• Aucun résultat trouvé

1. Des initiatives sociales et solidaires dans un monde en révolution

1.2. Liberté, égalité, fraternité

Les valeurs de « Liberté, Égalité, Fraternité », bien que ne s’étant imposées qu’à partir de 1848 dans la devise française, regroupent les espoirs de changement au lendemain de la Révolution. Dans quelle mesure ces valeurs se sont-elles traduites par des transformations concrètes ?

Les libertés acquises après la Révolution sont principalement de nature économique et ont essentiellement profité à la bourgeoisie, partiellement à la classe moyenne. Elles ont abouti à l’instauration de ce qu’on pourrait grossièrement appeler un « nouveau régime, bourgeois et libéral » (Hobsbawm, 2006, p.56)45. En effet, la Révolution abolit les privilèges économiques de l’aristocratie et certains impôts et mène à la redistribution vers la bourgeoisie de nombreuses richesses appartenant à la noblesse et au clergé, tout particulièrement des biens fonciers (Bodinier, Teyssier, Antoine, 2001). En ce qui concerne l’affirmation des libertés politiques et civiles, le texte fondateur est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDHC) de 1789. Cependant, « si la bourgeoisie avait – selon le socialiste Louis Blanc – obtenu sa liberté, le « peuple » n’était libre que nominalement. » (Hobsbawm, 2006, p.57). En effet, l’impact juridique de la DDHC sur le statut des Français est très inégal. La Constitution française du 3 septembre 1791 distingue les « citoyens actifs », seuls à pouvoir être électeurs ou éligibles, du reste de la population en conditionnant leur statut à un certain niveau de revenu et un certificat de civisme délivré par un comité révolutionnaire. Le suffrage est donc censitaire et également masculin, puisque les femmes en sont exclues46.

Si « la première république a sacralisé la notion d'égalité », c’était pour substituer à « l'hérédité de ses privilèges une autre noblesse » (Ihl, 2006, p.35). En effet, au sortir de la Révolution se met en place un système de distinctions civiles pour une bourgeoisie et une classe moyenne désireuses de se démarquer du bas peuple et d’égaler les honneurs jusque-là réservés à la noblesse. Cette partie de la population va durablement assoir son autorité sur la notion de mérite, et sur des avantages en termes de droits et de privilèges obtenus grâce à la richesse. La bourgeoisie se maintiendra alors grâce à des mécanismes de reproduction sociale. Un exemple parlant du confinement de l’égalitarisme à une partie de la population est le

45 Cependant, nous ne souhaitons pas grossir le trait et appeler la Révolution française une révolution « bourgeoise ». En

effet, l’idée que la Révolution française est uniquement « a) une lutte des classes et b) une « révolution bourgeoise » qui avaient renversé la féodalité pour établir une France bourgeoise et capitaliste » (Hobsbawm, 2006, p.54) est une interprétation marxiste qui occulte une grande partie des dynamiques à l’œuvre dans ce mouvement historique.

46 A ce propos, Olympe de Gouges a proposé d’inclure également les femmes dans sa Déclaration des droits de la femme et

de la citoyenne de 1791. Elle a aussi écrit en faveur de l’abolition de l'esclavage des Noirs, montrant qu’une vision plus

englobante de la citoyenneté existait déjà à la fin du XVIIIe siècle. Cependant, elle a été guillotinée en 1793, notamment pour

avoir critiqué les massacres révolutionnaires, la Terreur et l’autoritarisme croissant des dirigeants montagnards comme Marat ou Robespierre.

28

célèbre pamphlet de l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ?47, qui ne fait pas référence aux revendications sociales et politiques de tous les roturiers, mais seulement à celles du groupe qu’il appelait « les classes disponibles du Tiers état », c’est-à-dire « le groupe solide et unifié des professions libérales » (Ibid, p.61).

La proclamation de l’égalité et l’obtention de droits politiques, même limités, sont cependant primordiales pour permettre aux notions de fraternité et de solidarité nationales de se développer.

Dans le triptyque de la devise nationale française, la fraternité est la notion qui s’est imposée le plus tardivement. Pour citer Alain Vulbeau « la fraternité fournit un bon exemple de la mise en place très progressive de ce qui nous apparait aujourd’hui comme une devise gravée dans le marbre » (2012, p.59). Très liée à la notion de solidarité, la fraternité n’est rendue possible que par les changements majeurs, mais progressifs s’opérant dans la conception de la pauvreté et de la responsabilité des dirigeants face aux dysfonctionnements sociaux et économiques. Ces changements se sont faits grâce à la séparation de l’Église chrétienne et du pouvoir de l’État48, entrainant des responsabilités conséquemment accrues de ce dernier49. À la suite d'un vote du régime politique représenté par la Convention girondine de 1792-1793, le décret du 19 mars 1793 affirme, conjointement au droit au travail, le droit à l'assistance pour tout homme hors d'état de travailler. Les secours publics s’éloignent de la morale religieuse. Ils sont désignés comme étant une « dette sacrée » de l’État envers ses citoyens. Or, un traitement laïc et social de la pauvreté nécessite un questionnement sur son origine et induit de nouvelles réponses. À partir du moment où le principal facteur de la pauvreté est perçu comme étant le facteur économique, et bien que le discours moral ne soit pas absent des débats de l'époque, le principe de la redistribution des richesses et d’allocations publiques devient nécessaire aux nouveaux principes de la République et le débat peu s’ouvrir sur les modalités d’application d’une solidarité nationale.

On peut dire que durant cette période de nombreuses idées égalitaires, solidaires ou libérales sont véhiculées, mais que leur application n’est pas généralisée à tout le peuple. Si la première République française a été proclamée le 22 septembre 1792, le régime républicain ne s’est,

47 Publié en 1789 en prélude à la convocation des États généraux qui ont précédé la Révolution française.

48 En abolissant la monarchie, on abolit le pouvoir royal d’institution divine. De plus, la Déclaration des droits de l’homme et

du citoyen de 1789 établit dans son art.10 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi ». Cependant, comme il a été dit plus tôt, le clergé reste attaché à l’État puisqu’en 1790, une constitution civile du clergé est signée, fonctionnarisant les hommes d’Église. Abolie par le concordat de 1801, les Archevêques et évêques sont nommés par le gouvernement tout en recevant l’institution canonique du pape.

49 Comme pour la notion de société civile évoquée plus tôt dans ce chapitre, l’idée de séparation de l’Église et de l’État est

souvent attribuée à John Locke (1632-1704). En France, on peut retrouver des auteurs comme d’Alembert qui, dans le Discours préliminaire à l’Encyclopédie de 1751 dénonce notamment « l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle ».

29

quant à lui, pas stabilisé avant 1879. La période étudiée dans ce chapitre est donc très tourmentée politiquement. Les catégories de la population retirant le plus de bénéfice de la Révolution cherchent immédiatement à se « protéger contre d’anciennes et de nouvelles menaces – les nobles et les masses » (Hobsbawm, 2006, p.63). Ce faisant, l’ordre autrefois basé sur la tradition et l’hérédité est remplacé par un ordre basé sur la richesse se cachant derrière la notion de mérite. Au nom des libertés, c’est avant tout la liberté de s’enrichir qui sera mise en avant et, par effet de conséquence, l’accumulation du capital sera une source durable d’inégalités et d’injustices entre riches et pauvres tout au long du XIXe siècle. De plus, l’exode rural lié à la Révolution industrielle détruit certaines solidarités communautaires et amène la paupérisation, ce qui ne fera qu’accentuer les inégalités en droit. C’est donc sans cadre institutionnel et légal qu’une grande quantité d’expérimentations alternatives vont se construire, tâtonnant dans leur organisation et posant des principes qui vont être durablement au cœur des valeurs portées au sein de l’ESS. Le nom « d’utopies », généralement utilisé pour les désigner, dénote de leur caractère subversif.

Outline

Documents relatifs