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Une grille de lecture des différents registres conventionnels

Chapitre 6 : La proximité dans les relations géographiques, institutionnelles et organisationnelles

2. La proximité institutionnelle : clé de la coordination entre acteurs

2.3. Une grille de lecture des différents registres conventionnels

Les indicateurs qui sont présentés ici permettent de déceler la présence des différents registres de justification. Cependant, présence ne signifie pas nécessairement prépondérance, aussi, une analyse qualitative de chaque organisation au cas par cas sera menée à partir de ces indicateurs dans la partie 3. Pour reprendre les mots de Bessy et Favereau, l’observation des interactions au sein des structures aboutit à « une sociologie des interactions « à chaud », permettant de rendre compte d'une combinatoire entre différents régimes d'action individuelle et collective » (2003, p.134). Dans un premier temps (2.3.1), ce sont les indicateurs des registres rattachés au paradigme économique dominant qui sont présentés, à savoir les indicateurs des cités marchande et industrielle développées par Boltanski et Thévenot (1991), ainsi que la cité par projet rajouté par Boltanski et Chiapello (1999). Puis, ce sera le tour des indicateurs de registres constituant une diversification des logiques sous-tendant les activités productives (2.3.2).

2.3.1. Les indicateurs des logiques économiques standards

La cité marchande est celle de l’évaluation de la grandeur par la valeur monétaire, ou, autrement dit, par les prix. Cela signifie qu’elle est déterminée par la rencontre de l’offre et de la demande sur des marchés concurrentiels de biens et de services rares (Ibid., p.244). La richesse monétaire et le sens des affaires sont considérés comme « grands », la pauvreté ou être timoré en affaires, comme « petits ». C’est un registre de justification individualiste, ou le bien commun n’est perçu que comme l’addition des désirs de chacun. Il nécessite une distanciation émotionnelle des acteurs « notamment de tout lien domestique » (Ibid., p.248), au profit de l’opportunisme et de la liberté totale d’effectuer des transactions sans entraves de la part des autres registres de justification. Un seul indicateur de cette cité a été choisi dans ce travail, balayant cependant un éventail assez vaste de situations : la possibilité formalisée de recherche individuelle ou collective de gains pécuniaires au sein des structures. Cet indicateur est d’autant plus intéressant à analyser que la non-lucrativité est, à priori, une des valeurs unificatrices de l’ESS. Un autre indicateur avait été envisagé, lié au traitement de la concurrence entre acteurs et à l’utilisation des réseaux de l’ESS dans un objectif d’optimisation des trajectoires personnelles et collectives ; cependant, cet élément sera davantage traité en lien avec la cité par projet.

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La cité industrielle est celle des « objets techniques et [des] méthodes scientifiques » (Boltanski, Thévenot, 1991, p.252), de la rationalisation et de l’optimisation de la performance productive. La grandeur y est conçue comme la capacité à mettre à profit des moyens pour « répondre utilement aux besoins » des organisations (Ibid., p.254). Ce registre applique une « relation instrumentale à la nature » et aux hommes (Ibid., p.253) qui doivent servir la performance et le progrès technique. Bien qu’elle n’exclue pas la mobilisation d’autres registres de justification, dont l’importance dans « le processus d’innovation » a été mise en lumière par l’histoire et la sociologie (Ibid.), l’évaluation de l’efficacité y est principalement liée à la capacité de créer du profit ; ce qui la rapproche de la cité marchande. Pour parvenir à cette fin, cette cité exige la mise en place des processus de normalisation et de standardisation de l’activité (Ibid. p.257). Cela a pour résultat de rendre « petit » tout ce qui sort des normes ainsi imposées, les êtres improductifs comme les « inactifs », les « chômeurs », les « handicapés » (Ibid., p.254). À la suite de ces constats, trois indicateurs ont été formulés pour déceler les logiques de la cité industrielle au sein des structures observées. Le premier est la présence d’un appareillage ayant pour but de rendre les êtres et les choses « déqualifiés [et] inadaptés » (Ibid., p.255) productifs. Au sein de l’ESS, cela se manifeste souvent, mais non exclusivement, par des programmes de réinsertion de certains publics fragilisés socialement et économiquement dans le monde du travail. Le second est l’existence d’une tension dans la répartition des rôles entre les autorités techniques (souvent représentées par les salariés, dont la présence seule dénote une professionnalisation et une standardisation des activités) et les autres formes d’autorité au sein des structures (rôle généralement tenu par les militants et les bénévoles). Cet indicateur est particulièrement intéressant en raison du fait que ces rôles se recoupent souvent dans les structures, formant des situations complexes. Enfin, le dernier indicateur choisi a été la mise en place de procédés d’évaluation de la performance par le biais d’un outillage de planification, de suivi et de mesure formé, par exemple, de « listes et d’inventaires, de graphiques, de schémas, d’organigrammes, de cadrages » (Ibid., 257), etc. Ce n’est pas tant les critères d’efficacité que cet indicateur relève que la présence de logiques de vérification permanente de l’action323.

La cité par projet est aujourd’hui hégémonique dans un contexte d’accélération des transformations des marchés, de l’innovation et des méthodes de production, les entreprises travaillent de plus en plus par petites unités agiles, adaptables et prêtes à saisir la moindre

323 Qui peut notamment rentrer en contradiction avec les logiques de plusieurs autres cités ; comme la cité libertaire qui peut

voir dans toute forme de suivi une forme de « flicage » ou la cité inspirée qui rejette les considérations matérielles pour se concentrer sur le ressenti.

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opportunité de développement. Alvin Toffler, un auteur qui a déjà été cité pour son apport du concept d’adhocratie (1970), parle de la nécessité pour les acteurs de s’adapter en permanence en termes de « prospectivisme » (in Boltanski, Chiapello, 1999, p.168). Le « projet est l’occasion et le prétexte » d’établir un réseau serré de connexions (Ibid., p.170) dans le but d’optimiser la polyvalence et les trajectoires individuelles et ainsi renforcer le dynamisme économique. Ces réseaux sortent du cadre de l’entreprise pour envahir les autres domaines de la vie (famille, cercles amicaux, relations bénévoles, etc.). Si l’adhocratie et la création de réseaux formels et informels ont déjà été évoqués comme étant une des caractéristiques typiques des structures alternatives étudiées, il faut être particulièrement vigilant quant au fait d’identifier la cité par projet sans la confondre avec la « contestation par projet » (Blanc, 2015) ou la cité libertaire (Sidoli, 2017). Aussi, il est important d’identifier la tendance spécifique des structures à participer directement ou indirectement à un processus de flexibilisation des différents marchés (particulièrement l’emploi et les services), caractéristique des logiques actuelles du paradigme économique dominant. Cette identification sera l’unique indicateur du registre de justification par projet. Celui-ci ne dénote pas nécessairement d’une place croissante accordée à cette cité dans les structures alternatives de l’ESS, mais peut signifier une instrumentalisation de ces dernières dans la résilience du système économique néolibéral. Sidoli fait le lien avec « l’externalisation massive des ressources humaines favorisant un modèle de flexibilité nécessaire à la valorisation maximale [des] entreprise[s] ». Il lie ces dynamiques aux modèles d’entreprises comme Uber ou Airbnb (Ibid., p.276) que l’on retrouve fréquemment dans ce que l’on appelle aujourd’hui la sharing

economy, véritable charnière entre les nouveaux champions de la flexibilité libérale et la

multiplication de structures sociales, solidaires, alternatives et subversives324. Il est important de préciser que la cité par projet ne s’appuie pas sur des logiques exclusives au système capitaliste et lucratif ; l’idée d’organiser l’activité autour de la notion de projet et l'extension du réseau permettent à des acteurs anticapitalistes d'accéder à la dignité au sein de ce registre de justification (Boltanski, Chiapello, 1999, p.181). Cependant, ces dynamiques sont plutôt à envisager sous l’angle libertaire qui sera détaillé plus bas.

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2.3.2. Les indicateurs de la diversité des logiques d’action au sein des structures alternatives de l’ESS

En ce qui concerne l’influence de la cité domestique sur l’activité des structures, il est nécessaire de mettre en lumière l’existence ou l’absence de fonctionnements communautaires basés « sur les relations personnelles entre les agents » (Boltanski, Thévenot, 1991, p.207). Pour cela, trois indicateurs ont été formulés. Le premier est l’existence d’évènements conviviaux et de rencontres dans l’objectif d’améliorer la vie collective, créer de l’intimité et un sentiment d’appartenance entre les membres. En effet, la plupart des épreuves permettant de mettre en avant les valeurs de la cité domestique sont des situations de rencontres mondaines (Ibid., p.219), tournant souvent autour de pratiques de commensalité. Le second indicateur est l’observation de mécanismes réciprocitaires inscrits dans l’organisation formelle ou informelle des structures. En effet, le don contre don325 a pour fonction de tester et ainsi d’affirmer la cohésion communautaire (Ibid., p.212). Enfin, le troisième indicateur est de relever des situations où la tradition entre dans les processus de prise de décision et dans la constitution ou le renforcement des hiérarchies internes aux structures, faisant ainsi souvent apparaitre des figures d’autorité au sein des réseaux. Ce dernier point permet d’évaluer l’importance de ce registre de justification dans l’établissement de la grandeur par rapport à d’autres critères, comme la légalité pour la cité civique ou l’exactitude pour la cité industrielle (Ibid., p.208).

Pour la cité inspirée, proposer un indicateur concernant les structures et non les individus a été difficile. En effet, les épreuves de ce monde sont principalement intérieures et sont donc « peu ou pas objectivables » (Ibid., p.202). Ce monde est celui de l’esprit artistique et de la spiritualité (parfois exprimée sous la forme d’une croyance religieuse), dépouillé de toute prétention d’accéder à d’autres types de grandeurs, comme la richesse ou la célébrité (Ibid.). Il semble donc qu’il serait impossible qu’il coexiste avec d’autres registres. Cela est d’autant plus vrai que la laïcité est une des valeurs affirmées de l’ESS326 en vertu, notamment, de la libre adhésion. Les associations sont d’ailleurs contraintes à être laïques lorsqu’elles exercent une mission de service public, cette fois en vertu de la séparation de l’Église et de l’État, et s’y astreignent de toute manière souvent dans leurs règlements intérieurs. Pourtant, il peut arriver que des espaces d’expression existent au sein des structures pour ce registre de justification, ce qui sera l’indicateur retenu pour révéler sa présence. En effet, il est fréquent

325 Dont l’importance a initialement été mise en lumière par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don (1923-1924). 326 Cela est, par exemple, affirmé par la Chambre Régionale de l’Economie Sociale et Solidaire de la Région Auvergne-

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de rencontrer au sein des alternatives de l’ESS des formes de spiritualité non ancrées dans des mouvements religieux, mêlés à l’expression artistique et à la proximité avec la nature (que l’on retrouvera dans la cité verte abordée plus bas). La présence de ce type d’espaces sera relevée dans ce travail, mais ne sera pas à considérer comme une preuve concluante d’un ascendant de la cité inspirée sur les structures ; en effet, le registre libertaire peut tout autant expliquer la volonté de laisser une place à ce registre.

Le secteur de l’ESS n’est traditionnellement pas propice à l’ascendant de la cité de l’opinion sur les autres registres de justification, la grandeur y étant évaluée au nombre de personnes ayant formé une opinion sur les acteurs, les structures ou les objets sans se fonder sur des faits concrets, techniques ou scientifiques, mais sur le bouche-à-oreille. Pour les êtres ou les choses y étant considérées comme « grandes », la recherche de la visibilité est une fin en soi, n’ayant d’autre but que le renforcement de « l’amour-propre » (Ibid., p.224). Dans ce travail, cette cité n’est caractérisée que par un indicateur ; la valorisation de la notion de célébrité dans la structure. Cela peut concerner l’image de la structure ou celle de certains acteurs qui évoluent dans son réseau. Cet indicateur a été conçu pour inclure aussi bien les relations positives que négatives qu’entretiennent les structures avec les notions de célébrité.

La cité civique est extrêmement présente au sein de l’ESS et particulièrement dans le monde associatif et militant, puisqu’il s’agit du registre de justification le plus politique, où dominent les valeurs démocratiques. Deux indicateurs ont été choisis pour dénoter de son importance : l’un concernant les pratiques civiques en interne et l’autre, l’intégration des structures dans les institutions de gouvernance locale. Le premier indicateur relève la présence d’instances de débat et de délibération collective permettant aux acteurs de « subordonner leur volonté propre à la volonté générale » (Ibid., p.231). Au sein de l’ESS, la légitimité de ce genre d’instances est grandement liée au modèle décisionnel choisi. Il peut, par exemple, s’agir de votes à la majorité, de prises de décision par consensus, etc. Ce sont généralement les procédés les plus bottom-up et les plus inclusifs qui sont présentés comme ayant le plus de grandeur au sein des structures alternatives, par opposition aux hiérarchies plus pyramidales et rigides existant dans le monde lucratif. Le second indicateur permet d’envisager les structures associatives et militantes comme actrices dans la gouvernance, représentant un certain nombre de valeurs et d’intérêts au sein des institutions locales. En effet, bien que la démocratie interne soit une des logiques fondatrices de l’ESS, il n’est en revanche pas obligatoire pour les structures de s’intégrer dans la vie politique de la cité. Il faut rappeler, en ce qui concerne les structures les plus alternatives, que de nombreuses utopies du XIXe siècle dont elles s’inspirent se coupaient volontairement de la pratique du pouvoir (politikè). Cela peut

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