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Des lieux centraux aux archipels

Chapitre Premier Lieux marchands et centralités urbaines : de trop faciles lectures C

2.2. Où comment nier l’évolution des paysages et des pratiques commerciales

2.2.3 Des lieux centraux aux archipels

La théorie des lieux centraux, par son caractère systémique, n’était en rien en contradic- tion avec les logiques commerciales régulées et encadrées de la grande distribution. On peut même établir de nombreux parallélismes entre formes commerciales issues de la grande distribution, et localisation marchande.

En effet, quels sont les principaux éléments mis en avant par la théorie des lieux cen- traux ? D’une part, on note une régularité de la répartition des centres, d’autre part, ce système s’appuie sur une hiérarchisation de la taille et du contenu de ces centres. La hiérarchisation des lieux marchands dans la ville développée par Brian Berry356, reconnue comme la meilleure adaptation de la théorie des lieux centraux au commerce de détail357, n’est en rien contradictoire avec la régularité de la grande distribution. D’ailleurs, elle est contemporaine de l’important essor de la grande distri- bution, déjà bien avancé aux Etats-Unis et en plein développement en Europe. Si Berry définissait différents paliers dans la taille des regroupements commerciaux en fonction de leur aire d’influence, il est intéressant de souligner l’existence d’un tel formatage dans la gamme des formules commer-

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A noter cette mythification du rôle de ce personnage qui aurait « formé » tous les futurs grands de la distribution en France.

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# MOATI Philippe. L'avenir de la grande distribution, Paris, Odile Jacob, 2001, p.15

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# BERRY Brian. Géographie des marchés et du commerce de détail, Paris, Armand Colin, coll. U2, 1977 (édition originale en langue anglaise en 1967), 255 pages.

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Application déjà évoquée en première partie, puisque nous nous en sommes même servi pour souligner l’intérêt de privilégier des exemples urbains permettant d’apprécier aux mieux les différents paliers de concentration marchande.

ciales proposée par les groupes de grandes distribution généraliste. Au niveau du « coin-de-rue »358 pourrait correspondre le commerce généraliste de proximité (épicerie), au niveau du « bloc » la supérette, au niveau du « quartier » le supermarché, voire à un niveau encore supérieur l’hypermarché.

La hiérarchisation des grands groupes succursalistes français est symptomatique de ce respect de paliers. Ainsi le groupe rémois Radar SA359 comptait en 1985, peu avant sa disparition360, 1123 succursales à l’enseigne Radar Junior, 174 supérettes à l’enseigne Radar Super ou Radar Junior, et 135 supermarchés aux enseignes Radar Maxi ou Radar Super361. On pourrait aussi citer le groupe Carrefour-Promodès, dont la récente fusion a été marquée par la suppression de certaines enseignes362, afin de présenter une hiérarchie là encore cohérente (par taille croissante : 8 à Huit, Marché Plus / Shopi, Champion, HyperChampion, Carrefour).

En revanche, là où la grande distribution a remis en cause les schémas de localisation hié- rarchisés, c’est quand de même logiques commerciales ont été adaptées à autre chose qu’à des formes marchandes « gigognes ». Le tournant est pour nous l’immixtion des grandes surfaces spécialisées, suite à la réussite de l’hypermarché, qui, bien qu’étant une forme commerciale résolu- ment nouvelle n’en coiffait pas moins sans trop de dommages une pyramide généraliste, expression commerciale d’une hiérarchisation harmonieuse de lieux centraux dans la ville.

Ce décrochage de la réalité économique des schémas d’analyse spatiale récurrents de- meure, à notre avis, sous-estimé. Il est vrai qu’il a pu passer presque inaperçu tant la prolongation de logiques de grande distribution issues du fordisme semblait ne pas remettre en cause un système bien rodé. On a néanmoins abondamment souligné l’amplification du phénomène d’entrées de villes, voire communément admis l’existence de concentrations de commerces spécialisées, mais cette remise en cause formelle des zones marchandes n’a pas entraîné une réelle révision des analy- ses de localisation commerciale intra-urbaine. Pourtant, si l’analyse spatiale n’a, semble-t-il que peu pris acte de ce qui ne semblait pas véritablement un changement structurel mais une simple évolu- tion des formules marchandes, des prises de conscience existent. Elles émanent pour l’essentiel de géographes ou sociologues qui s’intéressent à la ville émergente, et, ne datent tout au mieux que de quelques années. Ainsi, Jean Samuel Bordreuil est un de ceux qui soulignent le mieux cette nou- velle perception des échelles intra-urbaines à la lueur des évolutions des formes fonctionnelles. Dans un article d’ailleurs intitulé « Changement d’échelle et/ou changement de formes » paru dans les Annales de la Recherche Urbaine en 1999, lorsqu’il annonce la faillite du « « cursus » chistal-

lérien qui stipulait qu’un noyau urbain ne peut prétendre atteindre un rang déterminé qu’après

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Nous reprenons là la terminologie de Brian Berry telle qu’elle apparaît sur la figure présentée en première partie.

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Fondé en 1887 sous le nom de « Docks Rémois »

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Racheté par Félix Potin en 1986, entreprise elle-même mise en liquidation en décembre 1995.

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Remarquez que si la hiérarchie Junior / Super / Maxi est cohérente sur le papier, l’existence de supérettes Radar Junior et de supermarché Radar Super prouve la difficulté d’établissement de seuils rigides. Mais nous aurons l’occasion de revenir sur cette délicate notion de seuil.

avoir montré sa capacité à tenir le rang immédiatement inférieur »363. Si parler de « cursus » nous semble peut-être délicat, l’aspect temporel nous paraissant moins évident que l’aspect spatial, l’idée de hiérarchisation demeure. Pour ce qui est de l’urbanisme commercial, Thierry Fellemann et Ber- nard Morel proposent la notion d’archipels commerciaux, expression qui semblerait particulièrement bien adaptée aux nouvelles concentrations de commerces non hiérarchisées364. Il est vrai que ceux qui s’intéressent à la ville émergente, bien qu’ils remettent clairement en cause la théorie des lieux centraux, continuent volontiers à utiliser un vocabulaire quasi anachronique. Ainsi, l’emploi de la formule centralités périphériques contribue ainsi tout autant à discréditer les nouvel- les centralités, amoindries par cette fâcheuse oxymore, que celui des expressions de centralités

secondaires (L. Devisme365) ou de centres directionnels annexes (P. Claval366) laissant entendre que les centralités historiques garderaient le statut de centralités principales. Ce nouvel apport concep- tuel de T. Fellemann et B. Morel est donc bienvenu, puisqu’il permet de mieux marquer le changement.