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Les courants hétérodoxes face à la vague néo-libérale

Chapitre 4 : La place du territoire en économie : vers une économie de la proximité

2. De l’économie territoriale à l’économie de la proximité

2.2. Les courants hétérodoxes face à la vague néo-libérale

Dans les années 1970, alors que les thématiques et les théories de l’analyse territoriale commencent à s’étoffer, la pensée orthodoxe néo-classique se renouvelle via l’école néolibérale, également dite Ecole Monétariste ou Ecole de Chicago, avec comme figure de proue Milton Friedmann, le « prix Nobel » d’économie214 en 1976 mais aussi d’autres auteurs proéminents, comme Kenneth Arrow, défenseur du courant américain des choix rationnels et de nouvelles théories de l’équilibre général. Cette école rejette les théories interventionnistes keynésiennes, qui avaient jusqu’à là dominé la décision politique dans les pays occidentaux et

208 Avec l’ouvrage Economics of Agglomeration - Cities, industrial Location, and Regional Growth coécrit avec Fujita, publié

en 2002 aux éditions Cambridge University Press, Cambridge.

209 Avec l’article « Vingt ans d’économétrie spatiale : contributions récentes », publié en 1990, dans la Revue Européenne des

Sciences Sociales, n°88, pp.1-16.

210 Dans son article « L'imaginaire spatial. Plaidoyer pour la géographie des représentations », revue Espaces Temps,

collection les Cahiers, publié en 1989, pp.53-58.

211 Avec notamment l’ouvrage Location and land use, publié en 1964 aux éditions Harvard University Press, Cambridge. 212 Avec les ouvrages L'espace et les Pôles de Croissance, publié en 1968, et Les espaces économiques, publié en 1970, tous

deux édités chez Puf, Paris.

213 Avec l’ouvrage An Evolutionary Theory of Economic Change, coécrit avec Richard R. Nelson, publié en 1982 aux éditions

Harvard University Press, Cambridge.

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avaient renforcé le compromis social. La partie 1 ayant déjà permis de faire état du succès de ce courant dans le monde de la recherche et dans les sphères politiques des grandes puissances occidentales, il sera surtout ici question de souligner les éléments théoriques néolibéraux qui ont abouti à l’affirmation de positions hétérodoxes divergentes, spécialement au sein de l’économie territoriale.

En effet, la position hétérodoxe institutionnaliste rejette les marchés comme unique moyen de coordination et de résolution des tensions économiques. Tout d’abord, en remettant en doute la possibilité d’approcher un état de concurrence pure et parfaite nécessaire aux équilibrages automatiques, mais surtout en remettant en question la figure de l’homo œconomicus ; l’acteur parfaitement rationnel, dont les actions reflètent la maximisation de l’intérêt individuel et sur lequel s’appuient les positions néolibérales. Cette approche a été remise en cause par de nombreux courants soulignant les biais pouvant exister dans les comportements marchands. C’est le cas de D.C. North, qui obtient le « prix Nobel » d’économie en 1993215 pour son œuvre sur l’influence du contexte historique et institutionnel sur la croissance, ou celui d’Oliver E. Williamson qui met en avant les coûts de transaction216 comme imperfection des rapports marchands. L’approche institutionnaliste met également en avant une rationalité limitée, où les acteurs sont dans l’incertitude quant à leurs actions en raison d’un manque ou d’un trop plein d’informations ou de transparence de leur environnement. Cela les oblige à se référer à des règles de comportement ou à des organisations (firmes, pouvoirs publics, associations, etc.) servant à la médiation et à l’orientation de leurs décisions. Les travaux d’Elinor Ostrom réfutent, quant à eux, les positions de la théorie des choix rationnels : bien « qu’il n’y ait pas de doute que l’égoïsme soit nécessaire […] la maximisation comme unique objectif est une hypothèse extrêmement limitée concernant la nature du processus décisionnel humain »217 (Lara, 2015, p. 582). Des facteurs autres que la poursuite de l’intérêt personnel et l’opportunisme entrent en jeu dans la rationalité des individus ; leur rationalité est encastrée dans leur environnement et dans leurs trajectoires personnelles. La palette des choix auxquels ils peuvent effectivement accéder et qu’ils parviennent à concevoir, aussi désignés comme des « capabilités » par Amartya Sen (1992), dépendent de facteurs émotionnels, des normes culturelles et de leur capital socio-économique. Les textes d’Ostrom sur la théorie de l'action collective et la gestion des biens communs ou publics sont extrêmement précieux dans l’étude

215 Prix qu’il partage avec Robert W. Fogel.

216 L’économiste britannique Ronald Coase met en avant la problématique des coûts de recherche et de fixation des meilleurs

prix sur les marchés. Pour lui « la principale raison qui rend plus avantageuse la création d’une firme paraît être qu’il existe un coût à l’utilisation du mécanisme des prix » (in Martin, 2010, p.36).

217 En anglais dans le texte “There is no doubt that selfishness is necessary » et “maximizing as single goal is an extremely

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des structures de l’ESS. Celles-ci prennent leur place dans sa conception de la « polycentricité »218, qui peut être rattachée à la gouvernance territoriale et permet d’adopter une position empirique et pluridisciplinaire pour atteindre des résolutions spécifiques à des problématiques localisées, surtout si celles-ci sont conflictuelles.

Ce ne sont pas seulement les cadres conceptuels institutionnalistes que l’on retrouve dans les analyses territoriales mais également leur méthodologie. Pour les courants hétérodoxes, le territoire est une trame de fond déterminant les options disponibles pour les acteurs et leurs comportements. Cette branche orthodoxe de l’analyse économique est critique des méthodes néolibérales, très centrées sur la modélisation mathématique et l’abstraction, et se tourne vers des outils complémentaires pour la représentation de comportements complexes, comme la théorie des jeux, pour laquelle les économistes John Nash, Reinhard Selten et John Harsanyi ont obtenus un prix Nobel en 1994. Ces différents courants se reflètent également dans la recherche territoriale, qui se reconnait davantage dans les théories et méthodes hétérodoxes en raison de son profond ancrage dans l’observation du réel. Cet enthousiasme est partiellement partagé par d’importantes instances de gouvernance nationales ou internationales et agit comme un contrepoids à l’orthodoxie néolibérale, même si ses objectifs restent très orientés vers le soutien de la croissance. En effet, les rapports de la Banque Mondiale statuent que le « rôle des institutions dans le soutien à la croissance dans les économies émergentes ou en développement a suscité un intérêt renouvelé »219 en 1993 et 1997 ou l’article de Joseph Stiglitz intitulé « davantage d’outils et des objectifs plus larges : vers un dépassement du consensus de Washington » paru en 1998220 (in Aron, 2000, p.99). Cependant, le développement de l’hétérodoxie et de l’économie territoriale ne se fera pas sans accros et les années 1990 seront une décennie de bouleversements pour ces courants.

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