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Les institutions : liens intangibles sur lesquels repose la coordination

Chapitre 6 : La proximité dans les relations géographiques, institutionnelles et organisationnelles

2. La proximité institutionnelle : clé de la coordination entre acteurs

2.1. Les institutions : liens intangibles sur lesquels repose la coordination

La position épistémologique de ce travail de recherche étant institutionnaliste, une place primordiale est donnée dans l’analyse des activités humaines. Les institutions sont vues comme des ensembles « d’habitudes et de règles de la morale, de la coutume et du droit, qui ont un centre ou un but en commun » (Prat, 2007, p.8). Cette observation rejoint les positions de North (1991, p.97) ou de Aron286 (2000, p.103), déjà évoquées, et définissant les institutions comme des ensembles de contraintes formelles et informelles imposées aux activités économiques, sociales et politiques des individus. En 1932, dans l’article « Institutional economics »287, Commons déclare qu’il est possible de « définir une institution comme une action collective tournée vers le contrôle, la libération et le développement de l’action individuelle. Les actions collectives s’inscrivent sous toutes les formes depuis la coutume inorganisée jusqu’à la plupart des affaires organisées, telles que la famille, l’entreprise, le syndicat, la banque centrale, l’Etat. Le principe commun à toutes ces formes est le plus ou moins grand degré de contrôle, de libération et de développement de l’action individuelle par l’action collective » (in Palloix, 2013, p.84).

La logique qui sous-tend la construction de ces ensembles ne peut être étudiée que si l’on admet que les acteurs socio-économiques ont une rationalité limitée, comme c’est le cas de la figure de l’homo situs évoquée plus tôt, et qu’ils évoluent dans le cadre d’environnements marchands imparfaits. En effet, les acteurs développent alors des stratégies pour stabiliser les règles régissant leur environnement et réduire leur incertitude ; ils se coordonnent avec d’autres acteurs pour accéder à des ressources informationnelles, physiques ou générer des régularités de comportement. Au sein des cadres institutionnels auxquels ils appartiennent alors, ils développent ce que Pecqueur et Zimmermann appellent une rationalité relative/procédurale (2004, p.46). Cependant, l’aspect utilitariste de la création d’institutions, que souligne Gustav Schmoller288 en les décrivant comme « [des] arrangements pris sur un point particulier de la vie en communauté, servant à des buts donnés, arrivé[s] à une existence

286 En anglais dans le texte « the institutional framework comprises both formal and informal constraints ».

287 Cette citation est originellement dans l’article de John R. Commons, « Institutional economics », publié en décembre

1932 dans la revue American Economic Review, Vol. 21, pp. 643-657.

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et à un développement propre[s], qui [servent] de cadre, de moule à l’action » (Prat, 2007, p.8) peut être, du moins partiellement, remis en question.

En effet, cette logique, limite les institutions à la simple somme des volontés particulières des acteurs ou autrement dit, l’« agrégation d’actions individuelles intéressées » (Eymard- Duvernay, Favereau, Orléan, Salais, Thevenot, 2006, p.40). Cependant, les institutions encadrant les processus-économiques sont en réalité issues de processus de construction plus larges, plus ou moins conscients, évolutifs et itératifs entre les positions particulières des individues et le fonctionnement plus général de la société. Si leurs logiques sont généralement impulsées par le bas, elles n’en finissent pas moins par être des cadres auto-renforçants289 qui influent de manière rétroactive sur les valeurs des acteurs et sur les processus de coordination qu’ils mettent en place (figure 7).

Figure 7 : Evolution du processus d'institutionnalisation (source : auteure)

C’est dans ce processus que se situe la possibilité pour les structures alternatives de transformer la société. L’efficacité de leur action dépend à la fois de leur capacité à créer des institutions alternatives, mais également à imposer la reconnaissance de celles-ci à plus grande échelle. Si cette dernière étape n’est pas respectée, la portée de leur activité se limitera aux groupes partageant déjà leur système de normes et de valeurs et leurs organisations resteront dans une position de conflit avec le cadre institutionnel dominant, qui exercera alors

289 Veblen dit à ce propos, dans son ouvrage de 1899 Théorie de la classe de loisir (p.124), que les institutions « sont en

même temps des méthodes particulières de vie et de relations humaines, et à ce titre elles sont à leur tour de puissants facteurs de sélection » (in Palloix, 2013, p.74).

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des pressions isomorphiques pouvant totalement les normaliser ou même les annihiler, comme cela souvent a été le cas pour les structures de l’ESS au cours de l’histoire. L’articulation de la proximité institutionnelle est la question du changement d’échelle pour les institutions émergentes est donc centrale dans ce travail.

C’est pourquoi la proximité institutionnelle ne peut être appréhendée que via une posture intermédiaire entre individualisme et holisme (Pecqueur et Soulage, 1992) ou, autrement dit, une posture holiste faible. En effet, s’il n’est pas possible de réduire les institutions à une conception totalement individualiste, il n’est pas non plus possible d’adopter une posture purement holiste dans laquelle elles ne seraient perçues que comme des « structures collectives déterminant rigoureusement toutes les pratiques sociales » (Ibid.), car alors toute perspective de transformation sociale serait impossible. On pourrait plutôt parler de « contraintes cognitives de généralisation », de règles élaborées par le biais de va-et-vient entre différentes échelles de coordination, « qui facilitent les capacités d’anticipation des agents [qui éclairent les autres sur leurs intentions d’action] et régulent leur liberté de conduite et d’action. » (Angeon, Caron, Lardon, 2006, p.3).

En ce qui concerne la place des institutions dans l’étude des configurations territoriales productives, plusieurs prérequis sont nécessaires pour qu’elles puissent servir à la coordination. Tout d’abord, il faut que les communautés de valeurs ou de règles soient révélées aux yeux des acteurs et que la proximité institutionnelle soit ainsi, à l’instar de la proximité géographique, « activée ». Cela peut être réalisé par les rencontres et la communication entre acteurs. Il faut donc qu’un certain nombre d’individus ou d’organisations partageant les mêmes valeurs et/ou représentations sociales se rapprochent, que ce soit physiquement ou virtuellement. Les rencontres virtuelles se font aujourd’hui grâce à l’utilisation des NTIC290. En effet, pour reprendre les mots de Torre, « les [N]TIC entretiennent un lien fort avec les deux logiques d’appartenance et de similitude, en contribuant à la création de connexions et de réseaux entre des êtres humains » (2009, p.68). L’identification des intérêts communs enclenche un processus de rencontre d’idées et de valeurs qui va résulter en un premier arbitrage déterminant l’adhésion des acteurs à des groupes. Comme pour les frontières désignées pour délimiter géographiquement les territoires, les institutions créent, pour reprendre les mots de Kirat et Talbot, une « aire d’influence des institutions [qui permet de proposer] une topologie de l’espace des

290 Les NTIC, ont eu un impact important sur la manière de concevoir la proximité géographique et son articulation avec les

autres proximités. La possibilité d’ubiquité que donnent ces nouveaux outils peut permettre de dépasser la nécessité de se rencontrer et a participé à la construction de nombreux réseaux, notamment dans le domaine de l’ESS et des organisations alternatives.

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interactions », donnant ainsi une définition de ce qui est « dedans » et « hors » de leur influence (2005, p.11). Elles se superposent d’ailleurs aux frontières géographiques puisque certaines délimitations spatiales, comme les délimitations administratives, sont souvent liées à une communauté socio-culturelle et les sites d’implantation ou de passage pour les organisations sont souvent chargés symboliquement291. Les acteurs peuvent alors identifier leur position ; la logique de similitude se meut en logique d’appartenance292. Il est également intéressant de noter que cette étape permet d’aborder la question de l’extension et des frontières de la proximité institutionnelle par le biais du positionnement des acteurs extérieurs aux groupes. Ceux-ci peuvent soit vouloir le rejoindre et ainsi s’acculturer aux institutions y ayant cours, soit s’y opposer, en proposant des institutions alternatives. Enfin, ces groupes formalisent les normes et les règles sur lesquelles ils se sont accordés ; cela peut être fait en les inscrivant dans les habitudes, la coutume et la tradition ou par écrit. Des organes ayant pour objectif d’assurer l’application des cadres institutionnels apparaissent et les acteurs qui ne s’y plient pas peuvent être punis ou exclus. Les institutions deviennent alors actées, une structure organisationnelle se crée et la proximité institutionnelle peut se muer en proximité organisationnelle.

Si ces étapes semblent s’enchainer simplement et naturellement le degré de progression de la proximité institutionnelle est extrêmement difficile à mesurer. Tout d’abord, parce que malgré la position d’holisme faible adoptée, il semble nécessaire de passer, au moins partiellement, par une analyse des comportements individuels. En effet, en tant que membres d’organisations, les individus peuvent être considérés comme des ressources ; que ce soit pour leurs capacités ou pour leur capital social ; pour reprendre une analyse de Colletis et Pecqueur, « la notion de capital social semble s’être diffusée à partir des travaux de Coleman (1988). Selon Coleman, le capital social se définit par sa « fonction » qui est de faciliter l’action et les interactions entre individus. » (2005, p.66). Or, la mesure des valeurs et des actions des individus relève davantage d’un travail purement sociologique, voire anthropologique. Bien que l’anthropologie économique soit une voie intéressante lorsqu’il s’agit d’étudier des structures sociales et solidaires, et qu’il existe des moyens d’enquête sur les positions institutionnelles des acteurs individuels dans les organisations, ces méthodes n’ont pas été considérées comme pertinentes dans le cas des structures faisant l’objet de cette

291 Ces sites peuvent être simultanément des lieux de travail ou de sociabilité puisque ces deux éléments sont nettement

moins dissociés dans les structures réciprocitaires et solidaires qui sont étudiées dans cette thèse.

292 Pecqueur et Zimmermann « distinguant les institutions qui s’imposent aux acteurs (normes) et celles qui doivent leur

existence aux agents concernés eux-mêmes (standards). Cette proximité institutionnelle peut également être « inintentionnelle» (logique d’appartenance) ou intentionnelle (logique d’adhésion [ou de similitude])» (in Bouba-Olga, Grossetti, 2008, p.4).

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étude. En effet, il est difficile d’atteindre une réelle représentativité, même avec un travail de sondage exhaustif, puisque les organisations alternatives de l’ESS, comme cela a été dit plus tôt, ont généralement une structure ad hoc, peuvent avoir des centaines d’adhérents293 et d’usagers, plus ou moins impliqués294, parfois non déclarés, la plupart du temps pas précisément recensés par les structures et avec un turnover très important y compris parmi les membres actifs, salariés ou les équipes dirigeantes. Les rôles des acteurs sont souvent informels ou polyvalents. Par exemple, un salarié peut avoir également une « casquette » de bénévole ou de militant, etc. Le problème de la représentativité est aussi important, car il est difficile de dire si une personne parle en son nom ou au nom de la structure lorsqu’elle fait la démonstration de relations de proximité institutionnelle au sein de réseaux locaux.

Afin de pallier ces difficultés, un éclairage général sur le type de public visé par les structures peut donner des pistes quant aux valeurs qu’elles peuvent porter. Pour cela, il est possible d’avoir recours à des données socio-économiques internes aux structures lorsque celles-ci existent ou de s’appuyer sur l’articulation avec la proximité géographique en explorant les sources de données déjà existantes, comme les statistiques socio-économiques locales de l’INSEE. Dans un deuxième temps, il est possible d’étudier les opinions exprimées par des individus, dans la mesure où celles-ci s’inscrivent dans les activités courantes des structures295. En effet, « les comportements des individus sont liés aux structures dans lesquelles ils s'insèrent » (Degenne, Forsé, 2004, p.5), dans les institutions qu’elles mettent en place en interne et auxquelles elles obéissent en externe.

Donc, le positionnement dans cette thèse est d’observer les engagements et les dynamiques endossées par les structures dans leurs activités quotidiennes. Pour cela, un travail d’observation participative de long cours a été mené dans trois des quatre réseaux analysés. Il a permis de révéler non seulement les logiques productives apparentes et les valeurs sur lesquelles les structures communiquent, mais également « les coulisses » des organisations et les conflits internes qui ont pu survenir. Ces observations sont à considérer comme l’expression de normes et valeurs permises par un processeur de coordination déjà accompli au sein des organisations. Enfin, lorsque l’action individuelle va à l’encontre des possibilités

293 Selon les structures, l’adhésion des membres peut ne même pas être payante, mais seulement déclarative.

294 Parfois, les adhérents payent seulement une adhésion de soutien sans réellement s’intégrer dans la vie militante ou même

faire appel aux services que produit la structure. C’est aussi bien le cas dans des organisations de très petite taille comme les Systèmes d’Échange Locaux que dans de très grandes structures comme la société financière la Nef.

295 Il faut préciser qu’il est parfois nécessaire de considérer certaines actions individuelles dans les relations interstructurelles

pour les raisons suivantes : tout d’abord, certaines structures ne sont composées que de très peu, voire d’un seul individu à titre permanent. Ensuite, les structures laissent parfois beaucoup de place à l’initiative personnelle et à la mise en œuvre de relations de pure sociabilité, qui auront ensuite un impact sur le fonctionnement interne. Pour simplifier, il n’est pas rare que des structures se rapprochent uniquement sur la base de l’amitié de certains de leurs membres sans qu’il y ait nécessairement une recherche de gain direct pour les structures.

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offertes par le cadre institutionnel des structures étudiées, cela sera également souligné. En effet, ce genre de phénomènes représentent une disruption mettant en danger ou mettant à l’épreuve296 la solidité les institutions dans les groupes.

Par ailleurs, l’étude des statuts, des règlements intérieurs, de chartes qu’élaborent les organisations ou des informations et communiqués qu’elles diffusent et qui peuvent être considérés comme des prises de position officielles297, peut également donner des indications quant aux institutions qui y ont cours. Le fait de trouver un attachement à des concepts semblables ou registres de langages communs entre plusieurs structures est un indice marquant d’une similitude de valeurs. En effet, le langage est une composante majeure des institutions (Eymard-Duvernay, Favereau, Orléan, Salais, Thevenot, 2006, p.23). Cependant, la méthode d’analyse doit impérativement mettre en perspective les éléments rhétoriques ainsi déployés par rapport aux actions et discours non officiels que l’observation participative permet de glaner. Certaines déclarations sont dues au cadre légal, aux pressions partenariales, etc., ce qui les exclut comme preuve d’une adhésion à certaines institutions, mais permet tout de même de relever les dissonances entre plusieurs registres de valeurs. De plus, deux structures peuvent déclarer avoir des objectifs communs, comme par exemple la protection de l’environnement, le développement de la solidarité ou la mise en œuvre d’actions sociales, mais être drastiquement différentes quant à la manière de concevoir leur mise en application. Cela rend nécessaire la mise en parallèle de plusieurs sources pour affirmer une orientation institutionnelle.

Après avoir récolté un matériau suffisamment solide sur ces différents éléments, la plus grande difficulté reste pourtant l’interprétation de leur signification et la mesure des ressemblances et dissemblances entre différents cadres institutionnels, ou autrement dit, la mesure de la proximité institutionnelle entre les structures et les organisations qu’elles forment. Dans l’économie lucrative, qui se caractérise par une grande formalisation des institutions298, l’étude des normes, contrats et règlements internes peut sembler suffire à comprendre la proximité institutionnelle entre différentes organisations. Néanmoins, pour

296 La notion d’épreuve est très importante au sein de l’économie des conventions. Lorsque plusieurs registres de justification

se côtoient ou rentrent en contradiction, les acteurs mettent en place des espaces de résolution permettant d’arriver à des compromis ou de faire prévaloir un registre particulier. Ces espaces correspondent à des situations codifiées selon le type de valeurs le plus approprié.

297 Ce type d’information doit être étudié avec prudence. En effet, les organisations d’ESS qui sont étudiées dans ce travail de

recherche sont parfois très informelles et libertaires. La latitude qu’elles offrent à leurs membres pour exprimer des opinion s individuelles peut être importante. Il faut donc faire la distinction entre ce qui relève d’une position ayant donné lieu à une première coordination au sein de la ou des structures et celles qui émanent d’un seul individu.

298 Dans l’économie lucrative, la logique dominante est que les structures plient les individus à leurs institutions alors que les

structures de l’ESS affirment généralement que leurs organisations émanent des valeurs portées par leurs membres. Cependant, cette affirmation reste à discuter : un fonctionnement communautaire ou réciprocitaire n’est pas nécessairement garant d’une parfaite tolérance et flexibilité face aux particularités de chacun.

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saisir toute la diversité et la subtilité des motivations qui sous-tendent l’activité économique orthodoxe aussi bien qu’hétérodoxe, un rapprochement a été effectué entre l’analyse économique et les sciences sociales (Eymard-Duvernay, Favereau, Orléan, Salais, Thevenot, 2006, p.24), via l’économie des conventions. La section suivante expose les éléments théoriques empruntés à ce courant et la manière dont elles répondent à la difficulté d’évaluer le degré de proximité institutionnelle entre différentes organisations.

2.2. Les motifs d’action sous-tendant la proximité institutionnelle grâce à

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