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La suite de ce chapitre est consacrée à l'examen de plusieurs versions de la méca- nique, telles qu'elles ont été exprimées dans des présentations explicites. Cet examen va me permettre à la fois d'étayer l'hypothèse des versions au moyen d'exemples par- ticuliers, et d'éclairer le problème historiographique de l'attribution des diérentes formulations d'aujourd'hui à certains acteurs de l'histoire de la mécanique.

Rappelons ce problème. Les formulations standard présentées au chapitre 2 dif- fèrent en plusieurs points des travaux historiques des savants dont elles portent les noms. Prenons pour commencer l'exemple de la formulation newtonienne : elle est aujourd'hui exprimée en langage vectoriel et à l'aide d'équations diérentielles, alors que toutes les démonstrations des Principia sont faites en langage géométrique et non à l'aide du calcul diérentiel ; bien que les trois axiomes du mouvement que l'on a retenus comme les principes de la mécanique newtonienne gurent en tant que tels dans le texte de Newton, la deuxième loi n'y apparaît pas sous sa forme diérentielle aujourd'hui standard, et la force et l'accélération n'y sont pas représentées par des quantités vectorielles (Newton, 1687, p. 11). Comme l'a montré Michel Blay (1992), c'est à Pierre Varignon (1700a,b) que l'on doit une réécriture des principes newtoniens à l'aide du formalisme diérentiel, mis au point par Leibniz.9

9Pour une histoire de la mécanique newtonienne, voir (Dugas, 1950; Blay, 1992, 1995, 2002, 1993;

104 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions C'est d'ailleurs cette rupture avec la mécanique more geometrico de Newton qui marque, selon Michel Blay, la naissance de la mécanique analytique.10 En eet, Mi-

chel Blay (1995, p. 108) arme que la réécriture diérentielle de Varignon  n'est pas qu'une aaire de langage , et qu'elle s'accompagne d'une  profonde refonte concep- tuelle  de la théorie, par l'introduction des notions de vitesse dans chaque instant et de force accélératrice dans chaque instant.

Je ne développerai pas ici la question de la relation entre la présentation de New- ton et la formulation newtonienne, ni celle de l'apport conceptuel de Varignon.11 Je

souhaite simplement, par cet exemple, suggérer le lien, que le reste de ce chapitre vise à étudier en détail, entre le jugement historique porté sur la contribution de tel ou tel acteur du développement de la mécanique et l'adoption d'une certaine version de cette théorie : ce jugement porté par Michel Blay repose sur une certaine dénition de la mécanique analytique, à la lumière de laquelle il situe le moment où une au- thentique nouveauté conceptuelle est introduite. Autrement dit, c'est la manière dont l'historien Blay comprend la mécanique  c'est sa version de la mécanique  qui le conduit à juger que l'apport de Varignon est conceptuel et non une simple réécriture formelle des principes newtoniens. Ainsi, en raison même du fait que le développement historique de la mécanique ne consiste pas en des changements logico-empiriques, et est, en ce sens, purement formel, l'historien jugera que la nouveauté introduite par tel ou tel acteur de son histoire est authentiquement conceptuelle ou non en fonction de sa propre version de la mécanique et de la manière dont il évalue la diérence entre ses formulations.

C'est à un examen approfondi de la manière dont ce problème se pose pour le cas de Lagrange  et non de Newton  que la suite de ce chapitre est consacrée. Je ne chercherai pas tant à répondre à la question de l'apport authentique de Lagrange à la mécanique et à la légitimité de l'attribution de son nom à l'une des formulations analytiques d'aujourd'hui qu'à mettre en lumière, par un examen de la manière dont certains y ont eectivement répondu  implicitement ou explicitement , la diculté de trancher nettement entre développement formel et avancée conceptuelle.

J'ai choisi de me concentrer sur le cas de Lagrange et de la formulation lagran-

10Pour une histoire du calcul innitésimal et de la naissance de la mécanique analytique, voir

(Blay, 1992, 2002).

11Signalons cependant que, malgré cette diérence de forme mathématique (démonstrations géo-

métriques versus équations diérentielles), on peut, contre la thèse de Michel Blay, armer que cette nouveauté mathématique n'est pas le signe d'une version très innovante, dans la mesure où les démonstrations géométriques de Newton avaient probablement une valeur pédagogique, et où on peut lui attribuer une représentation en termes de calcul diérentiel, dont il se dispute la paternité avec Leibniz.

La notion de version 105 gienne pour plusieurs raisons. En premier lieu, notons que ce choix n'est pas vérita- blement exclusif : étudier la version qu'un individu a de la mécanique lagrangienne, c'est étudier, par cette  fenêtre , la manière dont il se représente l'ensemble de la mécanique et l'articulation de ses diérents principes.

Par ailleurs, contrairement au cas de la mécanique newtonienne, les diérences de langage mathématique entre la présentation de 1788 et la formulation lagrangienne actuelle sont négligeables. En conséquence, le problème est assez diérent. D'une part, les diérences entre la présentation de Lagrange et la formulation lagrangienne semblent moindres que dans le cas de la formulation newtonienne, puisque les équa- tions lagrangiennes du mouvement ont à peu de choses près la forme que leur donnait Lagrange ; elles sont, comme on le verra, plus diciles à caractériser d'emblée comme des diérences  formelles . D'autre part, le problème de la réécriture des principes de Newton par Varignon  et celui, corrélatif du  newtonianisme  de Newton  est un problème d'histoire conceptuelle qui ne concerne pas la manière dont on com- prend aujourd'hui la mécanique et ses diérentes formulations, dans la mesure où la présentation géométrique de Newton n'est plus utilisée depuis la réécriture vari- gnonienne. En revanche, les diérentes manières de comprendre et de présenter la formulation lagrangienne posent non seulement une question d'histoire conceptuelle, mais aussi des questions relatives à la compréhension que les diérents individus, y compris après Lagrange, ont de la mécanique analytique.

On considère, et c'est la raison principale de mon choix, que Lagrange est le père de ce que l'on appelle  mécanique analytique   le titre même de son ouvrage de 1788 semble autoriser ce jugement. Cependant, la dénition de l'expression  mécanique analytique  est elle-même assez variable. Aujourd'hui  mais il n'en a pas toujours été ainsi , on considère souvent que les traits distinctifs les plus remarquables de la mécanique analytique sont de reposer sur un principe variationnel et d'être une mécanique de l'énergie, et non de la force. Or, comme l'analyse de la version de Lagrange le montrera, cette assimilation entre mécanique analytique (lagrangienne), mécanique variationnelle et mécanique énergétique est loin d'aller de soi.

Dans la section 3, j'examine la version de Lagrange, telle qu'elle ressort de la Méca- nique analytique de 1788. Le statut qu'il accorde aux diérents principes, ainsi que le jugement explicite qu'il porte sur sa propre contribution à l'histoire de la mécanique, me conduiront à remettre en question la légitimité de l'attribution de la formulation lagrangienne actuelle à Lagrange. Cette conclusion, comme on le verra, est d'ailleurs conforme au jugement de plusieurs historiens et de certains des successeurs de La- grange (comme Hamilton), qui considèrent que Lagrange a essentiellement procédé à un développement formel de la mécanique, et non à une refonte conceptuelle.

106 Chap. 3. Architecture des principes et versions des philosophes postérieurs à Lagrange et à Hamilton  en particulier au cours du dix-neuvième siècle  me permettra de nuancer cette dernière conclusion. On verra en eet que, selon leur version de la mécanique et, plus précisément, selon le statut et la signication qu'ils accordent à la mécanique analytique (lagrangienne), ils n'évaluent pas de la même manière les diérences entre formulations et ne tracent pas la même frontière entre elles ; cela débouche, comme on le verra, sur des jugements diérents à propos de la contribution historique de Lagrange.

3 La version de Lagrange (1788)

Lagrange est généralement considéré comme le père de la mécanique analytique. Comme on l'a vu, cette dernière se distingue de la mécanique newtonienne sous plusieurs aspects. Les équations de la mécanique analytique, sous leur forme lagran- gienne ou hamiltonienne, représentent l'état des systèmes mécaniques au moyen de coordonnées généralisées ; on peut les obtenir à partir d'un principe variationnel  le principe de Hamilton  et elles gouvernent la dynamique des systèmes au moyen d'une quantité scalaire qui a la dimension d'une énergie.

Plusieurs raisons justient que l'on attribue à Lagrange la paternité de la mé- canique analytique ainsi conçue. Celui-ci, à la suite d'Euler, a en eet apporté une contribution majeure au développement du calcul variationnel.12 Il est notamment

connu pour avoir donné la première formulation mathématique rigoureuse et dépour- vue de toute signication métaphysico-théologique du principe de moindre action13,

susamment générale pour n'être pas restreinte, comme celle d'Euler, aux systèmes

12Pour une histoire du calcul variationnel, voir (Dahan-Dalmedico, 1988, 1990; Fraser, 1983, 1985b,

1994, 1997; Barroso Filho et Comte, 1988; Panza, 1990, 2003; Galletto, 1991; Barroso Filho, 1994; Martin-Robine, 2006; Goldstine, 1980).

13Pour une histoire du principe de moindre action, voir (Pulte, 1989; Martin-Robine, 2006). Ce

principe était initialement destiné à orir un fondement métaphysique ou théologique à l'ensemble de la physique, permettant de fournir des explications par les causes nales et non par les seules causes ecientes. La première formulation de la mécanique au moyen d'un tel principe a été proposée par de Maupertuis (1746). L'action y est alors dénie comme le produit de la masse, de la vitesse et de la distance (mvs). Le manque de rigueur de cette dénition a été souligné maintes fois, et personne ne prétend aujourd'hui que le principe de Maupertuis est authentiquement scientique. Cependant, comme le note Anouk Barberousse (2008), il permet malgré tout d'introduire un nouveau concept, celui d'action, dans la mécanique, et d'ouvrir la voie à une formulation de la mécanique qui se passerait de la notion de force, jugée douteuse. En outre, comme le montre Maël Pegny (2005), à la suite de Helmut Pulte (1989), l'inuence de Maupertuis sur les travaux d'Euler est loin d'être négligeable ; l'opposition classique entre un Maupertuis dont les seules motivations sont théologiques et un Euler appliquant une méthode scientique rigoureusement inductive est à nuancer. À ce sujet, voir (Pegny, 2005), qui examine en détail les motivations d'Euler.

La version de Lagrange 107 conservatifs.14En distinguant une forme étroite  restreinte aux systèmes conservatifs

 et une forme générale du principe, Lagrange permet non seulement de déduire de ce principe des solutions à des problèmes particuliers (en déduisant des fonctions) mais également un système d'équations diérentielles équivalentes aux équations newto- niennes (connues aujourd'hui sous le nom d' équations d'Euler-Lagrange ). Ces équations prégurent les équations aujourd'hui appelées  lagrangiennes  qui sont au centre de la formulation lagrangienne actuelle, dans le cadre de laquelle elles sont déduites d'un principe variationnel, le principe de Hamilton, et formulées, comme lui, au moyen d'une fonction scalaire L (appelée  lagrangien ) qui a la dimension d'une énergie.

Pourtant, la version de la mécanique exprimée par Lagrange (1788) est assez dif- férente de celle que suggèrent la formulation lagrangienne et l'opinion générale qui la range dans la classe des formulations variationnelles  c'est-à-dire des formulations de la mécanique qui sont fondées sur un principe variationnel. Un examen de l'archi- tecture logique de la Mécanique analytique, ainsi que des jugements explicites portés par Lagrange sur le statut des diérents principes et sur sa propre contribution au développement de la mécanique révèle en eet un Lagrange bien plus newtonien  ou, plus précisément, d'alembertien  et attaché à une mécanique de la force que l'association de son nom à celui de la mécanique variationnelle ne le laisse imaginer. Autrement dit, comme on va le voir, si Lagrange est bien le père de la mécanique analytique, l'assimilation de cette dernière à une mécanique variationnelle dont le concept central est l'énergie ne va pas de soi.15