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Chapitre 2 : De la IIIe République à 1973 : une ESS partagée entre lutte sociale et institutionnalisation

1. Entre le soutien à un modèle socio-économique qui s’essouffle et le renouvellement de propositions alternatives

1.2. Des courants alternatifs renouvelés

Les mouvements politiques maoïstes et trotskistes ont eu un rôle important à jouer durant les évènements de 1968 et ils constituent à partir des années 1970 un courant d’extrême gauche qui rappelle les mouvements libertaires de la fin du XIXe siècle. Comme eux, ces mouvements ont des difficultés à s’unir aux partis socialistes modérés et aux communistes et comme eux, ils sont généralement sévèrement réprimés par les différents gouvernements. C’est l’attitude qui sera adoptée par le gouvernement de De Gaulle puis par celui de Pompidou, dont la priorité est la sauvegarde de l’ordre dans le pays. Cette désunion des gauches affaiblit la représentation des idées sociales, puisqu’en 1969 l’ensemble des partis de gauche ne représentent plus que 30% de l’électorat (Sirinelli, 2004, p.411). En revanche, le mouvement de contreculture et de contestation sociale se poursuit, porté par la génération des baby-boomers nés pendant les Trente Glorieuses. Les idées véhiculées par ce mouvement viennent de nombreuses influences souvent regroupées sous la terminologie de mouvement « hippie ». On peut par exemple évoquer des luttes aussi diverses que l’opposition à la guerre du Viêtnam (1955-1975), le féminisme, le soutien aux noirs américains pour l’obtention droits civiques, etc. Ces différentes thématiques de lutte sociale, souvent nées aux États-Unis, se disséminent rapidement dans tout le monde occidental. Dans un contexte de Guerre froide entre le bloc soviétique et le Bloc de l’Ouest, composé des États-Unis ainsi que des pays occidentaux libéraux, de nombreuses personnalités venant d’anciennes colonies européennes rejoignent le mouvement des Non-Alignés. Il s’agit d’une organisation internationale qui lutte contre toute forme d’impérialisme et/ou de néocolonialisme. Les idées qui y sont développées « ont perduré et se sont installé[e]s durablement dans le paysage social occidental » (Monneyron, Xiberras, 2008, p.65). Elles sont à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui l’altermondialisme, caractérisé par des engagements militants à diverses échelles géographiques et rendus possibles par la progressive destruction des barrières informationnelles par les NTIC. Subséquemment, les « effets de diffusion : dossiers d’expertise, formation, argumentaires, techniques de protestation circulent entre pays » (Neveu, 2005, p.98). En France, ces différents courants peuvent être regroupés sous

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l’appellation de « nouveaux mouvements sociaux »142 (NMS). Ces NMS peuvent être rattachés à ce que de nombreux théoriciens de l’ESS ont appelé la « Nouvelle Economie Sociale » (NES) (Demoustier, 2001, Fourel, Arnoult-Bril, 2001) et qui englobe un mouvement principalement associatif, centré sur le local et très critique à l’égard du capitalisme aussi bien que des courants de l’ESS les plus institutionnalisés.

Ces mouvements sont notamment caractérisés par une « transversalité des luttes » au cœur des organisations, mais aussi par un certain apolitisme. En effet, même si les engagements des acteurs appartenant aux NMS et à la NES ont une forte portée politique, ceux-ci ne sont pas nécessairement liés aux partis politiques traditionnels et mènent plutôt des luttes qui dépassent les clivages gauche/droite (même s’il est vrai qu’elles ont généralement plus d’affinités avec les courants d’extrême gauche143). Cette particularité est due au durcissement du modèle libéral, dont l’idéologie semble s’être infiltrée au sein du Parti Socialiste aussi bien que dans les partis du centre et de la droite. En effet, l’étude des gouvernements Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand a fait ressortir que malgré la différence d’appartenance politique des majorités au pouvoir, les politiques, elles, ont en commun de s’orienter vers la libéralisation et la dérégulation. En cela, elles suivent les préconisations des courants néolibéraux des sciences économiques avec comme figure de proue l’École de Chicago menée Milton Friedman et les courants néolibéraux du monétarisme et celui de l’économie de l’offre. Ceux-ci connaissent un vif succès dans le milieu de la recherche et auprès des hommes politiques, ce qui rompt avec les politiques keynésiennes de soutien de la demande qui avaient jusque-là prévalu. Leurs positions sont anti-étatistes et vont dans le sens d’une diminution drastique de l’implication des pouvoirs publics dans l’économie au profit d’une régulation par les marchés. Il s’agit donc de baisser les impôts, diminuer les cadres règlementaires, les aides sociales, privatiser des services publics, etc., et ce, afin d’augmenter la production et la marge de profit des entreprises.

En France, mais encore plus dans d’autres pays occidentaux comme le Royaume-Uni avec le Thatchérisme et aux États-Unis avec le Reaganisme144, les orientations politiques qui

142 L’un des premiers chercheurs à les désigner ainsi fut Alain Touraine, dans son ouvrage de 1978, La Voix et le Regard :

sociologie des mouvements sociaux, publié aux éditions du Seuil, Paris. Il s’inscrit dans une perspective marxiste de ces

mouvements.

143 En effet, si un effacement des différences idéologiques se produit au niveau des partis de la droite libérale, du centre et de

la gauche modérée, il ne reste plus que les partis aux extrêmes de l’éventail politique qui revendiquent une réelle opposition au paradigme économique et social ultralibéral. Cependant, il est important de noter que là où l’extrême droite (Front National, renommé en 2018 Rassemblement National) a été élue en France, généralement au niveau des mairies, les subventionnements envers l’ESS ont plutôt été baissés, ce qui témoigne de l’hostilité historique entre les mouvements alternatifs de l’ESS et l’extrême droite.

144 Le Thatchérisme et le Reaganisme sont respectivement nommés en référence à la Première ministre du Royaume-Uni

Margaret Thatcher, au pouvoir de 1979 à 1990, et au président des États-Unis Ronald Reagan, au pouvoir de 1981 à 1989. Ils sont tous deux connus pour avoir appliqué des politiques très libérales.

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découlent de ces idées détricotent le cadre de l’État-providence et brisent le consensus social émanant d’une économie industrielle certes libérale, mais jusque-là régulée et sociale. Au fur et à mesure que le néolibéralisme et certaines valeurs idéologiques lui étant associées assoient leur domination, un contrecourant se construit. Tout d’abord, un certain nombre d’économistes adoptent une position hétérodoxe et insistent sur l’importance de recourir à la pluridisciplinarité en matière d’analyses économiques et à ancrer ces analyses dans l’observation empirique et l’expérimentation. Cette position est d’autant plus importante pour le courant hétérodoxe des sciences économiques lorsque les déductions des recherches doivent servir à orienter la prise de décision politique. Plusieurs voies de remise en cause du modèle néolibéral sont tracées, l’accusant d’être déconnecté des réalités sociales et institutionnelles, de ne pas proposer un modèle de développement socialement et environnementalement soutenable, et de poser des problèmes d’éthique, de justice et de répartition de la richesse. L’économie hétérodoxe produit des travaux qui seront déterminants pour l’évolution de la discipline dans son ensemble et remet en question les valeurs et concepts qui sont au cœur du système productif industriel. Ces courants hétérodoxes seront ceux sur lesquels ce travail de recherche s’appuie, aussi, ils seront développés en détail dans la seconde partie de ce travail de thèse.

Au sein de l’ESS, faisant écho aux nouvelles préoccupations sociétales et aux orientations hétérodoxes des sciences économiques, des organisations remettent en question certaines fondations du système capitaliste. Plusieurs des organisations qui vont ainsi se créer en France dans les années 1970 et se développer dans les années 1980 sont investiguées dans ce travail de recherche. Tout d’abord, il y a une résurgence des mouvements prônant la reconstruction de communautés de vie évoquant les premières expériences du socialisme utopique et renouant avec les logiques de production collectives et démocratiques. Dans le département du Larzac145, des militants régionalistes et antimilitaristes s’installent en 1972 avec le soutien des membres du mouvement des communautés de l’Arche, qui est alors en pleine expansion en France et à l’international146. Ce mouvement, qui existe depuis 1948, prône un style de vie alternatif basé sur la non-violence, le respect de la nature et la spiritualité. Ces expériences formeront les racines du mouvement altermondialiste français et, dans ses développements les plus récents, le mouvement des Zones A Défendre (ZAD) qui occupe des terres agricoles ou

145 Source : reportage sur l’affaire du camp du Larzac, dans l’émission JT nuit, diffusée le 9 février 1972. Disponible à

l’adresse Internet https://www.ina.fr/video/CAF95055766/affaire-camp-du-larzac-video.html.

146 Source : reportage sur la communauté de l’Arche, dans l’émission "Aujourd’hui madame", diffusée le 22 juin 1979.

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des zones naturelles sensibles pour les protéger contre des projets industriels147. Ce mouvement est fortement réprimé en raison de la contestation qu’il porte contre la suprématie de la propriété privée sur le bien-être collectif, ce qui interfère souvent avec la loi. Des communautés de l’Arche sont implantées pendant les années 1970 et 1980 dans le Lot-et- Garonne, dans l'Aveyron, dans la Sarthe et en Isère. Il en existe également en Espagne, en Italie et au Québec. D’autres projets témoignent d’une volonté drastique de changement des mœurs sociales et économiques. À l’international, beaucoup de Français sont impliqués dans la création de la ville d’Auroville en Inde à partir de 1968 (Cayre, 2011). Comme pour beaucoup d’expériences de cette époque, un attrait pour la spiritualité y est très présent148 et se manifeste notamment dans des méthodes d’éducation alternatives et continues, inspirées de pédagogies comme la méthode Montessori, l’anthroposophie de Rudolf Steiner149 ou les idées d’Ivan Illich présentées dans Une société sans école, paru en 1971. D’autres éléments structurants de cette communauté reposent sur une forte mixité sociale, le pacifisme ainsi qu’un volet environnemental important puisque Auroville, sensée pouvoir à terme accueillir 50 000 habitants150, s’installe sur un territoire aride et accomplit un grand projet de reforestation. D’un point de vue économique, la communauté aspire à l’abolition des horaires de travail, des hiérarchies et de l’argent. Ce type d’organisation, véritable « utopie moderne », reste une inspiration pour de nombreux projets d’ESS encore aujourd’hui.

Un autre pilier du capitalisme libéral est remis en question à la même époque ; celui de la monnaie et, par extension, du rôle de la finance. De nombreuses structures de financement naissent en Europe pour former la finance éthique actuelle151. C’est le cas par exemple de la GLS Bank en Allemagne152, créée en 1974. En France, est créée en 1978 l’association la Nouvelle Economie Fraternelle (NEF) qui deviendra la coopérative financière la Nef dix ans plus tard. Cette structure, faisant partie des structures étudiées dans ce travail de recherche,

147 Les ZAD font partie des structures étudiées dans cette thèse, car elles sont indirectement rattachées au mouvement

d’agriculture urbaine représenté dans cette recherche par l’association Brin d’Grelinette et son réseau grenoblois. L’analyse de ces structures montrera que les arguments évoqués dans les années 1970 pour réprimer les manifestants du Larzac sont très similaires à ceux encore mobilisés aujourd’hui par les autorités publiques.

148 Un attrait pour la spiritualité, principalement représenté par les mouvements du socialisme chrétien et des religions

orientales, se retrouve fréquemment dans les organisations communautaires de l’ESS jusqu’à aujourd’hui.

149 L’anthroposophie est une philosophie développée par Steiner au début du XXe siècle et reprise dans les années 1970 par

des militants issus des « milieux syndicaux et de la mouvance chrétienne sociale » (Nouyrit, 2002, p.9) qui y puiseront l’inspiration pour former des organisations de solidarité, d’agriculture en biodynamie (biologique et inspirée des rythmes naturels) et de finance éthique. Cette philosophie a parfois été critiquée comme ésotérique et pour prendre l’aspect d’une pseudoscience, mais les organisations actuelles s’en inspirant restent cependant assez indépendantes vis-à-vis de l’œuvre originale de Steiner.

150 En réalité, la communauté ne compte aujourd’hui qu’à peu près 2000 habitants.

151 Réunies depuis 2015 au sein de la Fédération Européenne de Finances et Banques Ethiques et Alternatives (FEBEA), qui

est une association internationale sans but lucratif basée à Bruxelles en Belgique.

152 Le nom complet de cette structure en allemand est GLS Gemeinschaftsbanke. Son fonctionnement est similaire à celui de

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est, à l’origine, inspirée par la doctrine philosophique de l’anthroposophie, comme d’autres mouvements qui ont été précédemment évoqués (Nouyrit, 2002). À l’inverse des banques classiques, celle-ci offre des produits d’épargne et de financement sans être impliquée sur marchés financiers. Elle finance certaines structures emblématiques des mouvements héritiers de mai 68, comme la coopérative Ardelaine, créée à partir de 1972 en Ardèche et mêlant à l’activité de production et de transformation de la laine des préoccupations sociales et environnementales. Toujours dans le domaine de la finance, les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne Solidaire (CIGALES) sont créés en 1983 (Russo, 2007), prônant la réappropriation locale du financement de projet. Ils sont, en quelque sorte, précurseurs des mouvements de microcrédit qui se développeront de façon spectaculaire dans les années 2000.

D’autres courants remettent en question la centralité de l’argent dans les rapports économiques, comme les Réseaux d’Echange Réciproques de Savoir (RERS), créés dans les années 1970 (Mandin, 2009, p.25). Ces structures de type associatif153 offrent des services éducatifs et proposent une logique d’échange non-marchande basée sur le don. Elles seront également étudiées dans ce travail de recherche, au même titre que les monnaies complémentaires et les systèmes d’échange communautaires et locaux, proches des RERS. Ces structures permettant à leurs sociétaires d’effectuer des échanges entre eux sans faire usage de la monnaie émise par l’Etat et fondent leur organisation sur des monnaies basées sur le temps investi dans la communauté. Elles ont à l’origine été créées pour pallier la crise économique, mais dérivent d’une longue tradition de monnaies locales, ce qui fait que leur organisation peut grandement varier et qu’il y a un grand type de configurations locales possibles (Blanc, 2011). Par exemple, dans les années 1970, ce type de structure se crée au Royaume-Uni, avec les Community Network de Londres (Peter North, 2006, p.3). D’autres structures anglo-saxonnes sont nées dans les années 1980 au Canada et ont été importées en France en 1990. Leurs homologues sur le territoire français s’appellent les Systèmes d’Echanges Locaux (SEL) qui ne se créent qu’à partir de 1994 en Ardèche et dans l’Ariège (Mandin, 2009, p.23).

Enfin, à partir des années 1970, se développe le mouvement des circuits courts de distribution, particulièrement de produits agricoles. Les premières expériences ont lieu au Japon dans les années 1970, avec les Teikei154 qui sont assez similaires aux expériences de Community

153 Il est important de noter qu’elles n’ont parfois pas le statut associatif ; il peut également s’agir de collectifs ou, comme

c’est le cas pour les RERS de Grenoble, être rattachés à une structure publique de proximité.

154 Le sens du mot japonais est « coopération » ou « alliance », dans ce cas entre les consommateurs et les producteurs qui

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Supported Agriculture aux États-Unis (Lamine, 2008, p.20) et aux Associations pour le

Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) en France, dont le mouvement débutera dans les années 1980. Ces organisations « s’appuient sur des stratégies de différenciation des produits par la qualité et le service et sur des stratégies de rapprochement avec des acteurs ne relevant pas directement de la sphère agricole » (Allaire et Boyer, 1995 in Dufour, Lanciano, 2012 p.153).

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