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De Ajuriaguerra rapportait l’humour et la clairvoyance dont Léo Kanner faisait preuve en disant : « un psychopathe est quelqu’un qu’on n’aime pas » et écrivait :

Le terme « psychopathe » est rarement employé dans la littérature de langue française (cette entité est incluse dans le vaste cadre des déséquilibres psychiques) ; il tend actuellement à être supprimé aussi de la nosologie américaine. Il est vrai que ce terme n’est pas toujours précis, qu’il est souvent employé comme jugement que comme diagnostic.106

Dans les actes du colloque de 1988 intitulé : Violence Délinquance Psychopathie, Lanteri- Laura s’exprimait au sujet de la notion de déséquilibre mental abandonnée au profit de celle de la psychopathie. Si le promoteur de la notion de déséquilibre fut Jean Joseph Valentin Magnan, formé à la pensée positiviste et s’inscrivant par-là même dans le mouvement d’idées des personnes convaincues de l’efficacité absolue de la science face aux questions posées par la folie ou par les comportements criminels, c’est surtout Ernest Dupré qui forgera l’architecture conceptuel de la notion de déséquilibre anticipant le contenu essentiel de son avatar sémantique : la psychopathie.

Lanteri-Laura fait remarquer que Magnan prenant appui sur l’observation clinique de patients exhibitionnistes concluait qu’ils présentaient les symptômes d’impulsions et d’obsessions déterminés par une cause définie comme étant le déséquilibre mental. Ce déséquilibre étant une rupture d’une hypothétique harmonie entre diverses parties du cerveau provoquée par des déformations ou autres stigmates physiques. Les conséquences de ce déséquilibre s’observent sous la forme de manifestations pathologiques ou de témoignages de vécus douloureux.

Dupré réinterprète la notion de déséquilibre en envisageant un au-delà des incidences d’une tératologie morphologique, fonctionnelle acquise ou innée. Il propose un type d’organisation psychopathologique qu’il qualifie de constitution perverse.

Il s’agit de « malignités constitutionnelles » ou « perversion de l’instinct de

sympathie »107. Ces anomalies s’avèrent instinctives, car elles sont primitives, spontanées,

antérieures au développement de l’intelligence et constitue le fond même de la personnalité : tendance à faire le mal, quelques que soient les circonstances,

106 Ajuriaguerra (De) J., Manuel de psychiatrie de l’enfant, p. 979 107 Dupré E., Pathologie de l’imagination et de l’émotivité, p. 396

112 accompagnées de tares névropathiques dans les antécédents familiaux et de divers

stigmates physiques.

Ces tendances portées par une personnalité constitutionnellement pervertie s’incarnent en un profil psychopathique, à l’instar de la figure caricaturale, mais néanmoins plausible, du personnage de John Doe dans le film « Seven » de David Fincher.

Est regroupée en une seule catégorie, une série de traits comportementaux faisant injure aux règles sociales, allant de l’avarice, à ladite addiction aux jeux ; de la personnalité suicidaire à la mythomanie, ou à la hâblerie, de l’obsédé animé de fureur sexuelle au pyromane…

Dupré initie lui, une « tendance », un biais dont l’allure paraît dominante dans le discours de la science, son explication tend à valoir comme diagnostic voire comme prédiction. Nous prenons le risque d’avancer qu’il devient un des précurseurs de la notion de pathologie prédictive de la délinquance en s’appuyant sur l’argument selon lequel une configuration biographique où se succèdent des évènements en marge de la norme

(fugues, sexualité précoce, incivilités, délits…) détermine une destinée, une évolution pathogénique de l’individu.

La personnalité psychopathique de Kurt Schneider présente les mêmes traits

psychopathologiques que le déséquilibré de Dupré assure Lanteri-Laura. C’est finalement le substantif psychopathe qui aura la faveur des chercheurs au détriment de celui de déséquilibré.

Ajuriaguerra dans son Traité de psychiatrie de l’enfant édité en 1970 puis en 1974, proposait déjà une étude diachronique et heuristique de ces questions partant des apports des aliénistes, comme Magnan qui à la suite de Bénédict Augustin Morel privilégie comme objets de ses observations et classifications, les traits de « la folie des dégénérés », ou comme Schneider qui décrit les psychopathes apathiques comme des

… individus sans passion, sans pudeur, sans honneur, sans repentir, sans conscience qui sont souvent, par nature, sombre, froid, grognon, et brutaux dans leur comportement social.108

Le passage en revue des approches des précurseurs de la notion de psychopathie, opéré par Ajuriaguerra, nous amène aux confins de la genèse d’une hypothèse diagnostique qui au fil du temps et au gré d’un enjeu de maîtrise sur une malignité supposée constitutionnelle ou

113 acquise vient occuper une place dans la littérature. La causalité est recherchée dans les entrelacs d’un ordre opérant ou défaillant qui préside aux injonctions surmoïques opposant la violence des conduites ou la licence sexuelle, à la loi. L’auteur précise que Dupré isole les perversions instinctives qui délimitent plus précisément une frontière sanitaire associée à la morale au sein des conduites humaines.

Au fil de son analyse, Ajuriaguerra dégage deux modalités conceptuelles permettant d’appréhender la notion de psychopathie. Il y distingue la psychopathie primaire et la psychopathie secondaire. Ces deux formes trouveraient leur origine dans une psychogenèse ou une sociogenèse du symptôme.

La première forme, la psychopathie primaire serait issue de désorganisations précoces associée à un vécu carentiel relatif.

…dans cette organisation défectueuse, on ne peut pas tenir compte uniquement de ce que le sujet a reçu ou pas mais de sa capacité de recevoir ou de donner car il existe, en fait, des carences non par manque d’apport mais […] par incapacité d’assimilation109.

La seconde forme concerne ce que Ajuriaguerra nomme les sujets psychopathisés.

Les cas observés ont un vécu marqué par un contexte d’immaturité affective et présentent « des traits névrotiques mal définis » et une symptomatologie caractérielle hétérogène et instable. Ce profil carencé évolue selon l’auteur vers une psychopathie consécutivement aux évènements réels drainant leurs lots de traumatismes, de déficits, issus d’un passé familial parfois cahoteux et venant interagir avec une indigence sociale, des échecs répétitifs actuels et plus généralement un climat insécure.

Cependant l’auteur souligne que :

Nos jugements par rapport aux psychopathes sont ambigus, car ils mettent en question notre propre personnalité et sont intiment liés à celui de notre relation de transfert et à nos propres projections […] on accorde parfois à ses actes une valeur esthétique sans tenir compte que leur gratuité abolit toute idée de

transformation et que si, par rapport à la loi, ils semblent être des actes de révolte et de transgression, par rapport à l’individu qui les exécute ils comportent une certaine restriction de sa propre liberté puisqu’il s’agit d’actes sans choix…110

109 Ajuriaguerra (De) J., op. cit., p. 990 110 Ibid., p. 989

114

Balier évoque le point de vue de Gilbert Diaktine en le qualifiant de « position extrême 111»

car ce dernier ne reconnaît que des « moments psychopathiques ».

Ce sont les rejets successifs et les incapacités des divers milieux à accepter et intégrer l’agressivité de la tendance anti-sociale qui organisent la psychopathie à l’adolescence112.

Diaktine, à l’instar de Ajuriaguerra qui parle de sujets psychopathisés, défend le point de vue selon lequel la part de l’environnement est prépondérante dans la formation des manifestations psychopathiques. Il se réfère notamment aux écrits de Donald Woods Winnicott qui présentant son concept de tendance antisociale la fait dériver d’un Moi déjà organisé.

Balier fait remarquer, cependant, que nombre d’auteurs privilégient soit une morbidité déficitaire soit le caractère déviant des comportements au regard de la tendance conservatrice du social.

Jean-Pierre Chartier repère l’origine de cette notion chez les aliénistes depuis la « manie sans délire » de Philippe Pinel à la psychopathie d’Emil Kraepelin reprise par Schneider. Il admet que cette prétendue entité nosographique demeure un possible amalgame de réalités subjectives diverses présentant des similitudes symptomatiques. Schneider, d’ailleurs a exprimé une objection traduisant sa prudence, en disant :

… qu’il n’est pas entièrement justifié que « type psychopathique » soit

l’équivalent d’un diagnostic […] D’après cet auteur, l’étiquette diagnostique que l’on donne d’un individu concret répond à la mise en valeur de certaines

propriétés tout en sachant que « tout ce qui a le même nom n’est pas psychologiquement la même chose.113 »

Depuis tend à s’imposer, l’abord de la psychopathie notamment au moyen d’outils de mesure chiffrée, plus qu’à partir d’un argumentaire conceptuel ouvert à la part

composable du réel de l’expérience. La notion étant supposée admise, la définition qui semble faire autorité est celle qui émane de l’appareillage instrumental du test de Hare114.

111 Balier C., op. cit., p. 33 112 Ibid., p. 33

113 Ajuriaguerra (De) J., op. cit., p. 976

114 Pham T. H., Chevrier I., Nioche A., Ducro C., Réveillère C., Psychopathie et troubles mentaux graves

115 Ce qui illustre le principe du primat du comportement aux dépens du sujet parlant dans le champ behavioriste.

Claude Balier propose de façon synthétique cette définition de la psychopathie : Est-elle la conséquence d’un déficit lié à un quelconque substrat biologique d’origine constitutionnelle, ou bien une maladie survenant à la suite de

traumatismes précoces encore obscurs, ou peut-être un simple enchaînement de malencontreuses réactions sociales et personnelles, ce qui la sortirait du domaine pathologique ?115

Balier précise que dans la psychopathie, il n’y a ni conflit, ni refoulement car sa constitution précède l’organisation du système défensif névrotique dominé par le refoulement. Cela signifie-t-il que le psychopathe n‘a pas d’inconscient ?

Chartier se propose de montrer, en quoi il est impossible de soigner les psychopathes. Il fait remarquer ce qui s’observe dans les pratiques de soins au Canada :

Rice, Harris, et Cormier (1994) ont observé dans la communauté thérapeutique de sécurité maximale de Penaquishere (Canada) que le programme de traitement avait un effet négatif sur les psychopathes et qu’il renforçait leur narcissisme et leur tendance à duper et à manipuler autrui.116

Cependant, il affirme que la psychopathie peut être curable à condition d’adapter la technique.

Sa première préconisation c’est de considérer que le « psychopathe n’exprime aucune demande d’aide psychologique 117» et d’envisager que malgré une attitude volontaire de la

part du clinicien « habituellement, après une ou deux rencontres faussement prometteuses et le plus souvent intéressées, le psychopathe disparaît.118 »

Il définit ainsi le travail du psychanalyste avec « le psychopathe » :

Nous affirmons aujourd’hui, au risque de scandaliser ceux qui s’imaginent pouvoir guérir le psychopathe avec des paroles, qu’une thérapeutique de l’Agir psychopathique ne saurait fonctionner efficacement sans le recours aux actes du thérapeute. Qu’il s’agisse de prise de position par rapport à un délit,

d’accompagnement et/ou de visite en prison, à l’hôpital psychiatrique…119

115 Balier C., préface de Psychopathie : Théorie et recherche de Pham T.H., Côté G., p. 9 116 Chartier J-P., « Peut-on guérir les psychopathes ? », Topique 2007/2 (n°99), pp. 61-78 117 Ibid., pp. 61-78

118 Ibid., p. 64 119 Ibid., p. 72

116 Nous pensons qu’il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse de patients dit psychopathes pour qu’un clinicien puisse envisager quand il le croit nécessaire la modalité de l’acte et de plus que l’acte thérapeutique ne se substitue pas à la parole, il l’actualise.

Gilles Côté et Thierry Huang Pham, les principaux auteurs de l’ouvrage Psychopathie : Théorie et recherche, se réfèrent120 aux travaux de diverses équipes comme celles de S. L. Brown et A. E. Forth121, (1997), ou encore de R. C. Serin122 (1991). Toutes ayant soumis le protocole de l’échelle de psychopathie de Hare à des personnes constituant des échantillons de populations (allant de quelques dizaines de sujets à plus de cent), parviennent à des conclusions qui établissent des rapports entre la déclinaison du fait criminel et les scores à cette échelle.

La prévalence de certains facteurs ou de certaines variables figure parmi les indicateurs les plus recherchés, elle s’affiche comme un taux servant à mesurer la fréquence de la corrélation entre ces variables et celles qui relèveraient de la psychopathie restaurée dans sa qualité d’entité nosographique.

Ce sont, par exemple, les variables sexe, type de délit, état de santé mentale, etc…

Moyennant l’évaluation d’un important échantillon de personnes regroupées par catégorie, les auteurs avancent par exemple que :

…les psychopathes présentent une criminalité plus importante et plus variée que les autres…Les psychopathes ont été accusés ou condamnés plus souvent pour des crimes violents que les non psychopathes (Hare, 1981 ; Hare et jutai, 1983 ; Hare et McPherson, 1984 ; Kosson, Smith, et Newman, 1990 ; Willimson, Hare, et Wong, 1987). 123

Cependant des études sur des critères plus détaillés comme le taux d’homicide donnent des résultats se prêtant à la formulation de pronostics ou d’interprétations : « …l’homicide se rencontre peu fréquemment chez les psychopathes (Hare, 1981 ; Hare et jutai, 1983).124 Côté125 dans son entreprise de définition de la psychopathie au seuil de l’an 2000 note que le terme n’appartient plus à la terminologie psychiatrique depuis quelques années

120 Pham T.H., Côté G., op.cit., p. 58

121 Brown S. L. & Forth A. E, “Psychopathy and sexual assault: static risk factors, emotional precursors,

and rapist subtypes” Journal of consulting and clinical psychology, 65, 848-857

122 Serin R. C. Psychopathy and violence in criminals, Journal of interpersonal violence, 9, 430-439 123 Pham T.H., Côté G., op.cit., p. 76

124 Ibid., p. 82 125 Ibid., p. 21

117 soulignant au passage que « l’étude historique de la psychopathie s’inscrit dans une conception de l’homme, laquelle est tributaire d’une époque.126 ».

Paul Hallé, Sheilagh Hodgins et Sylvain Roussy décrivent ce qui est considéré à l’issue d’un consensus d’experts comme l’une des principales caractéristiques de la psychopathie, à savoir « la difficulté à apprendre » voire « la difficulté à profiter de la punition ». Le psychopathe serait celui qui ferait fi de la punition, celui qui n’en ferait pas l’élément de référence pour ses apprentissages selon un schéma distributif du conditionnement opérant, combinant renforcement et punition. Cette difficulté serait due à un déficit de la capacité à inhiber chez le psychopathe, s’y ajouterait un prétendu déficit de peur ou d’anxiété qui serait réinterprété comme une réaction d’adaptation active.

Pham présente la psychopathie selon une acception qui situe sa potentialité du point de vue de sa fréquence et des aléas de ses fondements : « la psychopathie constitue un syndrome rare qui serait la combinaison de déficits probablement subtils…127 »

Dans une étude plus récente (2013), Ornelle Giovagnoli, Claire Ducro, Philippe Woitchik, et Pham, moyennant la notion d’impact, considèrent avoir identifié des variables ayant valeur prédictive de la psychopathie. Dans une perspective déterministe au service d’une rhétorique prédictive, sont considérés, les impacts familiaux, dans un concert d’autres impacts principalement d’ordre génétique et biologique afin d’en déceler les parts respectives dans l’étiologie de la psychopathie. Une évaluation rétrospective des 17 premières années des personnes interrogées est réalisée afin d’identifier les facteurs historiques et leurs effets actuels. Les implications idéologiques de cette étude venant justifier une politique de prophylaxie de la psychopathie et des comportement asociaux, (les auteurs s’accordent sur la catégorie de personnalité antisociale (301.7) du DSM IV) depuis le berceau familial, ne semblent pas être mesurées par leurs auteurs. L’argument pourrait même servir de caution à un projet d’emprise eugénique.

Par le prisme instrumental de l’échelle de Hare dans sa version révisée la Psychopathy Checklist-Revised (PCL-R), comme le précisent les auteurs, les chercheurs passent, d’un moyen standardisé (équivalent à un raccourci clinique) d’obtenir le diagnostic de la psychopathie, à un outil prédictif qui offre les clefs permettant d’aboutir à un pronostic. Ce pronostic préfigure un « prototype du psychopathe 128» anticipant une évolution vers la

126 Pham T.H., Côté G., op.cit., p. 21

127 Beaurepaire (De) C., Benezech M., Kottler C. op. cit.

128 Pham T. H., Marghem B., Ducro C., Réveillère C., Évaluation du risque de récidive au sein d'une

population de délinquants incarcérés ou internés en Belgique francophone, in Annales Médicopsychologiques, vol 163, Issue 10, Déc 2005

118 réitération du fait criminel. Malgré le caractère aléatoire de cette spéculation probabiliste, l’idéal sécuritaire du moindre risque est servi par ces divers outils, dont la (Historial Clinical Risk (HCR-20), la Violence Risk Appraisal Guide (VRAG)) et autant d’arguments qui promettent de réduire le risque de récidive en identifiant par avance les probables futurs récidivistes.

Senon en 2005, faisait un double constat, reconnaissant que la psychopathie en tant qu’entité nosographique avait quasiment disparue des classifications internationales, mais remarquant néanmoins que sur le terrain dans les unités médicales d’urgence ou en psychiatrie pénitentiaire le diagnostic de psychopathie était fréquemment posé129.

Se référant aux travaux de Hubert Flavigny neuropsychiatre s’étant intéressé aux troubles chez les adolescents, Senon en souligne quelques traits symptomatiques, comme le passage à l’acte, l’absence d’ajournement de la satisfaction, le caractère répétitif de certains comportements, etc. avant de mettre en exergue la catégorie des états limites à expression psychopathique. Elles sont caractérisées par :

…une clinique des passages à l’acte, des décompensations psychiatriques brutales et réversibles, des conduites de prise de risque et des addictions, associés à des troubles anxieux suraigus face au sentiment de vide […] On retrouve ainsi des passages à l'acte hétéro-agressifs, mais aussi auto-agressifs avec automutilations et tentatives de suicide en rafale.130

Ces états limites représenterait le positionnement subjectif général à partir duquel la question de la psychopathie est posée comme expression ou comme symptôme. La psychopathie est ici située comme étant subordonnée à la place occupée par le sujet par

rapport à la structure.

129 Senon J. L., Prise en charge de la psychopathie, audition publique, Haute autorité de Santé, 2005 130 Ibid.

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