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Notion de choc carcéral : La présentation de la notion de choc carcéral n’est pas entendue comme se référant à un phénomène obéissant à un déterminisme exclusif et implacable.

Dominique Lhuilier et Aldona Lemiszewska avancent conjointement l’idée de choc de la rencontre avec un autre monde et celle de la familiarité avec ce monde. Ces deux attitudes opposées pouvant conjointement être observées en prison.

La singularité des expériences de l’incarcération dépend encore, et plus essentiellement, de la place qu’occupe la prison dans l’histoire de la vie des personnes. Certains détenus, pour qui carence et abandon, marginalité affective et sociale font partie de la vie quotidienne à l’extérieur des murs, vivent l’emprisonnement comme une rupture apparemment restauratrice […] Lieu refuge, la prison leur offre une forme de sécurité qu’ils n’éprouvent pas hors les murs89

.

Il ne demeure pas moins que c’est unilatéralement sous l’acception d’une expérience blessante ou percussive que ce vécu de rupture sera généralement retenu ou repris dans la littérature. Les auteurs tentent de préciser les conditions dans lesquelles cette rupture, ce changement engendre une réaction de souffrance, un vécu dysphorique, un choc brutal. Serait-ce pour le détenu, la brutalité de la séparation de « son monde » et la nouveauté que représente l’espace miséreux d’un lieu d’abandon ? Elles n’ont pas risqué une

réponse car elle supposerait que le choc carcéral n’intéresse que certaines classes sociales ou certains niveaux de vie.

103 Pourtant, la tendance suivante s’est imposée : à entendre le choc carcéral comme relevant de l’évidence d’un effet déterminant, valable pour tous et pour toutes, du traumatisme de l’enfermement.

Cette notion se rapporte à une modification progressive de l’état psychique de la personne incarcérée. Cette personne est envahie par une détresse qui aurait débutée dès le moment de son arrestation, elle se serait accrue lors de sa garde à vue pour finir en acmé après sa mise à l’écrou.

La notion de choc, de changement, de rupture pour l’individu se comprend d’autant mieux que l’incarcération est initialement "une prise de corps". […] Au cours de ce processus, l’individu perd progressivement ses repères, puis subit un phénomène de dépersonnalisation, étant ainsi placé dans une situation qui présente en terme de risque suicidaire un potentiel important…(Zientara-Logeay S., 1996).

Choc, rupture, changement sont des termes de valeurs inégales pour décrire le phénomène pathogénique que l’on cherche à identifier. Cette pathogénie est-elle déterminée par l’environnement carcéral dans sa matérialité multiple ? Rien n’est moins sûr, car on compte 187 établissements pénitentiaires en France ?

L’est-elle, plutôt, par la représentation sociale, pouvant donner lieu à une convergence sémantique ? Le caractère pathogène serait alors, au-delà d’un soubassement architectural, inhérent à l’unité signifiante ou la convergence sémantique qui s’énoncerait à propos des lieux de privation de liberté.

Au-delà du choc carcéral, lors de la plongée dans ce monde inconnu, vient le temps de la découverte progressive des formes d’adaptations.

Lhuilier et Lemiszewska en présentent plusieurs formes :

- l’absentéisme ou une façon de se dérober à l’emprise du milieu carcéral en investissant les ressources dont le détenu dispose

- le lien avec les parents, amis, conjoint qui sont à l’extérieur - la lecture

- le lien avec le codétenu - l’usage des services de santé

- la débrouille : la fabrication de réchaud, les trafics en tous genre (de médicaments, de drogues), les yoyos, le tatouage, etc.

- le travail, les emplois pénitentiaires ou auprès de concessionnaires - militer

104 - le suicide « Le suicide est une libération par la mort ».

Nous sommes enclins à avancer que le choc de l’incarcération s’apparente à une configuration contextuelle de la névrose actuelle, dont une déclinaison s’individualise dans le complexe symptomatique de la névrose d’angoisse.

Ce que je nomme « névrose d’angoisse » se rencontre soit sous forme complète, soit sous forme rudimentaire, isolée ou en combinaison avec d’autres névroses. (Sigmund Freud,189590)

Freud retient une dizaine d’expressions symptomatiques parmi lesquelles on compte : - L’excitabilité générale induisant souvent une hyperesthésie auditive et une

insomnie.

- L’attente anxieuse dont les formes les plus aigües constituent la folie du doute. - L’accès d’angoisse aux multiples expressions dont la sudation, le vertige, le

tremblement, le réveil nocturne dans l’effroi etc. - Les phobies

Cette forme rudimentaire ou archaïque de la névrose est due à « une série de nuisances et d’influences provenant de la vie sexuelle. » (Freud, 1895).

Dans le cas du « choc de l’incarcération », les circonstances d’apparition du trouble peuvent être liées d’une part à l’effroi d’une réminiscence archaïque du retour à l’enceinte utérine, bref, à une rencontre fantasmatique avec des éléments de la scène primitive et d’autre part à un facteur étiologique mis en exergue par Freud, à savoir l’abstinence sexuelle découlant de la situation de privation de liberté. S’y adjoint en contrepartie, la représentation d’une licence exacerbée des pulsions, dans ce contexte de promiscuité concentrationnaire. On peut avancer l’idée d’une actualisation, c’est-à-dire de la confrontation entre les préfigurations fantasmatiques de la personne privée de liberté et le dasein, l’effet et le sentiment de présence.

90 Freud S., « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom

105 La situation d’incarcération constitue un empêchement qui peut conduire à l’amplification d’un affect d’angoisse issu de « ce que nous ne savons pas du désir de l’Autre » (Lacan) Balier réfute l’idée d’une pathologie carcérale :

La population du CMPR est donc constituée par des prévenus ou détenus ayant des perturbations psychologiques suffisamment importantes pour nécessiter des soins en milieu carcéral et après la sortie, mais reconnus responsables de leurs actes. Bien entendu ces perturbations ne sont pas créées par l’incarcération quelque fois révélées par elle ou en tout cas modifiées dans leur symptomatologie, et remontent à l’enfance91.

Il soutient qu’il s’agit de « troubles préexistants qui revêtent une nouvelle symptomatologie avec l’incarcération. 92[…] La toute-puissance narcissique qui terrorisait l’entourage

devient dépression ; la violence comportementale devient angoisse ; la possession devient peur panique de l’abandon. »93

Pour certains détenus, face aux affres mélancoliques, l’enfermement coïncide à l’empire de l’acte suicidaire mettant en jeu l’alternative radicale entre soit chuter solidairement avec l’objet ou s’en détacher.

Cette expérience de réclusion bien que ponctuée par des informations verbalisées en référence à un cadre règlementaire, s’accompagne a minima d’un sentiment d’étrangeté ou selon la formule freudienne rapportée et traduite par Mareike Wolf-Fédida, un

Entfremdung, « un état étrange s’aggravant ». Cette situation anxiogène est propice à révéler certaines fragilités psychiques ou à induire certains bouleversements psychosomatiques. Mais elle doit être appréciée en rapport avec la névrose actuelle qui demeure « une étape préliminaire dans la pathogénèse.94»