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Réhabiliter la fonction sans risque fonctionnaliste

$ Les conditions de la lisibilité

1.2. Structure des centralités : la place de la fonction

1.2.2 Réhabiliter la fonction sans risque fonctionnaliste

1.2.2.1

Ordre et réciprocité

Le constat d’une nécessaire réciprocité entre éléments infrastructurels et éléments immaté- riels est somme toute incontournable. Pourtant, lorsqu’il va s’agir d’appréhender les éléments centraux d’un espace, nous serons nécessairement confrontés à des éléments matériels d’une part et immatériels d’autre part, qu’il nous sera difficile d’appréhender de front dans une totale harmonie. D’ailleurs Guy Di Méo, lorsqu’il justifiait sa partition par « commodité analytique », comme nous venons de le voir, ne disait pas autre chose.

Dès lors, nous allons devoir dissocier dans notre analyse éléments fonctionnels et élé- ments immatériels. Nous allons devoir, et c’est déjà ce que nous faisions, même si nous ne l’annoncions pas encore en ces termes -à dessein- faire précéder l’analyse de la centralité fonction- nelle, sur celle de la centralité efficace. Simplement, il nous faudra d’emblée être conscient du fait que ce schéma d’analyse ne correspond qu’à une finalité pratique. En effet, il ne s’agit pas de dire, la fonction nous permet de saisir une centralité, et ensuite d’envisager les éléments qui sanctionnent sa lisibilité, et de dire que la résultante en est la centralité efficace. Cette dernière est plus qu’un correctif de l’immatériel sur le matériel : elle est confrontation d’une centralité matérielle et d’une centralité immatérielle. Si l’immatériel n’était que correctif, il n’aurait pas en effet d’existence propre.

Se préoccuper de centralité, c’est donc plus que se concentrer sur les éléments fonction- nels d’un lieu, c’est reconnaître la vraie valeur d’un lieu apportée tout aussi bien par les éléments matériels qu’immatériels.

1.2.2.2

Quel crédit accorder à l’accumulation ?

En étudiant un contenu fonctionnel et en lui attribuant une centralité, on s’accorde à ne considérer que l’infrastructure. C’est là une étape nécessaire : pour comprendre une fonction ne faut-il pas avant tout en analyser les rouages comme si ceux-ci ne pouvaient qu’être bien huilés ? C’est bien entendu considérer que la fonction vit repliée sur elle-même, se suffit à elle-même, répond à des besoins matériels.

Mais de ce fait, l’étude fonctionnelle a vite fait de devenir étude fonctionnaliste. C’est alors que la fonction devient mécanique ; c’est alors que la fonction ignore les aspects sociaux et humains. Considérer l’infrastructure prise isolément, c’est reconnaître une mécanique fonctionnelle,

tout en occultant toute dimension sociale de la fonction. L’étude de la centralité reposerait alors sur la confrontation d’entités fonctionnelles, sur leur mise en relation (complémentarité, concurrence), sur leur accumulation. Mesurer la centralité ce serait donc opérer la classification de fonctions et par le jeu de pondérations et de l’accessibilité leur accorder une force et une emprise spatiale.

Mais ne voulons-nous pas demander trop à la fonction ? Ne voulons-nous pas chercher dans la fonction ce que nous ne saurions trouver par d’autres biais ? En effet, nous ne pouvons qu’être conscients du fait que rechercher les lieux de centralité par les seules activités, revient à en limiter la portée à leur fonctionnalité, en faisant abstraction de toute la symbolique, de toutes les conceptualisations diffuses véhiculées par la centralité. Certes, Jean Samuel Bordreuil mettait déjà ses lecteurs en garde :

« L’analyse fonctionnelle offre un socle solide à l’étude du centre. Elle permet de pro- duire, de soutirer de la différence (du central et du non-central) à la continuité spatiale, de faire apparaître des limites, des dénivellations, là où la morphologie de la ville ne permet pas de tran- cher. Mais peut-être ce socle est-il trop solide et cette analyse trop tranchante. Ou bien plutôt, il semble que l’analyse fonctionnelle, celle qui recense et cartographie les « fonctions centrales » manque son objet, nous voulons dire son but, qui est de redoubler dans l’objectif l’aperception subjective de la réalité centrale. »52

Redoubler par l’approche matérielle une aperception subjective, appréhender par l’infrastructure l’insaisissable superstructure… Ce leitmotiv de la fonction toute puissante peut effectivement sembler déplacé. Mais est-ce réellement notre objectif ? Même si nous nous efforçons de disséquer la centralité, comme autant de strates qui composent le vécu d’une même réalité, il nous faut reconnaître que nous ne sommes pas uniquement en présence de fonctions, entendues au sens d’éléments matérialisés forts, mais de tout un magma social, économique, culturel pas forcé- ment palpable. On n’a d’ailleurs pas nécessairement conscience de tous ces éléments immatériels qui ont pourtant leur prégnance forte, que l’on ne perçoit réellement que lorsqu’on vient, plus ou moins par hasard, à les faire disparaître. Ce constat est vérifiable dans tout espace, même si l’examen de certains cas urbains a permis de mieux saisir cette complexité urbaine insoupçonnée.

C’est ainsi ce qu’a pu faire Charles Goldblum à travers l’exemple de Singapour :

« Quant au tissu ancien –siège des anciennes populations ethniques et professionnel- les– il était, jusqu’au milieu des années 1980, communément considéré (…) comme un vaste « slum », voué à la disparition (n’oublions pas qu’une même attitude prévalait, dans les années 1950, pour la majeure partie de l’actuel Marais parisien). Or, avec sa disparition, ce sont aussi les divers plans de centralité53 que le centre-ville admettait qui sont éliminés sur le mode volonta- riste : centre des affaires et des grands magasins de nouveautés près de Raffles Square (…), centre des mondanités citadines (…) ; mais aussi centres multiples des réseaux ethniques asiati- ques et notamment du réseau chinois, décrivant une géographie imaginaire de la Chine du Sud dans le découpage des quartiers et des rues (chaque groupe ethnique ou sub-ethnique trouvant,

52

# BORDREUIL Jean Samuel. La production de la centralité urbaine, thèse de doctorat d’Etat de sociologie soutenue à Toulouse en 1987, service de reproduction des thèses de Lille, p.44

dans le mode de « fabrication » de la ville, les modalités d’un marquage territorial spécifique, bien que pris dans la trame relativement uniforme des compartiments). »54

Ne se référer qu’à la fonctionnalité ne relèverait alors que de la caricature, aux éléments théoriques soulignés par Jean Samuel Bordreuil, et conformément à l’exemple urbain emprunté à Charles Goldblum ? A priori, puisqu’il ne s’agirait que de percevoir avec des contours nets, une réalité qui nous échapperait dans ses aspects subjectifs. Devrions-nous donc justifier ces centres subjectifs, plus que véritablement chercher à percevoir des lieux de centralité ? Une assertion aussi tranchée n’a peut-être pas de fondement réel. Outre la démarche elle-même, faire reposer la recher- che de lieux de centralité sur la seule analyse fonctionnelle peut sembler risqué. Croire que le but de la recherche des « fonctions centrales », ne serait que de « redoubler » une réalité subjective, (c’est- à-dire montrer par la matérialité, une même réalité qui pourrait être perçue par d’autres biais) c’est peut-être là aussi caricaturer. En effet, on peut être tenté de dire que l’examen des fonctions en dit assez long, pour qu’on puisse s’affranchir de toute autre approche, sociologique55 par exemple ; mais le but d’un tel examen n’est pas d’obtenir l’homothétie d’une réalité quelconque, mais sim- plement de se demander en quoi la fonction est représentative de quelque chose sans considérer cela comme un acquis indiscutable. La fonction n’est pas le double d’une réalité sociale pleine, elle

n’est qu’une clef parmi d’autres permettant de s’en approcher.

Il est vrai qu’accorder une telle responsabilité à l’étude fonctionnelle, cela serait tenter de lier artificiellement centralité, centralité apparente, centralité efficace, en mettant la fonction comme révélateur de phénomènes qui ne lui seraient imputables. Plus qu’un primat de la fonction, ce serait à l’inverse une étude de la fonction par défaut, « sa » centralité somme toute, semblant bien être la matérialisation de quelque chose… Le rôle de la fonction serait simple reflet ou élément déterminant. Mais, dans les faits, quel que soit ce rôle accordé à la fonction, il s’agirait bien de procéder à une démarche fonctionnaliste. Ce serait nécessairement oublier cette réciprocité entre infrastructure et superstructure, entre matériel et idéel, entre centralité et centralité efficace. Cela serait oublier qu’il n’y aurait de décrochage entre la centralité et la centralité efficace si la fonction était omnipotente ou à défaut si représentative. Les raisons des décrochages entre centralité et centralité efficace sont est bien à rechercher ailleurs que dans la simple appréhension de cumuls fonctionnels.

Certes, nous regrettons le fait de croire en la prégnance de centres, établie par un constat qui accorde la toute puissance à des éléments matérialisés forts. Dire qu’un centre commercial est un espace fort dans la ville, c’est certes facile puisque évident, le centre commercial étant là, physi-

54

" GOLDBLUM Charles. « Singapour : un « Japon de l’urbanisme » ? Maîtrise de la ville et centralité urbaine » in La Maîtrise de la ville. Urbanité française, urbanité nippone, Paris, Editions de l’EHESS, sous la direction d’Augustin BERQUE, 1994, p. 325.

55

Il est vrai que Jean Samuel Bordreuil semble s’efforcer dans sa thèse d’envisager les faiblesses des démarches géogra- phiques d’approche des centralités urbaines, afin de cautionner l’intervention du sociologue dans ce débat… Nous nous garderons bien d’approuver toute prise de parti qui vise à privilégier telle ou telle discipline, y compris celle à laquelle cette thèse « se rattache ». En effet, une telle complémentarité entre disciplines s’exerce qu’il est impossible de condamner l’une sans compromettre l’autre… D’ailleurs, nous approuvons par ailleurs, la démarche du sociologue J-S Bordreuil, qui sert beaucoup notre propos.

quement présent, drainant des chalands nombreux, mais cela ne jauge en rien la centralité induite

par ce lieu… Et maintenant, nous prétendons déceler des lieux de centralité, plus pertinents, plus fiables, plus objectifs, en nous appuyant sur des activités, sur des éléments matériels… C’est là une apparente contradiction.

Mais n’est-ce pas plus fiable de percevoir un tout comme étant la résultante de la cristalli- sation de facteurs et éléments diversifiés, que de percevoir un magma plus ou moins informe auquel on essaie a posteriori de donner quelque logique ? L’approche fonctionnelle semble donc inévita- ble ; sans elle, nous ne mesurerions pas la centralité. Mais elle est néanmoins insuffisante, puisque seule la centralité efficace est réalité.

Nous pouvons donc retenir plusieurs choses de cette double approche :

- D’une part les lieux de centralité mis en exergue par la quête des centralités ne vont pas nécessairement avoir une réalité qui corresponde à celles des centres, et ne doivent de ce fait en aucun cas cautionner des apparences.

- D’autre part, faire émerger des lieux de centralité a donc pour but de nous faire prendre conscience des similitudes mais aussi des écarts entre perception subjective et analyse plus fine du potentiel.

1.2.2.3 Etre fonctionnel

C’est seulement si l’on considère autrement la fonction que comme une simple accumula- tion qu’on pourra pleinement percevoir son impact réel. L’accumulation ne saurait nous donner qu’une centralité potentielle et théorique. Dès lors, accorder une place à la forme prise par la fonc- tion, à son ouverture sur la société, c’est-à-dire s’intéresser à ce lien entre l’infrastructure fonctionnelle et des réalités moins palpables, c’est redonner sens à ce qui sans cela ne resterait que modèles théoriques infructueux.

De ce fait, en ne nous limitant pas à la fonction mais en cherchant à voir ses interactions avec les représentations, avec les perceptions, bref, avec le vécu, dévalorisons-nous ce rôle de la fonction ? Déroger au fonctionnalisme strict, est-ce minimiser le poids de la fonction ? Bien au contraire, c’est grâce à son ouverture sur le monde que la fonction ne reste pas un simple soubasse- ment matériel mais devient un objet appropriable et approprié. C’est-à-dire qu’il faut convertir l’objet fonctionnel en un objet reconnu grâce aux actions qu’il suscite, grâce aux évènements qu’il génère, et non pas par sa seule matérialité. Si l’objet fonctionnel est source de l’action, cette der- nière en est l’élément de reconnaissance qui contribue à sa lisibilité. Objet matérialisé, l’élément fonctionnel l’est indubitablement mais il devient objet, en tant que but de l’action qui le dévoile. De ce fait, l’élément fonctionnel est objectif et support, but et cause, et de ce fait perd son simple rôle de support de l’action. Ceci au point qu’on en vient à se demander si c’est l’événement qui crée la fonction en concrétisant un processus, où s’il n’intervient que comme simple révélateur de la fonc- tion :

« Un événement est le résultat d’un faisceau de vecteurs conduit par un processus, et apportant une nouvelle fonction au milieu pré-existant. Mais l’événement n’est identifiable que lorsqu’il est perçu, c’est-à-dire quand il se parfait et se complète. (…)

L’action n’a pas lieu sans objet ; et elle finit par se redéfinir comme action et par redé- finir l’objet. »56

Là encore, on retrouve toute la réciprocité précitée, avec ses ambiguïtés et ses difficultés d’approche. La réciprocité infrastructure/superstructure énoncée par Guy Di Méo, semble reformu- lée en binôme objet/action chez Milton Santos. Et reconnaître que la fonction ne saurait se résumer à un immuable constat matériel, c’est savoir passer outre l’objet et savoir appréhender les éléments actifs qui viennent façonner son impact réel. L’approche de la centralité fonctionnelle n’a de raison d’être que comprise que comme un objet inerte qu’il faudra impérativement rendre actif pour lui donner sens. Cette encombrante réciprocité est donc la condition pour que la fonction devienne utile et opératoire, la condition pour que de fonctionnaliste l’étude des fonctions devienne fonctionnelle. A trop vouloir étudier la fonction, on en oubliait pour qui elle était faite. Vouloir cerner la centralité risque de faire sous-estimer la centralité efficace.

On peut donc pleinement étudier la fonction sans tomber dans le déterminisme matéria- liste ou le systémisme fonctionnaliste. Pour ce, il suffit de se rappeler que les fonctions sont outre un cumul, des objets qui ont une forme, une personnalité qui influent sur leur acceptation. Autant d’éléments qui sont à percevoir dans la recherche de la centralité efficace et qui ne l’étaient pas dans l’approche de la centralité.