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Une ESS qui s’institutionnalise en échange de la paix sociale

Chapitre 2 : De la IIIe République à 1973 : une ESS partagée entre lutte sociale et institutionnalisation

1.3. Une ESS qui s’institutionnalise en échange de la paix sociale

Au sein de l’ESS, le mouvement coopératif est celui qui se développe le plus durant la période étudiée, et en particulier la branche des coopératives de consommation. En 1885 a lieu le « premier congrès national des coopératives de consommation et la constitution de la Fédération des coopératives de consommation qui se transforme, l’année suivante, en Union coopérative »105 (Demoustier, 2001, p.36), tandis que la Fédération Nationale des Coopératives de Consommation (FNCC) sera créée en 1912. Au « début du siècle, on dénombre 4500 sociétés coopératives » de consommation (Ibid.). Ces structures, ainsi que les organisations de secours mutuel, permettent d’améliorer les conditions de vie des travailleurs et sont soutenues par le mouvement solidariste de la IIIe République. En revanche, les coopératives de production sont plus lentes à progresser et leur mouvement reste « très hétérogène et désorganisé » (Ibid., p.35). En effet, dans le monde ouvrier, les mouvements syndicaux106 et politiques sont focalisés sur l’obtention d’améliorations des conditions de travail dans les entreprises capitalistes (Ibid., p.37) et cherchent davantage à faire nombre pour faire passer leur action à l’échelon national. Cette stratégie les éloigne des organisations de l’économie sociale qui « interviennent souvent à des niveaux très localisés et en fonction de rapports de proximité et de solidarité immédiats » (Groux, 2006, p.204). Cette dynamique s’accroit pendant l’entre-deux-guerres. De fait, les progrès obtenus désamorcent en partie les revendications les plus subversives du monde ouvrier et font stagner les initiatives d’autodétermination économique. En revanche, dans le secteur agricole et dans celui des travailleurs indépendants, un développement et une diversification des coopératives s’opèrent : « de 1880 à 1910, ces groupements se développent d’abord sous forme syndicale » (Demoustier, 2001, p.38). Diverses structures de financement, existant encore aujourd’hui, viennent les appuyer. Par exemple, dans le courant des années 1880 se constitue la Caisse Nationale de Crédit Agricole auquel l’État apporte les ressources financières nécessaires au

105Source :http://www.musee.mutualite.fr/musee/musee-

mutualite.nsf/PopupFrame?openagent&Etage=econosoc&Piece=4&Nb=3&Ref=econosoc30 (consulté le 12/04/18)

106 Il est important de signaler que les organisations syndicales se scindent rapidement en différents courants plus ou moins

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fonctionnement en tant que banque à partir de 1897. En 1893 se crée la Banque Coopérative des Associations Ouvrières, qui deviendra en 1938 la Caisse Centrale du Crédit Coopératif. Les organisations d’assurances mutuelles connaissent également un vif essor avec une forte croissance de leur actif. En 1898 est signée la Première charte de la mutualité107. Elles passent de 1,9 million de membres en 1898 à 5,3 millions en 1914 et à 10 millions108 en 1938 (Ibid., p.34). Cependant, ces organisations ne sont pas dominées par les ouvriers, qui se méfient des ponctions sur leurs maigres salaires que représentent les cotisations d’adhésion, mais par la petite bourgeoisie. Les ouvriers se tournent en revanche massivement vers le syndicalisme. Par exemple après la Première Guerre mondiale la CGT a des effectifs allant de 1 600 000 à 2 400 000 membres en 1920, « contre moins de 700 000 avant la guerre » (Sirinelli, 2004, p.51) Les associations sont les structures qui tardent le plus à se développer. Ce n’est qu’en 1901 que la loi Waldeck-Rousseau leur donne un cadre juridique. Jusque cette date elles étaient appelées « sociétés », « communautés » ou « clubs » et restaient très informelles. Il arrivait souvent qu’elles soient dissoutes si leur ligne politique était en désaccord avec le pouvoir en place. En effet, elles ont longtemps été perçues par le gouvernement républicain comme des lieux où pouvait exister une opposition politique latente ou comme des instruments potentiels pour l’Église109. Mais dès 1902, on trouve déjà près de 45 000 associations en activité (Demoustier 2001, p.34). Elles permettent de fournir une réponse à l’évolution des modes de vie en développant par exemple des activités de loisirs pour les classes moyennes tandis que le mouvement ouvrier adhère davantage à des structures s’opposant à « l’insécurité sociale et la vie chère » (Ibid., p.34). À partir de 1936, le ministre des Sports et Loisirs du Front populaire, Léo Lagrange encourage leur développement.

La crise économique que le pays traverse alors fait également émerger des idées plus alternatives, comme l’économie distributiviste de Jacques Duboin. Ce dernier propose un concept proche de la notion plus récente de revenu universel et qui est le « « revenu social » [qui] n’est pas un salaire, car il ne correspond pas à la valeur du travail, mais à une part équitable des richesses produites » (Corsani, 2013, p.13). Cependant, malgré le tumulte provoqué par les grèves générales, la coopération ne permet pas à l’époque de proposer une alternative au capitalisme, car elle n’est pas assez structurée et ne se fixe pas cet objectif. L’idée de « République Coopérative », exposée par la figure centrale du mouvement Charles Gide lors de son discours au 4e Congrès coopératif à Paris en 1889, est une inspiration

107 Source : site du CRESS de Bourgogne (http://www.cress-Bourgogne.org/less/lhistoire-de-less)

108 Demoustier précise qu’il peut s’agir plutôt de 6 millions de membres en 1938 compte tenu de la possible

adhésion d’une personne à plusieurs mutuelles.

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pour le mouvement. Cependant, la position dominante qui s’instaure est plutôt celle de Georges Fauquet110, qui exprime dès 1935 que c’est une intervention de l’État qui est souhaitable. En effet, pour lui le rôle des coopératives n’est pertinent que dans les phases initiale (production) et finale (distribution) de l’activité économique alors que la force du capitalisme se situe dans le processus de transformation. Une politique du type keynésien et de régulation est donc nécessaire avec le concours d’une sphère coopérative plus organisée et institutionnalisée. Déjà, l’articulation entre les structures et l’État est source de tensions et de controverses entre les différentes familles de l’ESS.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en 1939 et que le régime de Vichy est mis en place, celui-ci interdit tous les mouvements qui peuvent être en désaccord avec sa ligne politique, comme les syndicats. Cependant, des programmes sont instaurés pour encadrer le développement du mouvement coopératif, dans le but d’inciter à la participation à l’effort de guerre. Ces programmes ciblent les agriculteurs et les petits artisans. Si certaines coopératives sont séduites par le corporatisme de Vichy, nombre d’entre elles exercent une résistance passive. L’instrumentalisation de l’ESS est perçue comme une dénaturation même de la notion de coopération puisqu’il ne s’agit plus d’une « libre association de personnes […], mais de l’échelon inférieur de transmission des projets étatiques » (Ibid., p.80). Pour citer Perrin, dans les coopératives de producteurs indépendants, « les artisans résistent à l’instrumentalisation vichyste de leurs coopératives »111 (2002, p.77) et le peu d’effet des programmes publics à leur intention s’efface rapidement dès 1944.

En résumé, on peut dire que la période de la IIIe République a été celle de la reconnaissance de ce secteur, grâce à la mise en place progressive de droits et de cadres légaux permettant à l’ESS de se développer. Symboliquement, l’Exposition universelle de 1900 marque un grand tournant puisqu’un pavillon lui est accordé faisant suite à une entrée plus modeste en 1867 dans la première Exposition universelle, durant laquelle elle avait failli être totalement écartée, car elle était considérée par les organisateurs comme ne correspondant pas à « l’état des mœurs et au régime républicain » (Gibaud, 1986, p.75). Par ailleurs, en 1878, elle avait été supprimée pour ne pas attiser le souvenir de la Commune. En 1900, la vision qui est présentée de l’ESS est représentative de la place politique que celle-ci est parvenue à acquérir

110 Fauquet a la paternité de la notion de double qualité au sein des coopératives. En effet, les sociétaires sont également les

premiers bénéficiaires de la production des structures et ont un droit de regard sur leur fonctionnement. Les réflexions de Fauquet préparent la reconnaissance de l’ensemble de la coopération par la loi de 1947.

111 « Les artisans sont privés de leurs compagnons, retenus prisonniers en Allemagne ou, ensuite, prélevés autoritairement par

la Relève puis le STO, quand eux-mêmes ne sont pas touchés. Ils subissent aussi les rigidités introduites dans la distribution du crédit artisanal. » (Ibid. p.77)

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pendant cette période. Elle est saluée lorsqu’il s’agit de soulager l’industrie et l’État des effets délétères de l’inéquitable répartition des richesses, mais réprimée lorsqu’elle devient trop subversive et remet en cause le paradigme dominant. D’ailleurs à l’Exposition universelle de Liège en 1905, Gide, qui est un héritier du socialisme associationniste et opposant des économistes libéraux, est écarté de l’organisation du pavillon par les sympathisants de l’ingénieur social et homme politique conservateur, Frédéric le Play. Celui-ci, ayant une vision très paternaliste des organisations de l’ESS, ne leur concède qu’un rôle palliatif112. Ce ne sont donc pas les mouvements les plus révolutionnaires au sein de l’ESS qui sont les plus représentés ou favorisés par le monde politique. D’autant qu’à partir de 1917, ceux-ci sont systématiquement assimilés à la prise de pouvoir communiste violente qui a eu lieu en Russie et à l’instauration du régime soviétique. Même si l’ESS fait progresser les mentalités en s’impliquant dans l’économie capitaliste, les grandes réformes menées par les gouvernements se bornent à une vision très modérée du socialisme. Le cadre institutionnel lui devient certes plus favorable, mais l’enferme également dans un rôle discret, celui d’un « tiers » secteur de l’économie, de moindre importance. En bref, l’essor de l’ESS se fait au détriment de son « rôle revendicatif ou politique » (Demoustier, 2001, p.41).

Enfin, le développement des structures coopératives et des mutuelles se fait de façon ambigüe vis-à-vis du système capitaliste. Ces structures n’essayent pas de s’extraire des logiques industrielles et marchandes, comme le faisaient certaines expériences utopistes, mais simplement d’en distribuer différemment les fruits. Avec le grossissement des classes moyennes, qui ne fera que s’accentuer après la Seconde Guerre mondiale et dès le début des Trente Glorieuses, elles prendront encore plus un rôle de « moteur auxiliaire de la croissance fordiste » (Ibid, p.42).

2. 1945-1973 une ESS aux côtés des structures capitalistes dans le cadre des Trente Glorieuses

Après la Seconde Guerre mondiale, la France entre dans une période de reconstruction. Le pays est en grande partie détruit et a besoin d’un énorme effort productif pour redémarrer son industrie et sa production agricole. Une période de bouleversements économiques commence : « modernisation des exploitations, intensification de la production agricole et mécanisation deviennent le leitmotiv », et le mouvement est grandement accompagné par les

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organisations syndicales (Pluvinage, Mayaud, 2007, 409). La reconstruction passe également par un changement institutionnel, avec le passage à la IVe République et la reconfiguration de l’échiquier politique. Le courant communiste acquiert une plus grande légitimité et une plus grande place politique puisqu’il bénéficie du prestige lié au fait d’avoir eu un rôle important dans la résistance et du fait que l’URSS a rejoint l’alliance contre le régime nazi à la fin de la guerre. Par ailleurs, il y a un « affaiblissement des forces conservatrices auxquelles on imputait à tort ou raison des responsabilités dans la défaite de 1940 » (Kerschen, 1995, p.575). Cette nouvelle configuration va entrainer une période de grande prospérité économique qui va permettre de mettre en place une couverture extensive des risques sociaux. L’État Providence va devenir le garant de la solidarité au sein de la nation. En France, l’ESS entre alors dans une relation apaisée avec le capitalisme libéral, ce qui va entrainer de très grands changements dans les pratiques et les objectifs des mutuelles et des coopératives. Les associations vont également jouer un rôle important d’accompagnement des changements sociaux, ce qui peut amener à croire que le secteur entretient définitivement une relation apaisée avec le modèle capitaliste libéral (2.1). Néanmoins, les idées subversives perdurent, mais se retrouvent amalgamées de gré ou de force à l’idéologie soviétique. Une partie des organisations libertaires continuera cependant à entretenir de petites expériences locales, notamment des communautés de vie ou des structures d’éducation populaire (2.2).

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