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A la lecture de ce qu’écrit Philippe Jeammet, l’agressivité n’est pas distincte de la violence et n’est ni première, ni virginale mais seconde. Selon cet auteur, « c’est tout spécialement dans la situation fraternelle primitive que l’agressivité se démontre pour secondaire à l’identification.233

»

Mais le cœur de la violence, selon Jeammet, serait cet objet commun liant deux protagonistes

.

Il « paraît résider dans ce processus de désubjectivation, de négation du sujet, de ses appartenances, de ses désirs et aspirations propres, ressenties comme une menace par le sujet violent et subi par le sujet violenté… »234

L’auteur situe la violence tantôt dans une intersubjectivité comme l’indique la citation précédente, tantôt au niveau du moi.

L’auteur fait reposer ses arguments au sujet de la violence sur la notion de relation d’insécurité dont l’enfant fait l’expérience dans ses premières années. Evoquant les relations d’insécurité et les réactions d’agrippement aux objets externes chez l’enfant dans ses deux premières années, il souligne l’accrochage au percept qui assure une réduction de l’angoisse provenant des dynamiques contrastées qui animent les éléments indifférenciés des premiers complexes au sein du monde interne.

Jeammet néglige l’intrication du registre de la parole dans la mise en place de cette opposition /différenciation du vécu. Sa thèse peut être formulée ainsi :

L’insécurité interne mettant en danger le Moi a pour corollaire une recherche d’emprise sur autrui et sur soi et un investissement aigu de la « réalité perceptive externe ».

Ce schéma explicatif se référant à un moi précarisé par un sentiment de persécutions menaçantes issues des instances internes décrit ce qui serait à l’origine du comportement violent. La réponse violente serait une tentative de réparation sur la scène extérieure, d’une difficulté, d’un conflit, d’une tension qui se sont joués et néanmoins se jouent encore sur la scène intérieure.

233 Lacan J. Autres écrits, op. cit., p. 39

163 Pierre Fédida propose de considérer une violence tourbillonnante du percevant au perçu. Elle ressort de l’exercice de pouvoirs se supportant d’une prétention de savoir désincarné et neutre. Fédida souligne le rapport entre l’interdit et le concept dont l’approche clinique médicale positiviste a fait, et fait aujourd’hui encore largement, usage pour tenter de rendre compte de la sexualité sous l’égide de la norme. Nous nous risquons à dire que cette violence ordonnée par la science et la morale est tout simplement projetée dans les registres du désordre et de la monstruosité qui qualifient provisoirement les actes pervers et criminels.

Le but du labeur de la science est d’y déceler les traces d’une sexualité encore à l’état sauvage nous dit en substance Fédida. Ce repli vers une paléontologie instinctuelle de la dimension sexuelle, n’est-ce pas une modalité policée d’un refoulement institutionnalisé ? Par ailleurs, le propos de l’auteur permet d’envisager la violence sous-jacente dans l’usage du « concept idéologisé en un savoir 235» ou dans le procès d’élaboration du

discours où le sujet se trouve exclu. Ce qui est illustré de la façon suivante

:

Il n’est pire aliénation que celle de nos catégories, de nos concepts et de nos jugements lorsqu’ils identifient l’être du sujet à une ou plusieurs de ses expressions (« Il est un schizophrène…»). La fonction attributive du jugement repose sur une reconnaissance conceptuelle préalable d’une expression (…) en une ou plusieurs qualités objectives substantifiées dans une catégorie (« Le schizophrène »). Du même coup, c’est bien le sujet (…) qui se voit « réduit » à la catégorie chargée de le comprendre…236

Plus radicalement Fédida indique la rupture qui s’institue à partir d’une prise en compte de l’Inconscient. Ainsi l’idéal taxonomique utilisé pour classer les comportements n’offre de possible pertinence que s’il est d’abord admis le rapport de la sexualité à l’Inconscient. Ce rapport met en relation, selon de nouveaux points de vue, le « corps et sa subjectivité » tout en offrant une place de choix à l’œuvre du désir.

Avec l’appui des questions et des élaborations issues de la psychanalyse, la libido en question dans la perversion n’est ni un atavisme sauvage d’origine phylogénétique ni l’effet d’une dégénérescence précoce ou d’une défectologie constitutionnelle.

235 Fédida P., Le concept et la violence, p. 8 236 Ibid., p. 78

164 Une violence se trouve néanmoins dans l’énonciation de la vérité dans la perversion et dans ce qu’elle ordonne comme discours. Ainsi la notion de vérité comme émanation de la pensée de l’être recèle une violence dans son discours même.

Fédida rappelle la nécessité de distinguer la symptomatologie perverse et la structure perverse.

Dans ce texte publié au début de l’année 1968 : « Le concept et la violence », Fédida fait entendre ce qui intéresse à la fois la pensée de la perversion et la perversion de la pensée. En effet le scientifique, le penseur positiviste n’a pas le monopole du concept. Le concept dans sa fétichisation intéresse aussi le pervers. L’auteur met en effet en exergue le lien établi entre « le pervers et son concept » mais aussi entre le discours scientiste dominant et le concept de perversion.

Ce propos contribue à nous instruire sur un nouveau tempérament à la lecture de ce que Merleau-Ponty écrivait à propos du concept scientifique :

De même la chose est l’invariant de tous les champs sensoriels et de tous les champs perceptifs individuels, de même le concept scientifique est le moyen de fixer et d’objectiver les phénomènes.237

Il s’agit d’un forçage certes inhérent à notre détermination d’être parlant, qui intéresse autant l’enfant que le penseur positiviste. Si la mère par le forçage transitiviste introduit le signifiant chez l’enfant par le truchement du désir, le scientifique cherche à élaborer l’objet conceptuel dans un idéal de neutralité gagné contre la fantaisie des désirs.

Fédida rappelle « la complicité du pervers avec la loi » tout en mettant en garde d’une éventuelle méprise à propos de la « nature de la transgression perverse » et énonce la question du lien entre l’acte de transgression et le fonctionnement du désir chez le pervers par la formule suivante : « Ce qui est tout d’abord certain ; c’est que le pervers prend la loi à la lettre – c’est-à-dire fait de la transgression sa loi. » 238

Dans le champ politique, la violence s’offre à être appréhendée à la fois comme un symptôme « social » et un objet politique, au sens noble, d’un objet participant de la dynamique de l’organisation de la cité. Cet objet trouve parmi ses usages, celui d’être pris

237 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 80-81 238 Fédida P., Le concept et la violence, op. cit., p. 23

165 opportunément comme instrument en vue de la réalisation triviale de desseins de conquête ou de conservation du pouvoir.

Mais peut-on parler de symptôme social à partir du seul point de vue politique ?

Askofaré et Sauret envisagent cette question en considérant d’abord la clinique, ils soulignent :

La clinique de la violence donc, comme toute clinique du symptôme, interprète le social […] C’est essentiellement, [à cette] tâche de restauration et d’accueil du symptôme que la psychanalyse doit contribuer et c’est elle qui légitime sa présence dans le monde. 239

C’est donc à pouvoir être considéré en tant que symptôme que la violence peut faire l’objet d’une approche clinique. La clinique ne concerne-t-elle pas un sujet, lequel cependant ne se réduit pas à l’individu…

Faisant un bref inventaire des situations de violences manifestes éruptives ou régulières qui nonobstant traduisent des modalités épiques de l’établissement du lien social, Sauret en souligne la dimension collective dans des contextes différents. Ces violences surgissent du sein de groupes de personnes suivant des finalités distinctes et mettent souvent en présence les violences illégitimes face aux violences légitimes. Elles éclatent également au sein du couple (dans sa formelle apparence) ou de la cellule familiale et en exposent les membres les plus vulnérables : les enfants et les femmes.

Mais, même sur le versant individuel, quand elles ne semblent concerner que la dimension particulière d’un acte isolé (meurtre ou suicide), les violences commises par une seule personne, par la fréquence considérée de leur surgissement, et à l’inverse par leur singulière façon de questionner l’universalité de notre humanité, peuvent constituer une énigme, une interrogation adressée à autrui, un questionnement du pacte social.

Sauret définit la violence comme étant une réponse se situant au niveau du lien social, c’est- à-dire un précipité ou un nouage fait de langage mais pas uniquement. Pas uniquement car l’auteur propose d’une part une définition de l’acte : « Qu’est-ce qu’un acte ? C’est un corrélatif de la responsabilité du sujet. »240

Il propose d’autre part de repérer une série de distinctions à partir de l’étymologie de ce terme et notamment une de ses acceptions, où il est défini comme opposé à la parole, et qui

239 Askofaré S., Sauret M-J., « Clinique de la violence Recherche psychanalytique », Cliniques

méditerranéennes, op. cit., p. 241-260

166 le détermine du côté des faits : « Les hauts faits en tant qu’opposés à la parole […] confinent au réel […] nous soupçonnons que l’acte ait à faire avec un certain nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire.» 241

Dans le prolongement de cette hypothèse, la réponse que constitue la violence doit donc être entendue comme faisant « rupture » et en même temps comme «solution de continuité242.

A l’instar d’un pont qui relie et met en relief deux rives, cette lecture offerte de la violence comme réponse institue le paradigme de la responsabilité et de la causalité.

Envisager ce paradigme équivaut à se représenter une architecture, même sommaire, construite à partir d’une constellation subjective et de matériaux ou de principes obéissant aux lois de l’environnement, parfois aussi en défiant ces dernières. Elle se distingue d’un archétype, d’une solution préétablie.

La causalité psychique et les lois physiques constituent donc deux conditions de notre réalisation en tant qu’auteur d’un acte.

Sauret souligne que si la violence est proscrite pour qui accepte le contrat ou le pacte social notamment en ce qui concerne les interdits tels que la prohibition de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme, ce qui sépare l’humain du non-humain « est constitué par semblant ».243

Le paradoxe devient encore plus prononcé quand l’auteur entame sa conclusion en écrivant : « La violence n’est pas un accident de l’humanité. Cette violence qui menace l’humanité habite le cœur de l’humanité. C’est pourquoi elle exige un traitement éthique. Elle est la stricte corrélation de l’indétermination du sujet. »244

En effet, comment la violence notamment quand elle revêt le caractère de crime prohibé par ce qu’institue la Loi dans la communauté humaine, peut-elle à la fois être au cœur de l’humanité et être non-humaine ?

Nous conviendrons avec cet auteur que :

Nous sommes toujours prêts à identifier celui qui pourrait incarner [une] fonction d’exception : il existe un racisme structural, […] il s’agit d’identifier dans

241 Sauret M-J., Psychanalyse et politique, op. cit., p. 156 242 Ibid., p. 141

243 Ibid., p. 150 244 Ibid., p. 153

167 l’humain ce qui incarne le non humain, parce que ce non-humain est constitutif de l’humain

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