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Le territoire : un ensemble borné de structures et d’acteurs faisant sa spécificité

Chapitre 6 : La proximité dans les relations géographiques, institutionnelles et organisationnelles

1. La proximité géographique : « boite noire » du territoire

1.1. Le territoire : un ensemble borné de structures et d’acteurs faisant sa spécificité

Les frontières qui découpent les différents territoires sont pour la plupart arbitraires. En effet, le territoire peut être délimité en fonction de son histoire, d’une certaine homogénéité culturelle. Il peut être borné par des obstacles naturels (montagnes, rivières, côtes, etc.), correspondre à un découpage administratif ou politique, etc. Foucault, dans le célèbre premier numéro de la revue Hérodote intitulé « géographie de la crise, crise de la géographie » et publié en 1976, définit le territoire comme étant « d’abord une notion juridico-politique : ce qui est contrôlé par un certain type de pouvoir » (p.76). Pour reprendre les mots de Pecqueur, « le territoire consiste en un phénomène d’agglomération partielle d’acteurs dont les frontières sont liées à une connaissance commune ou un problème commun à gérer » (2018, p.4)272. L’aire qu’occupe un quartier, une ville, une communauté d’agglomération, un département ou

272 Pour compléter cette définition, on peut ajouter la remarque suivante de Pecqueur et Talandier : « le concept de territoire,

issu du latin territorium a, dans un premier temps, été utilisé pour définir un espace sur lequel s’exerçait une autorité ou une juridiction » (2018, p.16).

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même un pays n’a pas toujours de rapport direct avec des éléments géographiques matériels qui marquent ses limites.

Le choix des limites d’un territoire peut influer sur le prisme analytique d’un travail de recherche en mettant la focale sur certaines dynamiques. Par exemple, le choix d’un échelon administratif amènera naturellement l’analyse spatiale vers les problématiques liées aux prérogatives politiques qui lui sont attribuées et aux questions de gouvernance. Borner un espace peut également engendrer une vision tubulaire et discriminante amenant à négliger certaines dynamiques interterritoriales, puisque plusieurs types de territoires peuvent se chevaucher. Aussi, faut-il prêter attention aux dynamiques frontalières ou interterritoriales qui pourraient être involontairement écartées des études spatiales. Dans le cadre de ce travail de recherche, il semble pertinent de tracer des limites géographiques liées au découpage administratif, tant l’ESS est liée aux problématiques susnommées.

Une fois le choix du découpage spatial effectué, l’analyse doit commencer par prendre connaissance des éléments naturels, comme la topographie, les matières premières disponibles dans le sol, le climat, la biodiversité, etc. Moquay et al. précisent que « le type de sol, le climat, les éléments du milieu physique, etc., sont plus ou moins propices à certaines activités

humaines » (2005, p.207). Il faut toutefois être vigilant dans la caractérisation de certains

éléments spatiaux qui peuvent paraitre naturels, mais sont en réalité l’héritage historique de l’activité humaine. C’est par exemple le cas des forêts, des vestiges historiques, etc. Les autres éléments à prendre en compte sont les constructions humaines ; les réseaux de transports (routes, voies ferrées, etc.) et de distribution (réseau électrique, canalisations, etc.), l’implantation d’industries, de commerces, d’espaces résidentiels, de centres politiques et administratifs, etc.

Une grande partie de l’identité territoriale géographique est donc construite. Dans ce travail de recherche, c’est donc la position de Colletis et Pecqueur qui est reprise ; « l’accent est mis sur les processus de construction du territoire et non sur l’hypothèse d’un territoire « existant » ou postulé pour ou par l’analyse » (2005, signet 43). Même les caractéristiques naturelles ne prennent sens que si elles sont reconnues et/ou valorisées par les acteurs, ou autrement dit « révélées » (Ibid.). En effet, les éléments géographiques ne peuvent être appréhendés qu’à travers le sens que leur donnent les acteurs. Certains acteurs peuvent considérer que certains espaces, pourtant proches d’un point de vue purement kilométrique, ne leur sont pas accessibles273. Ce qui amène à dire que l’observation des flux liés à leurs déplacements entre

273 Les exemples de ce phénomène sont nombreux. Il est notamment possible de citer des phénomènes d’exclusion

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les lieux résidentiels, les lieux de travail, de loisirs, les infrastructures sanitaires, administratives, etc. conditionne la mesure de la proximité géographique plus que la mesure des simples distances. Ces déplacements sont conditionnés par des facteurs économiques (coûts des trajets) ou sociaux (barrières symboliques). Par ailleurs, plusieurs groupes d’acteurs peuvent avoir différentes perspectives sur la proximité géographique. Alors que d’aucuns peuvent considérer certaines structures comme bénéfiques, d’autres en auront une vision négative (Torre, 2009, p.66). C’est, par exemple, le cas de la présence de certaines industries qui peuvent être à la fois considérées comme créatrices d’emplois, mais également comme un danger pour l’environnement ou la beauté du paysage274. L’espace est alors lieu de conflit et provoque de part et d’autre des rapprochements cognitifs et organisationnels et donc de coordination organisée.

Mais l’espace géographique n’englobe pas seulement différentes caractéristiques, il les produit ; pour reprendre les mots de Taoufik Daghri et Hassan Zaoual, le territoire est un « organisme social producteur de sens » (2012, p.32), ou autrement formulé, « marqueur imaginaire d’espace vécu ». Cette affirmation peut être rattachée à la notion de « site symbolique d’appartenance » (Zaoual, 2005, p.66), qui « imprègne souterrainement les comportements individuels, collectifs et toutes les manifestations matérielles d’une contrée donnée (paysage, habitat, architecture, savoir-faire et techniques, outils, etc.) » (Ibid., p.67). Ce faisant, la délimitation devient également « discrimination » (Pecqueur, Zimmermann, 2004, p.34) entre ce qui est dans le territoire et ce qui est en dehors de celui-ci. Les découpages territoriaux deviennent aussi découpages sociaux. Les éléments tangibles et la manière dont ils sont vécus constituent donc un cadre influant énormément sur les valeurs et les opportunités réelles des acteurs.

Les acteurs peuvent eux-mêmes être considérés comme des objets dans l’espace ; d’un point de vue géographique, ils peuvent par exemple être appréhendés en fonction de leur répartition démographique (âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, etc.). En prenant en compte ces critères et en intégrant les acteurs au sein de leur espace de vie, leur caractérisation échappe à la vision « mécaniste et parcellaire » (Ibid., p.63) de la figure de l’homo oeconomicus au profit des acteurs situés. Comme il a été dit plus tôt, Daghri et Zaoual parlent d’homo situs qu’ils qualifient comme « empiriquement bien plus riche que l’homo oeconomicus » (2012,

(quartiers regroupant beaucoup de magasins de luxe, lieux de loisirs, etc.) ou les difficultés pour les femmes de circuler dans l’espace public pour des raisons d’insécurité ou de harcèlement.

274 Les conflits entrainés par l’implantation d’organisations industrielles entre, d’une part, des militants écologistes au sein de

Zones à Défendre (ZAD) et, d’autre part, les pouvoirs publics et les entreprises lucratives sont de très bonnes illustrations de ces phénomènes. Le cas spécifique de la ZAD de Notre Dame des Landes a déjà été évoqué dans la partie 1. Dans la partie 3, l’implication d’une ZAD dans un réseau d’agriculture urbaine de la métropole grenobloise sera étudiée.

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p.13). Cette notion est pertinente pour situer les acteurs non seulement dans l’espace, mais également dans leur environnement institutionnel.

Les infrastructures et les facteurs de production sont des actifs permettant de révéler des ressources locales275 par le biais de processus de coordination entre acteurs. On pourrait aller jusqu’à dire que toute construction humaine physique est l’expression de la valorisation d’un actif local (une maison valorise un terrain constructible, une carrière exploite des matières premières, une firme valorise des biens et des services qu’il est possible de se procurer sur le territoire, etc.). Pour être qualifiée de « située », la valeur de la ressource doit dépendre du contexte spécifique dans lequel elle est produite. Les ressources situées se distinguent « des actifs ou des ressources génériques [qui] se définissent par le fait que leur valeur ou leur potentiel sont indépendants de leur participation à un quelconque processus de production »276 (Colletis, Pecqueur, 2005, signet 18). Au contraire, la spécificité permet d’inscrire leur valeur dans les « conditions de leur usage » et ainsi la rendre dépendante du contexte productif local. Ils « résultent d’une histoire longue, d’une accumulation de mémoire, d’un apprentissage collectif cognitif » (Colletis, Pecqueur,1996, p.173), ce qui les rend difficilement transférables d’un espace à un autre et donne un avantage important dans un contexte de forte concurrence spatiale. En effet, leur transfert impliquerait « un coût irrécouvrable plus ou moins élevé » (Colletis, Pecqueur, 2005, p.55).

La figure 6 ci-dessous illustre les différents éléments qui ont été évoqués et qui composent l’espace. On peut y reconnaitre le paysage et les ressources naturelles, plus ou moins « révélées » ou entretenues par les acteurs, les lieux résidentiels, de vie et de travail, les flux internes et externes au territoire et, bien entendu, les frontières qui ont été choisies pour borner celui-ci.

275 Dans un article de 2005, Colletis et Pecqueur distinguent actifs et ressources en cela que « Par actif, on entendra des

facteurs « en activité », alors que par ressources il s’agira de facteurs à exploiter, à organiser, ou encore à révéler » (signet 17).

276 Il est intéressant de noter la remarque suivante de Colletis et Pecqueur : « Le qualificatif « générique » recouvre

l’ensemble des facteurs traditionnels de définition spatiale (ou de localisation des activités économiques) discriminés par les prix (dont les coûts de transport) et qui font l’objet de la part des agents d’un calcul d’optimisation » (2005, signet 23). Cette remarque conforte le choix d’une approche hétérodoxe lorsqu’il s’agit d’étudier des actifs et ressources spécifiques, en opposition à une approche plus orthodoxe qui réduirait les mécanismes territoriaux à des ajustements marchands incluant le facteur de distance.

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Figure 6 : La composition territoriale (source : auteure)

En résumé, la proximité géographique est à la fois la source et le résultat des processus de coordination entre acteurs territoriaux. En effet, d’une part, elle crée des conditions de contrainte ou d’opportunité pour les acteurs qui, se saisissant des différentes propriétés de leur habitat, peuvent se coordonner. Le territoire est alors le résultat, pour les entreprises, de la « confrontation entre des forces centrifuges (congestion, hétérogénéité des préférences de localisation, coût de transport) et des forces centripèdes, relevant généralement des économies d’agglomération et de localisation » (Bouba-Olga, Zimmermann, in Pecqueur, Zimmermann, 2004, p.91). Pour les habitants, qui sont également souvent le public des organisations de proximité de l’ESS, ces forces englobent également la qualité de vie, l’identité d’un lieu, les opportunités de socialisation, etc. Certaines organisations s’implantent même volontairement et militent dans des conditions de localisation difficiles.277 La mesure de la proximité géographique est donc plus complexe qu’il n’y paraît, particulièrement lorsqu’il s’agit d’étendre la compréhension de la localisation au-delà de la rationalité économiciste.

Il sera maintenant question des outils de mesure qui ont été sélectionnés spécifiquement pour étudier la proximité géographique qui lie ces objets hétérodoxes à leurs milieux.

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