• Aucun résultat trouvé

La ville, lieu de centralité

$ Les conditions de la lisibilité

2.1. La ville, lieu de centralité

2.1.1

Qu’est-ce qui fait la ville ?

2.1.1.1

Comptez les hommes, vous aurez la ville

La ville est un élément dont les définitions varient. Tenter d’en donner une définition concise et néanmoins représentative, a souvent supposé des concessions. A trop vouloir la cerner, il semblerait qu’elle nous échappe, tant ses qualités, au sens d’éléments qui la composent, paraissent multiples, subjectives et difficilement réductrices à des critères quantifiés stricts. La cerner, en effet, suppose pour beaucoup lui attacher un territoire aux frontières nettes : l’administrateur, le politique ou l’économiste n’ont que faire des définitions exhaustives que se sont efforcés de déceler maints géographes.

Le fait urbain, pour le géographe, se dissout dans des confins qui empiètent sur la défini- tion de ce qui serait son opposé à savoir le rural, à moins qu’il ne s’agisse du désert…58 Créer une zone de transition bien stricte entre deux mondes, qu’elle se nomme aire périurbaine ou rurbaine, ne saurait suffire à redonner une pleine et entière légitimité à des approches de la ville qui se résument à des découpages qui font fi de toute notion d’urbanité.

Ainsi, le critère administratif retient généralement une barre minimale de population ag- glomérée qui la différencie arbitrairement des éléments ruraux. Il faut ainsi 2000 habitants agglomérés pour que l’on puisse parler de ville en France, alors qu’en Russie, une ville est définie comme étant un centre où habitent au moins 12 000 habitants et où 75% de la population active au moins n’appartient pas au secteur primaire59. Mais un simple nombre ne peut définir une entité spatiale, dont, outre la population, la forme, l’histoire et surtout les fonctions sont autant de compo- santes. L’agglomération de population, critère le plus « matériel » censé définir la ville, semble tout à la fois le plus évident et le plus controversé parce qu’insuffisant.

Déjà Max Weber constatait, en 1921, les faiblesses du seul critère « population agglomé- rée » :

« La ville ne consiste pas en une ou plusieurs habitations implantées séparément, elle constitue, en tout cas, un habitat concentré (au moins relativement), une « localité ». (…) A pré- sent, la représentation courante associe au mot « ville » des caractéristiques purement qualitatives : la ville est une grande localité. (…) Ce critère ne s’applique pas toujours, tant s’en faut, aux localités qui, par le passé, avaient légalement le caractère de villes. (…) De toute façon, à elle seule, la taille n’est pas un critère décisif. »60

58

" LÉVY Jacques. « Oser le désert ? Des pays sans paysans » in Sciences Humaines, Paris, Hors-Série n°4 de février 1994, 4 pages.

59

! TIKHII Vladimir, séminaire dans le cadre du DEA « Histoire, Espaces, Civilisations », Reims, novembre 1999.

2.1.1.2 Cernez les fonctions, vous aurez la ville

Certes la ville est un « groupement continu et dense d’une population exclusivement (ou presque) vouée aux activités industrielles et surtout, aujourd’hui tertiaires (services) »61. Mais déjà, à travers cette définition en apparence banale, voire reflet d’une évidence, s’expriment deux notions qui sous-tendent notre quête d’une certaine urbanité. En effet, nous n’avons aucunement la préten- tion de cerner la ville, ni même la centralité urbaine, mais nous ne cherchons qu’à en extraire les traits qui pourraient servir par la suite notre approche des concentrations de commerces en milieu urbain.

La première notion mise en avant dans cette définition est celle de densité : la ville est un lieu de concentration. La ville concentre, et c’est là la seconde notion émergente, des activités qui se traduisent par des secteurs privilégiés, par des fonctions urbaines qui la distinguent indubitablement du monde rural. Elles en font un lieu dont la vocation transcende son simple cadre : la ville n’est pas une simple concentration autonome et autarcique, elle est fonction, et par là même elle forge son assise. Marcel Roncayolo y voit la raison d’être de la ville :

« C’est bien la fonction qui est la « raison d’être » de la ville. Par là la ville paraît ré- pondre à une nécessité qui la dépasse ; elle appartient à un ensemble ou à un système et se définit par rapport à lui. (…) Structures internes et relations externes se trouvent ainsi rattachées à un même concept : d’un côté les fonctions paraissent déterminer le contenu social, le mode de vie de la ville ; d’un autre côté elles délimitent les aires d’influence, expliquant la place de la ville dans l’organisation spatiale. »62

La raison d’être de la ville lui est donc supérieure, puisqu’elle concentre des fonctions et des réalités sociales qui servent la société tout entière. Elle dessert les ruraux et les urbains ; et si ce sont ces derniers qui l’occupent et la forgent, c’est en prenant en compte sa capacité d’innovation propre et son besoin de s’adapter à son cadre. Elle n’est pas autarcique, elle est tout à la fois extra- vertie et bienveillante vis-à-vis de ces acteurs. C’est ce balancement entre deux échelles, souligné par Henri Lefebvre, qui fait la spécificité urbaine :

« Nous commençons à saisir la spécificité de la ville (des phénomènes urbains). La ville eut toujours des rapports avec la société dans son ensemble, avec ses éléments constitutifs (cam- pagne et agriculture, puissance offensive et défensive, pouvoirs politiques, Etats, etc.), avec son histoire. (…) Cependant, les transformations de la ville ne sont pas les résultats passifs de la glo- balité sociale, de ses modifications. La ville dépend aussi et non moins essentiellement des relations d’immédiateté, des rapports directs entre les personnes et groupes qui composent la so- ciété (…) ; elle ne se réduit pas davantage à l’organisation de ses rapports immédiats et directs, ni ses métamorphoses à leurs changements. Elle se situe dans un entre-deux, à mi-chemin entre ce que l’on appelle l’ordre proche63 (relations des individus dans des groupes plus ou moins vastes,

61

In Dictionnaire encyclopédique Larousse, article « ville ».

62

# RONCAYOLO Marcel. La ville et ses territoires, Gallimard, coll. Folio Essais, 1990, p. 52

63

Que nous pourrions qualifier aussi d’ordre intra-urbain. Cela suppose d’adapter le propos d’Henri Lefebvre à notre cause, en reconnaissant derrière ce relationnel de groupe, l’existence et le fonctionnement d’une société urbaine.

plus ou moins organisés et structurés, relations de ces groupes entre eux) et l’ordre lointain64, ce- lui de la société, réglé par de grandes et puissantes institutions (Eglise, Etat), par un code juridique formalisé ou non, par une « culture » et des ensembles signifiants »65

2.1.1.3

Cernez la vie, vous aurez la ville

Par voie de conséquence, ceci se traduit par l’émergence d’une société urbaine, d’une ville comme espace de fourmillement social, comme espace identitaire. La ville est alors une concentra- tion sociale et pourrait être définie comme telle. C’est notamment ce que fait Jacques Lévy :

« Ville : géotype de substance sociétale fondé sur la coprésence (constitution d’un lieu) d’un maximum de réalités sociales. Objet par essence géographique, la ville se caractérise par une complexité spatiale liée à la conjonction de la densité et de la diversité. »66

Mais cette concentration sociale en fait un espace qui a sa synergie propre, un espace uni- fié bien que diversifié dans ses composantes. Elle est plus qu’une juxtaposition d’intérêts particuliers, elle est un tout et ne peut être une réalité éclatée. C’est cette « coprésence » qui forge la ville, plus qu’une simple accumulation.

Cynthia Ghorra-Gobin dénonce justement ce risque de dérive, qu’elle perçoit notamment dans la ville américaine, qui ferait que l’urbanité s’échapperait de la ville, non par perte de fonc- tions, mais par éclatement et fragmentation :

« En l’espace d’un siècle, les Américains ont vraisemblablement perdu la ville, cette en- tité sociale, physique, culturelle et économique au profit d’un étalement urbain (urban sprawl) caractérisé par une extrême fragmentation et une ségrégation sociale et ethnique où les inégalités ne cessent de se creuser et les tensions de s’accroître. »67

La ville est alors un espace qui n’existe que par les perceptions qu’ont ses acteurs de tou- tes ces réalités insaisissables qui la forgent, et, parmi eux Julien Gracq, dans son récit La forme d’une ville :

« Le Paris où j’ai vécu étudiant, que j’ai habité dans mon âge mûr, tient dans un qua- drilatère appuyé au nord de la Seine, et bordé presque de tout son long au sud par le Boulevard Montparnasse : tout autour de ce cœur que mes déambulations réactivent jour après jour, des an- neaux concentriques d’animation pour moi seul décroissante sont peu à peu gagnés, vers la périphérie par l’atonie, par une indifférenciation quasi totale. Ce sont les chambres centrales du

64

Que nous pourrions qualifier aussi d’ordre supra-urbain. Nous devons reconnaître que nous ne pouvons, pour notre part, nous contenter de cet aspect « institutionnel » du supra-urbain, mais aussi y cacher une dimension plus géogra- phique qui manque quelque peu au discours d’Henri Lefebvre, en dépit de la dichotomie ordre proche / ordre lointain qu’il propose, ces derniers vocables recouvrant une réalité plus historique et sociologique que géographique. C’est du moins ce qui semble ressortir des propos d’Henri Lefebvre que nous citons ici, et contre quoi nous souhaitons vous mettre en garde.

65

# LEFEBVRE Henri. Le droit à la ville, Paris, Anthropos, coll. Points Civilisation, 1968, pp. 53-54

66

# LÉVY Jacques. Europe. Une géographie. Hachette, 1997, p.275

67

# GHORRA-GOBIN Cynthia. La ville américaine. Espace et société, Paris, Nathan, coll. Géographie 128, 128 pages, 1998, p. 91.

labyrinthe qui exercent sur l’homme de la ville leur magnétisme, ce sont elles qu’il revisite indéfi- niment, le pourtour tendant à ne plus figurer qu’un écran protecteur, une couche isolante dont le rôle est d’enclore le cocon habité, d’interdire toute osmose entre les campagnes proches et la vie purement citadine qui se verrouille dans le réduit central. »68

Centrale, la ville l’est donc par l’identité qui s’en dégage, par le sentiment d’appartenance qu’elle suscite, autant que par son contenu. Mais seul ce dernier forge cette identité. Celui-ci n’est pas seulement une marque de différenciation de la ville par rapport aux campagnes, ni même une marque d’une main-mise urbaine sur une aire d’influence, mais est tout autant un phénomène in- terne à la ville. Jean Rémy, dans La ville, phénomène économique, rappelle cette autonomie urbaine, à travers l’exemple de la fonction commerciale et de l’artisanat :

« Le commerce et l’artisanat naissent exclusivement pour servir la demande urbaine69. Il ne s’agit pas d’une fonction économique que joue la ville pour la région ; celle-ci est, au contraire, exploitée par la ville qui y trouve ses revenus principaux. De ce fait, la ville, surtout si elle acquiert un marché interne d’une certaine dimension, peut offrir un grand nombre d’équipements, créer un « genre de vie » qui lui est propre et qui valorise, sur le plan du bien- être, un certain niveau de revenu. Cette exclusivité qui fait de la ville une unité spécifique de consommation, y attire les populations à haut niveau de vie, même si leur présence n’y est pas re- quise par une activité professionnelle. »70

La présence de ces fonctions, plus qu’une simple accumulation qui placerait la ville au- dessus des campagnes, est un des fondements des structures de population et des modes de vie urbains. C’est donc que ces fonctions qualifiées d’urbaines sont plus que des fonctions qu’on trouve en ville mais qu’indubitablement elles participent à la dimension urbaine d’un espace.

2.1.2

La ville, espace central

Le rapprochement d’un lieu spatialement circonscrit -la ville- et d’un concept (et par conséquent d’une notion plus qualitative) -la centralité- suppose de voir ce qui peut dans le premier être révélateur du second. C’est-à-dire qu’il s’agit d’envisager en quoi la ville est un lieu de centrali- té, plus que de voir en quoi la centralité est un phénomène spécifiquement urbain. Ceci justifie la réflexion préalable en cours sur le contenu du fait urbain et la définition de la ville. Il ne s’agit pas pour nous de refaire toute la démarche cognitive sur l’origine et le fondement même de la ville : il

68

# GRACQ Julien. La forme d’une ville, José Corti, 1985, p.3. Il est à noter que Julien Gracq est géographe de formation, discipline qu’il a longtemps enseignée, et que cela transparaît assez fréquemment dans ses romans et essais.

69

Cette vision par Jean Rémy d’une ville repliée sur elle-même est contraire aux propos de Marcel Roncayolo énoncés tantôt. Nous pensons personnellement que ce caractère exclusif des fonctions urbaines, telles le commerce et l’artisanat, est quelque peu illusoire : certes les fonctions urbaines sont aussi et surtout faites par et pour les citadins, mais en aucun cas les ruraux n’en profitent pas et sont mésestimés. Il nous faut plutôt voir une complémentarité entre les propos de M. Roncayolo et de J. Rémy qu’une contradiction.

nous faut juste voir à travers quelques approches choisies du signifiant urbain, quels peuvent être les invariants et les faits qui servent notre cause, c’est-à-dire qui lient villes et centralités.

2.1.2.1

Centralité urbaine : un pléonasme ?