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Les cités industrielle, marchande et par projet, caractéristique du modèle économique capitaliste et libéral

Chapitre 6 : La proximité dans les relations géographiques, institutionnelles et organisationnelles

2. La proximité institutionnelle : clé de la coordination entre acteurs

2.2. Les motifs d’action sous-tendant la proximité institutionnelle grâce à l’économie des conventions

2.2.1. Les cités industrielle, marchande et par projet, caractéristique du modèle économique capitaliste et libéral

Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Boltanski et Chiapello soulignent que le capitalisme a traversé plusieurs phases de développement. Ces différentes phases ont successivement été dominées par différents registres de justification qui ont été complémentaires tout au long de leurs évolutions sans s’éclipser mutuellement.

Tout d’abord, c’est le registre marchand qui a prévalu au sein du capitalisme naissant lors de la Révolution industrielle. L’ouvrage d’économie politique ayant le plus influencé cette construction de l’économie de marché moderne est La richesse des nations d’Adam Smith (1776). Les logiques qui priment sont celles de la compétition, de la propriété et de l’accumulation de richesse. Les comportements opportunistes y sont valorisés, avec notamment la figure de l’entrepreneur et la grandeur est évaluée à l’aune de la valeur monétaire. Celle-ci est l’expression des désirs inassouvis des autres acteurs de l’économie ; ce qui est cher est rare et donc précieux. Dans ce monde, les décisions les plus justes peuvent être atteintes par le jeu des marchés où est censée s’exercer une concurrence libre. Pour Smith « la concurrence des convoitises subordonne le prix attaché à la possession d’un bien aux désirs des autres » (Boltanski et Thévenot, 1991, p.61). Les marchés connectent des personnes « en sympathie, mais soumis à leurs intérêts personnels » (Ibid., p.63). Il est important de

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noter que dans cette cité, le contrat (ou accord d’échange) est vu comme un moyen de gagner en liberté et de s’affranchir des liens de subordination de type domestique qui peuvent être de l’ordre communautaire ou féodo-vassalique ; « les échanges marchands, en étendant le réseau de personnes qu’ils mettent en relation, ôtent tout caractère de dépendance personnelle à ces relations » (Ibid., p.65). En revanche, la cité domestique, guidée par une prépondérance de la tradition, se perpétue dans une situation de compromis avec l’ordre marchand. En effet, elle est présente dans le cadre des valeurs morales patriarcales et du paternalisme des grands chefs d’entreprises vis-à-vis de leurs employés (Boltanski, Chiapello, 1999, p.55). De plus, elle s’accorde avec le développement de droits civiques dans la mesure où ceux-ci ne viennent pas remettre en question les intérêts financiers.

« La deuxième caractérisation de l’esprit du capitalisme trouve son plein développement entre les années 1930 et les années 1960. L’accent y est mis moins sur l’entrepreneur individuel que sur l’organisation » (Ibid., p.56) ainsi que sur une forte « rationalité dans la planification à long terme » (Ibid.) du processus productif, caractéristique de la cité industrielle. Boltanski et Thévenot, pour ancrer ce registre dans la littérature d’économie politique, font référence aux écrits de Saint-Simon et sur sa critique, au moins partielle, des propositions Rousseauistes. Saint-Simon rend hommage aux Lumières pour avoir su établir « contre la noblesse et le clergé un rempart à l’abri duquel les industriels, ainsi que les savants adonnés à l’étude des sciences d’observation, ont pu travailler en sureté » (Boltanski et Thévenot, 1991, p.152) mais déplore que les penseurs de ce mouvement n’aient proposé que des « demi-sciences » qu’il souhaite remplacer par une vraie « physiologie sociale ». Dans le cadre de ce registre de justification, la société est vue comme une « machine organisée » (Ibid.), la grandeur est mesurée en termes d’efficacité et de performance301. Tout l’environnement et les acteurs sont réduits à des facteurs pouvant entrer dans le processus productif. Ce registre a pu s’opposer à celui de la cité inspirée, liée à l’art (malgré la marchandisation croissante de l’art qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui) mais également à la spiritualité, avec un désenchantement progressif du monde et le remplacement des idoles religieuses par des idoles marchandes. Dès 1921, et à la suite des travaux de Max Weber, le philosophe allemand Ernst Bloch302 voit apparaître « les éléments d’une nouvelle “religion”, celle du capitalisme érigé au rang de

301 Cette phase du capitalisme, dominée par la cité industrielle, a également été concomitante avec l’essor de la

mathématisation dans les sciences économiques dans le cadre de la synthèse néoclassique.

302 Ernst Bloch appartient idéologiquement à la tendance marxiste non orthodoxe de la pensée philosophique sur l’économie

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religion (Kapitalismus als religion) et devenu l’Église de Mammon » (in Löwy, 2006, p.203)303.

Enfin, depuis la révolution néolibérale survenue dans les années 1970 et qui n’a cessé de s’affirmer jusqu’à aujourd’hui, c’est le registre de justification de la « cité par projet » qui a dominé l’organisation capitalistique et la théorie économique en général. Ce nouvel « esprit » est opportuniste vis-à-vis des normes et des règles qu’il semble intégrer. Il peut parfois s’accorder avec d’autres registres dans un objectif marketing comme la vie familiale (cité domestique), la créativité (cité inspirée), l’écologie (cité verte), etc. Cet appareillage reste cependant superficiel. L’objectif d’accumulation de richesses monétaires reste primordial et un déséquilibre des pouvoirs en faveur des détenteurs du capital (dans l’économie financiarisée actuelle : les actionnaires) est conservé. La cité par projet304 peut être rattachée aux dynamiques de flexibilisation permanentes des règles et des acteurs dans une économie libérale mondialisée (promotion d’arrangements discrets, optimisations fiscales et utilisation de paradis fiscaux, clauses ad hoc…). Les logiques des acteurs s’appuient sur une flexibilisation permanente des ressources matérielles et humaines et un connexionnisme très important adossés aux immenses progrès technologiques autour des NTIC. La grandeur des acteurs se mesure à l’activité qu’ils sont capables de déployer au service de projets qui catalysent les énergies et servent de « poche d'accumulation temporaire [de ressources] qui, étant créatrice de valeur, donne un fondement à l'exigence de faire s'étendre le réseau en favorisant les connexions » (Boltanski et Chiapello, 1999, p.170). Ce registre de justification a eu une grosse influence sur les transformations du monde du travail et de l’organisation sociale. Le connexionnisme et la flexibilisation ont abouti à la destruction de la pertinence des distances réelles et du temps. La cité par projets a envahi les différentes sphères dans lesquelles évoluent les individus : la sphère privée, qui s’opposait jusqu’à là à la sphère professionnelle (accompagnée d’un processus de standardisation et de réification des individus seulement considérés en tant que capital humain305), mais également la sphère domestique, avec l’utilisation des réseaux communautaires en fonction de leur utilité306 et la sphère civique, via la prégnance du New Public Management dans les organismes publics.

303 Source originelle : Thomas Münzer, théologien de la Révolution, écrit par Ernst Bloch en 1964. Dans ce travail Bloch

souligne particulièrement l’influence de la doctrine protestante sur le capitalisme, idée principalement portée par Weber dans

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, publié en 1905. Walter Benjamin poursuivra la dénonciation de cette

dynamique en poussant le « réquisitoire anticapitaliste » (Löwy, 2006, p.204) dans les différentes correspondances qu’il a entretenues dans les années 1920.

304 Également parfois désignée sous les termes de « cité réticulaire » ou « connexionniste ».

305 La notion de capital humain, développée dès 1961 par l’économiste américain Theodore Schultz est approfondie à partir

de 1965 par le prix « Nobel » d’économie (1992) Gary Becker, qui vulgarise le concept.

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Enfin, comme cela a été dit précédemment, le néolibéralisme influence même l’ESS au travers de diverses pressions isomorphiques allant des pressions coercitives et normatives, par le subventionnement ou de délégation de service public, au simple mimétisme.

Cependant, les branches militantes du tiers secteur se sont généralement développées pour répondre aux besoins non assouvis par les autres sphères de l’économie. Par conséquent, c’est pour protéger certaines formes de légitimation de l’action face à la prédation des registres de justification du capitalisme (et particulièrement du néolibéralisme) que l’ESS constitue les organisations alternatives.

2.2.2. Des logiques d’action protégées au sein de l’ESS face à un appauvrissement

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