeler que l’une des premières coopératives en France est celle des fruitières du Jura, ce qui a sans doute laissé un héritage socialiste important dans cette région.

La guerre contre la Prusse éclate ; rapidement Napoléon III est défait et doit rendre les armes à Sedan le 2 septembre 1870. Le gouvernement tombe et la Troisième République est proclamée. Dans la foulée de la défaite, les Parisiens réclament que le pouvoir soit transféré au peuple, s’insurgent et proclament la « Commune insurrectionnelle ». Bien que Proudhon soit décédé en 1865, son « influence est incontestable au sein de l’élite ouvrière française » (Schnerb, 1950, p.490) et auprès des communards. Paris n’est pas la seule ville à s’insurger puisque dès le 28 septembre 1870, Lyon, sous l’impulsion de l’AIT, se proclame également en commune. Les deux prises de pouvoir sont violemment réprimées et de très nombreux militants sont envoyés au bagne, en prison ou exécutés. Cela finit de précipiter la rupture qui se préparait entre socialistes libertaires et socialistes autoritaires au sein de l’AIT.

La scission sera consommée début septembre 1872 lors du VIIIe congrès de l’AIT à La Haye en Suisse où Bakounine est exclu de l’organisation. Marx et ses partisans se félicitent82 de

81 Et surtout, le Jura suisse.

82 Il écrit que « le congrès de Gand a eu au moins cela de bon que Guillaume et compagnie ont été totalement abandonnés par

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cette orientation qui aura des conséquences majeures sur l’expression du socialisme radical en France et en Europe. La constitution d’une nouvelle internationale a lieu à Saint-Imier le 15 septembre 1872, mais ne durera pas très longtemps. En 1889 Engels fonde l’Internationale Ouvrière au congrès de Paris.

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