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L’après-guerre et les Trente Glorieuses : une ESS apaisée et apprivoisée ?

Chapitre 2 : De la IIIe République à 1973 : une ESS partagée entre lutte sociale et institutionnalisation

2.1. L’après-guerre et les Trente Glorieuses : une ESS apaisée et apprivoisée ?

À partir de 1945, la France a besoin d’apaisement social pour se reconstruire. Un programme de rétablissement européen est mis en place. C’est le Plan Marshall qui consiste en un prêt des États-Unis à l’Europe en échange d’accords commerciaux équivalents à approximativement 173 milliards de dollars de 2018. Une période de forte croissance et de plein emploi commence et, « à partir de 1945, la régulation keynésienne et l'État-providence se renforcent mutuellement pour favoriser le progrès social et la croissance économique » (Béland, 1998, p.156). La base du système de solidarité nationale repose sur le fait qu’il y a du travail pour tous (Viévard, 2012, p.36) mais un changement s’opère. Plus encore que par le passé, l’État s’oriente vers une prise en charge des risques sociaux et économiques et étend sa protection au-delà de la « conception commutative », c’est-à-dire « à chacun selon son travail » à une conception plus beveridgienne du système de sécurité sociale. Cette appellation fait référence au rapport sur l’« assurance sociale et les services connexes »113 rendu par l’économiste

113 En anglais, Report to the Parliament on Social Insurance and Allied Services. Bien que ce rapport soit le signe d’une

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britannique William Beveridge en 1942 et considéré comme le fondement de l’État- providence. Pour lui, l’État doit lutter, au moyen de la redistribution du revenu national114, contre cinq grands maux de la société : le besoin, la maladie, l’ignorance, la misère et l’oisiveté. En effet, il inclut toute la population dans le système de protection dont la logique est « à chacun selon ses besoins » (Kerschen, 1995, p.570), faisant ainsi écho à l’adage « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » d’auteurs de l’utopisme socialiste comme Étienne Cabet ou Louis Blanc.

Un important système de Sécurité Sociale est mis en place sous l’impulsion du communiste115 Ambroise Croizat et avec le soutien des gaullistes Pierre Laroque et Alexandre Parodi116. Il s’agit d’un système social tellement extensif, que la France a souvent été désignée comme un pays empruntant une voie médiane entre le socialisme soviétique et le libéralisme américain alors en opposition. Il unifie les systèmes de prévoyance existants et englobe ainsi les prestations familiales, l’assurance maladie, le recouvrement et l’assurance vieillesse. Cependant, le système est fait pour laisser la place aux complémentaires santé et retraite mutualistes alors florissantes (Kerschen, 1995, p.582), et ne pas porter atteinte à la liberté d’association (Ibid., 585). Par ailleurs, ses fondateurs ont voulu une gestion démocratique de cet organisme avec des « conseils d’administration composés en majorité par des représentants des bénéficiaires »117 ainsi qu’une gestion de proximité avec des caisses locales décentralisées, ce qui rapproche cette institution des idéaux portés par l’ESS.

Ce tournant va avoir des conséquences importantes sur l’ESS et en particulier sur le secteur mutualiste, qui a été en partie englobé dans le système public. En 1955, le Code de la Mutualité118 abroge et remplace la Loi de 1898 sur les sociétés de secours mutuels. En raison de leur coût supplémentaire et de l’importante couverture du système de base de la Sécurité Sociale, les populations pauvres et en particulier les ouvriers ne se tournent pas massivement vers ce type de structure, ce qui signe un « divorce historique entre mutualité et mouvement

noter que rien n’indique qu’il ait été utilisé dans l’élaboration du système de protection sociale français. Une des sources d’inspirations françaises est plutôt à chercher du côté d’un projet de réforme de Louis Doignon (directeur des assurances sociales en 1940) ayant été rejeté par le ministre du Travail de Vichy, car il était considéré comme trop utopiste.

114 En 1943, Beveridge affirme dans son rapport qu’« à un moment révolutionnaire de histoire du monde il faut être

révolutionnaire et non pas faire du rapiéçage » (Kerschen, 1995, p.573).

115 Ambroise Croizat a également été secrétaire général de la Fédération unique des métallurgistes CGT.

116 Alexandre Parodi s’est particulièrement illustré durant la Seconde Guerre mondiale pour ses actes de résistance.

117 Propos tenus par Pierre Laroque à l’occasion du 40ème anniversaire de la Sécurité sociale. Source : http://communication-

securite-sociale.fr/wp-content/uploads/2015/06/8.-Qui-dirige-la-S%C3%A9curit%C3%A9-sociale.pdf

118 Ce code statue que « les mutuelles sont des personnes morales de droit privé à but non lucratif. Elles acquièrent la qualité

de mutuelle et sont soumises aux dispositions du présent code à dater de leur immatriculation au registre National des mutuelles prévu à l'article L. 411-1. Elles mènent notamment au moyen de cotisations versées par leurs membres, et dans l’intérêt de ces derniers et de leurs ayant droit, une action de prévoyance, de solidarité et d’entraide, dans les conditions prévues par leurs statuts afin de contribuer au développement culturel, moral, intellectuel et physique de leurs membres et à l’amélioration de leurs conditions de vie » (Article L111-1, alinéa 1 du Code de la mutualité).

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ouvrier » (Chadelat, 2016, p.37). De plus, le marché assurantiel s’ouvre au secteur lucratif, ce

qui banalise et concurrence les mutuelles. D’une part, les régimes complémentaires de retraites sont confiés aux Institutions de Prévoyances en 1946. D’autre part, un décret en 1956 « légalise la présence des compagnies d’assurance, dans les contrats collectifs et en particulier dans le domaine des frais médicaux et pharmaceutiques » (Ibid., p.38). La notion de « mutuelle » et les valeurs qui y sont attachées sont remises en question. Au « cours des années 1960, où naissent la MAAF, la MACIF et la MATMUT, qui se fédèreront dans le

GEMA119, une bataille se livre sur l’appellation « Mutuelle ». On distinguera les mutuelles

historiques dites « Mutuelles 1945 » des compagnies d’assurance : « Société d’assurance à forme mutuelle ». Enfin, ces structures de l’ESS sont exclues des conseils d’administration de la Sécurité Sociale par « les ordonnances Jeanneney de 1967 » (Ibid, p.38).

Tandis que la mutualité perd en partie son rôle de garant et d’emblème de la solidarité, l’État- providence incarne de plus en plus cette valeur. Par exemple, différents minima seront progressivement mis en place pendant et au-delà de la période des Trente Glorieuses : le revenu minimum de vieillesse en1956, d’invalidité en 1957, pour les adultes handicapés en 1975, pour les parents isolés en 1976, etc. Ainsi, « l’État [reconnait] la nécessité de créer un filet de sécurité pour toute une population » (Viévard, 2012, p.37) et plus seulement pour les seuls travailleurs. Pourtant, il est à noter que l’assurance chômage voit le jour relativement tard par rapport aux autres protections sociales puisqu’il « faudra attendre 1958 » pour cela (Kerschen, 1995, p.589).

En ce qui concerne les autres acteurs de l’ESS, les pouvoirs publics effectuent une intégration verticale de certaines structures et de plus en plus d’associations deviennent gestionnaires d’équipements sociaux (pratiques sportives, culturelles, éducatives, touristiques, etc.). Ces organisations « s’inscrivent plus dans la perspective d’un partage des fruits de la croissance que dans la contestation du capitalisme » (Demoustier, 2001, p. 59). Elles permettent la facilitation de l’accès à la santé, au crédit, à la consommation, et prennent en charge les coûts sociaux engendrés par l’industrialisation (garderies, etc.). En ce qui concerne les entreprises coopératives, elles suivent les « traces du modèle industriel » (Ibid., p. 45) et se tournent vers des pratiques qui permettent d’orienter l’activité vers plus de productivité, mais surtout de lucrativité. En cela, elles remettent partiellement en cause le principe de non-lucrativité étant la base de l’ESS moderne. Cela est particulièrement vrai pour les organismes de crédit. Ils

119 Les acronymes de ces structures signifient respectivement : Mutuelle d’Assurance des Artisans de France (MAAF),

Mutuelle d’Assurance des Commerçants et Industriels de France (MACIF) qui englobe aussi les cadres et les salariés, Mutuelle d’Assurance des Travailleurs Mutualistes (MATMUT) et Groupement des Entreprises Mutuelles d'Assurance.

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permettent la modernisation de l’agriculture, avec une forte implication d’organismes comme les Caisses Régionales du Crédit Agricole120, les Banque populaire régionales, le Crédit Coopératif, etc. Les coopératives de consommation n’ont pas autant de succès, en raison du développement des supermarchés et elles déplacent plutôt leur activité sur les questions de contrôle qualité (associations de consommateurs) (Neveu, 2005, p.95). Une exception notable cependant, est celle de la chaine de supermarchés E. Leclerc, qui se développe selon un modèle mixte de magasins sous statut lucratif appartenant à un groupe coopératif. Cette chaine de distribution a commencé son activité en 1949 et symbolise un « capitalisme coopératif » aux antipodes des idées subversives, voire collectivistes qui avaient auparavant animé ce mouvement.

En résumé, il est possible de dire qu’entre 1945 et 1973, dans une période de forte croissance, de prospérité économique et de relative paix sociale, l’ESS s’institutionnalise au point parfois de se confondre avec les pouvoirs publics. Par ailleurs, en raison de la prise en charge de missions sociales et solidaires par l’État et par l’évolution du cadre légal, une grande partie de l’ESS se banalise. En cherchant à se repositionner, une partie des structures devient plus gestionnaire que militante tandis qu’une autre partie s’ouvre à des pratiques appartenant jusqu’alors au secteur lucratif. Béland commente au sujet de ces dynamiques que la solidarité « ne soulève plus les passions, n'inspire plus de projets novateurs. » (1998, p.157). Par ailleurs, l’un des effets à long terme de l’intrication entre ESS et pouvoirs publics est la grande dépendance que cela entraine pour les structures financées, soutenues matériellement ou se trouvant dans une situation de cogestion. Aussi, si l’ESS s’inscrit en grande partie dans une collaboration harmonieuse avec les autres secteurs de l’économie, elle perd non seulement en autonomie, mais aussi en portée subversive.

Pourtant, les structures s’opposant radicalement au système capitaliste libéral continuent à subsister. Comme il sera montré dans la partie suivante, elles sont stigmatisées dans un contexte de Guerre froide et/ou présentées comme archaïques vis-à-vis des bouleversements sociaux et culturels survenant dans un contexte d’expansion économique et d’abondance.

2.2. Faire perdurer des idéaux alternatifs et utopistes face aux dérives

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