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1. Des initiatives sociales et solidaires dans un monde en révolution

1.3. Des « utopies socialistes »

La Révolution industrielle ne débute réellement dans le monde occidental qu’à partir des années 1830. L’ouverture internationale du commerce et l’industrialisation font émerger une réflexion sur la manière dont l’économie doit être organisée et encadrée par les gouvernements. Des notions fondatrices du courant libéral de l’économie politique voient le jour, comme celle de la division du travail de Smith en 1776 dans Recherches sur la nature et

les causes de la richesse des nations ou celle de la théorie des avantages comparatifs de

Ricardo dans Principes de l'économie politique et de l'impôt (1817). D’autres visions s’appuient sur des thèses humanistes et cherchent une organisation plus sociale de l’économie. Nombre d’entre elles sont très progressistes pour leur époque et ont anticipé de plus d’un siècle les revendications féministes, les droits sociaux, les relations complexes entre les hommes et les machines, ou l’impact négatif de l’industrie sur la nature avec des penseurs comme Thoreau (1817-1862), considéré comme le premier environnementaliste, ou même, plus tôt, Rousseau (Latour, 2014). Elles seront à l’origine des expérimentations « utopiques » qui seront abordées ici sous l’angle de l’héritage qu’elles ont laissé dans la pensée de l’ESS. Leur nom vient d’Utopia, l’ouvrage publié en 1516 par le philosophe humaniste anglais Thomas More50, décrivant une société égalitaire et « parfaite ». Utopia, ou « utopie », vient de

50 En France, il est possible de citer le roman moins connu Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, paru en 1616

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la racine du mot grec οὐ-τοπος qui peut se traduire par « en aucun lieu », sous-entendant que la société ainsi désignée est irréalisable. En effet, ces projets sont généralement vus comme des tentatives candides d’améliorer ou d’échapper à la réalité, « au XIXe siècle, le terme d’utopie est péjoratif. Depuis la fin du XVIIIe siècle, il a une forte connotation négative, car il fait référence à des projets de réformes considérés comme irréalisables » (Brémand, 2014, p.13). Cependant, bien que restés dans une certaine marginalité, sans remettre en cause le cadre institutionnel politique, social et économique, ces expérimentations concrètes ont laissé une empreinte profonde d’une « période extrêmement riche d’un point de vue idéologique, durant laquelle de nombreux individus font une critique féroce de la société de leur époque et explorent de nouvelles possibilités de la transformer. » (Ibid.).

C’est en France et au Royaume-Uni qu’ont été posées les bases des utopies modernes au XIXe siècle (Funke, 2005, p.102)51. Mais, en France, leur application concrète a été entravée par la limitation de l’associationnisme, avec la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde de 1791 ou encore la décision de l’Assemblée nationale, datant du 14 juin 1791, qui statue qu’il « n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire » privé, autre que celui de la nation tout entière. Cependant, la DDHC évoque dans son second article la liberté de créer des associations politiques pour « conserver les droits naturels et imprescriptibles de l'homme » et garantit également les libertés d’opinion, de presse et de conscience, ce qui permettra aux idées progressistes ou révolutionnaires de continuer à exister et à se répandre.

L’une des premières expériences d’« utopie socialiste », également l’une des plus connues, est celle de l’industriel anglais Robert Owen. Celui-ci est précurseur du mouvement coopératif industriel. Il rédige dès 1812 un essai, nommé Vues nouvelles sur la Société ou Essai sur la

formation de l’esprit humain, dans lequel il met en avant le fait que l’homme est le produit de

son milieu. Cette idée rejoint la philosophie de Rousseau et est en rupture avec l’Humanisme caritatif. Pour Owen, c’est sur l’environnement qu’il faut œuvrer pour permettre aux individus, et dans le cas de son expérience aux ouvriers, de s’améliorer. Profitant du fait qu’en 1824 la liberté de coalition est rétablie pour les ouvriers en Angleterre, il établit l’expérience sociale des usines New-Lanark en Écosse (1800-1825) et, plus tardivement, celles de New Harmony, aux États-Unis (1825-1829)52. Les conditions de logement, d’hygiène, d’éducation, d’alimentation et de temps de travail sont améliorées. Des épiceries, préfigurant les coopératives de consommation, sont mises en place avec des systèmes d’achats groupés est organisés pour des communautés d'environ 1200 personnes, vivant et travaillant ensemble.

51 Texte original « die französische Utopie sind dies vor allem des Prototyp der neuzeitlichen Utopien » (traduction : auteure). 52 L’Amérique est alors vue comme une terre d’opportunités pour ce genre d’expérimentations.

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Cependant, il est important de souligner que même si ces idées sont progressistes par rapport aux conditions de vie de l’époque, Owen considère ses ouvriers comme des « machines vivantes » et sa démarche relève davantage d’un paternalisme capitaliste que d’une véritable démarche humaniste. L’impact d’Owen sur la pensée politique et économique de son époque et sur les futurs mouvements de l’ESS est très important. L’organisation communautaire du travail va durablement influencer le mode de vie des ouvriers au sein du mouvement coopératif. Certaines idées ainsi développées sont même encore plus subversives, comme celle de supprimer la monnaie et de la remplacer par le temps de travail ; ce qui a été le cas dans les National Equitable Labour Exchange, organisations dont la création est accompagnée par Owen en 1832. L’abolition de la propriété, de la religion et du mariage avait également été évoquée. Owen aura une influence sur Marx et Engels, ce dernier lui aurait adressé l’éloge suivant : "Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l'intérêt des travailleurs se rattachent au nom d'Owen" (Cours-Salies, Zarka, 2013, p.172). Il est pour l’instauration d’un suffrage universel et, du point de vue de la pensée économique, il est l’un des premiers penseurs de la sous- consommation. En effet, il explique que les ouvriers trop pauvres ne peuvent mathématiquement pas racheter le produit de leur travail avec leurs salaires, montrant, un siècle avant Keynes, les dangers de maintenir les salaires trop bas dans l’industrie (Chanteau, 1996). Promoteur d’une sorte de socialisme étatiste, sa base de soutien est surtout ouvrière, car ses idées ne trouvent pas d’écho chez les dirigeants politiques ou les chefs d’entreprises. Ses projets s’arrêteront d’eux-mêmes en raison de disputes avec ses partenaires commerciaux et de problèmes de gestion.

En France, les idées d’Owen trouvent un écho dans les idées de l’économiste et historien francophone suisse Jean de Sismondi53. Celui-ci va, dès 181954, remettre en cause les vertus de la concurrence prônées par les classiques et la loi des débouchés de Say55. Il va qualifier les problèmes inhérents au système économique alors en place par le biais de notions comme l’« accumulation capitaliste », la « concentration des fortunes » ou la « surproduction » (Luftalla, 1967). Pour lui, ces problèmes sont les causes de la misère ouvrière et mettent en danger les petits producteurs et la petite bourgeoisie, car ils conduisent à la concentration et à l’accaparation des richesses par une poignée d’individus. Il est le premier à dire que toute la valeur ajoutée de la production vient du travail. Bien qu’il ne se situe pas dans une optique

53 Jean de Sismondi est né à Genève en Suisse en 1773 et y est décédé en 1842.

54 Dans Les nouveaux principes d’Economie Politique ou la Richesse dans ses rapports avec la population, 1819. 55 Présent dans son ouvrage Traité d'économie politique publié en 1803 (Livre I, chapitre XV, Des débouchés).

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révolutionnaire, il suggère un programme d’intervention de l'État pour protéger les ouvriers contre le chômage ou la maladie, dont le coût devrait être assumé par un prélèvement sur la plus-value des patrons et évoque la nécessité de limiter les excès de la concurrence et de réguler le progrès, notamment le machinisme, ce qui n’est pas sans rappeler le mouvement des « briseurs de machines » luddites du siècle précédent (Hobsbawm, 2006, p.13-28). En France, l’établissement par Charles Fourier56 de communautés de vie et de travail appelées des phalanstères en 1822 a également laissé une marque importante, en particulier dans l’idée de se couper du reste de l’économie pour construire des communautés autonomes harmonieuses57. Le travail y est réduit au quart d’une journée, et ce, à une époque où le temps de travail maximum n’existait pas pour les ouvriers et où l’oisiveté était perçue comme un vice. Cette expérience n’a pas eu de réelles répercussions politiques à l’époque, car Fourier faisait partie d’un mouvement d’« ingénieurs sociaux » préférant se tenir à l’écart de la pratique du pouvoir (politikè) pour se concentrer sur la gouvernance de communautés (politeia)58. Les fouriéristes comptent sur la réussite de leur modèle de vie communautaire pour que d’autres s’en inspirent et le propagent. « Fourier imaginait un passage lent, pacifique et progressif de la “civilisation” au “garantisme” » (Paquot, 2005, p.118), c’est-à-dire à une société garantissant le secours mutuel et la vie collective59. Une autre initiative assez proche est celle des ateliers de peinture Jean Leclaire (1820), au sein desquels les conditions de travail et de santé des ouvriers étaient particulièrement progressistes et considérées à l’époque par les soutiens du projet comme une réponse à l’opposition entre les ouvriers et les propriétaires du capital. Pour citer Desmars, cette « harmonie entre dirigeants et salariés évite les conflits sociaux et constitue une réponse concrète aux doctrines de lutte des classes » (2014, p.64). De plus, cette expérience a introduit la pratique de participation des ouvriers aux bénéfices.

Philippe Buchez (1796-1865), un Saint-Simonien60, connait une certaine notoriété pendant la monarchie de Juillet (de 1830 à 1848) avec sa Science du développement de l'humanité, publié en 1833, où il critique l’égoïsme de l’État. Le saint-simonisme, nommé ainsi d’après le comte

56 Fourier, en 1822, écrit qu’« il n’est de bon, en politique et en morale, que ce qui est compatible avec la pratique. Les

savantes utopies de Platon et Fénelon sont ridicules, parce qu’elles sont impraticables. » En 1832, il classe aussi bien les saint-simoniens que Robert Owen parmi les porteurs d’utopies. https://chrhc.revues.org/3659

57 Ces idées s’accompagnent également d’une critique du moralisme religieux. 58 Fourier publie notamment en 1832 La débâcle de la politique.

59 D’autres exemples de réalisations sociétaires sont celles de Condé-sur-Vesgre, créée au début des années 1830 et toujours

active aujourd’hui sous le nom de « La Colonie », celle de Cîteaux, fondée dans la première moitié des années 1840 par la féministe belge Zoé de Gamond, mais qui eut une durée de vie très brève et L’Union agricole d’Afrique, à Saint-Denis-du-Sig (Algérie), qui eut une existence plus longue, mais très tourmentée (Desmars, 2014, p.63).

60 Il s’inspire notamment de l’ouvrage Le Nouveau Christianisme d’Henri de Saint-Simon, publié en 1825 et prônant une

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Henri de Saint-Simon (1760-1825), se fonde sur le principe d’égalité sociale présent chez Rousseau et prolonge les réflexions des Lumières sur le pacifisme, la fin des privilèges, des inégalités et de l'obscurantisme de l'Ancien Régime. Buchez démocratise ces idées61 et transpose au socialisme le principe d’unité sociale prônée par le catholicisme. Il est favorable aux thèses égalitaristes diffusées pendant la Révolution par Buonarotti et Babeuf (Clerc, 2006, p.27). Il est proche des milieux d’extrême gauche et fonde le mouvement initiatique secret de la Charbonnerie, qui prolonge en réalité le lien avec les compagnonnages de l’Ancien Régime et qui, dans un climat de répression, constitue le seul moyen d’expression politique contre le pouvoir monarchique. Pour remédier à l’anarchie de la concurrence économique et organiser l’égalité, l’association entre individus se traduit par la création de coopératives et l’introduction d’un contrepouvoir syndical à celui des détenteurs du capital. En 1830, à l’occasion de la révolution de juillet, il lance un journal, L’Européen62, dans lequel il défend l’idée de l’association ouvrière comme substitut à l’entreprise capitaliste et « développe ce qui deviendra par la suite le fondement des coopératives ouvrières de production [dans lesquelles] le bénéfice doit être partagé entre les travailleurs, mais après en avoir affecté une part aux réserves destinées à rendre l’entreprise plus solide. Cette part, fruit de la solidarité de tous les travailleurs, doit être impartageable. En 1834, sous son impulsion, est créée sur ce modèle la première coopérative ouvrière française, l’Association des bijoutiers en doré » (Ibid.).

De plus en plus de fouriéristes63 travaillent à la mise en pratique et à la propagation des idées « sociétaires ». Le journal Le Phalanstère est publié à partir de 1832 à l’initiative de la Colonie sociétaire de Coudé-sur-Vesgres en Seine-et-Oise64. Le familistère de Guise, fondé par l’industriel français Jean-Baptiste Godin en 1846, reprend des idées du fouriérisme pour rendre le travail attrayant65. Des expériences étrangères auront également une grande influence sur les principes de coopération, comme celle des Équitables Pionniers de Rochdale fondée en 1844 par des tisserands en Angleterre et dont la charte constitue « jusqu’à aujourd’hui, une référence pour les principes coopératifs »66 (Demoustier, 2001, p.23). Dans

61 Certains regrettent cette démocratisation, comme l’économiste et journaliste Louis Reybaud qui dénonce « dans les années

1840 [le fait] que les continuateurs aient épuré l’œuvre de leurs maîtres (il pense à Saint-Simon et à Charles Fourier) et que les « utopistes contemporains » se trouvent dans une phase plus active où la réception de leurs théories prend de l’ampleur. « En se refermant dans un rôle plus modeste, les utopistes semblent avoir atteint un résultat qui leur avait échappé jusqu’ici, déplore-t-il. La société leur est moins rebelle et ne s’offusque plus autant de leurs témérités » (Brémand, 2014, p.14).

62 Il crée également le Journal l’Atelier en 1840 qui sera un important relai d’idées économiques et politiques. 63 Notamment, Jules Lechevalier et Abel Transon, originellement influencés par le Saint-simonisme.

64 C'est alors qu'apparaissent les termes « fouriérisme » et « phalanstérien ».

65 Il n’y a en revanche pas de souci d’égalitarisme entre employés d’un point de vue sociologique, par exemple au niveau de

leur qualification, du revenu, de l’éducation, ou des modes de vie (Paquot, 2005, p.117)

66 Ces principes sont le contrôle démocratique (1 homme = 1 voix), la justice économique (répartition des bénéfices au

prorata de l’activité de chaque membre), la rémunération limitée du capital et le financement d’actions de formation pour ses membres (Ibid.).

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son ouvrage Les solutions sociales (1871), Godin préconise de donner des logements décents aux ouvriers, d’instaurer une éducation obligatoire et mixte pour leurs enfants et de leur fournir des loisirs. Sa conception égalitariste a fortement influencé les coopératives de production modernes.

Ce qu’il est possible de tirer de ces expériences, c’est que les idées subversives vis-à-vis du nouvel ordre économique et politique développées au sein des « utopies » sont de deux natures, qui se superposent parfois :

- Premièrement, des idées qui, face aux transformations drastiques en cours, plaident pour une préservation des formes de production basées sur des solidarités communautaires renvoyant aux organisations traditionnelles prérévolutionnaires ; - Deuxièmement, des idées progressistes qui vont dans le sens d’une application encore

plus forte de l’égalité, de la fraternité et de la liberté.

Cependant, même si elles se sont fait connaitre par leur nouveauté et leur originalité dans l’espace économique, la portée de ces organisations reste faible. En effet, les conditions économiques et sociales font que ces expériences restent assez isolées et peu pérennes ; elles succombent généralement aux querelles internes ou au manque de moyens. Lorsqu’elles essayent d’être compétitives, comme les ateliers de peinture Leclaire, elles restent dans un paradigme productiviste qui mène nécessairement à faire pression sur les ouvriers67. Il semble que beaucoup d’éléments ne sont pas encore réunis pour diffuser des modèles alternatifs. L’héritage des utopies socialistes est néanmoins important pour les organisations qui finiront par constituer l’ESS en se basant sur les logiques de base posées. La notion d’utopie restera en elle-même importante pour juger la position vis-à-vis des normes institutionnelles, économiques et sociales dominantes, des organisations qui sont ainsi désignées.

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