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Pour Hertz, armer que les images doivent être en accord avec les lois de la pensée signie qu'elles doivent être conformes aux lois logiques, qu'il considère universelles et éternelles ; en conséquence, la question de ce qu'il appelle l' admissibilité logique  (voir chapitre 3, page 136) d'une image peut être tranchée objectivement et pour toujours. C'est la raison pour laquelle une présentation parfaite des principes de la mécanique doit s'eorcer, autant que possible, de les débarrasser de toutes les  relations superues  dues à notre esprit et à son  mode de reproduction des objets . Le fait qu'une image porte la marque de l'esprit qui la produit est, pour Hertz, un signe d'obscurité, et non de clarté.

Pour Boltzmann, en revanche, le fait qu'il soit indispensable d'être en mesure de se former une image intuitive de nos théories n'est pas seulement dû à une limitation de notre esprit, c'est la condition même pour qu'une théorie soit intelligible  pour qu'elle joue son rôle d'outil de représentation et d'inférence et, ce faisant, pour qu'elle nous permette de comprendre les phénomènes. Les  lois de la pensée  auxquelles une théorie doit se conformer ne sont donc pas des lois logiques a priori et univer- selles, mais bien la manière particulière dont nous nous représentons les phénomènes. Or, selon Boltzmann, les lois de la pensée, ainsi conçues, ne sont pas éternelles : à l'idée kantienne du caractère a priori des lois logiques et des formes de l'intuition, Boltzmann oppose une conception que l'on a souvent qualiée de darwinienne, selon laquelle les lois de la pensée évoluent, au fur et à mesure des progrès de la physique et de la connaissance en général. Autrement dit, si les images que nous fournissent les théories portent la marque de notre esprit, c'est aussi parce que notre capacité à nous former de telles images est un produit de l'adaptation. En conséquence, selon Boltzmann, ce qui est intelligible aujourd'hui  ce que les agents cognitifs de l'époque de Boltzmann sont capables d'utiliser comme outil de représentation et d'inférence  pourrait cesser de l'être demain, si la découverte de nouveaux phénomènes empi-

11Pour plus de détail sur ce désaccord, et sur la dénition de la compréhension qui se dégage des

propos de Boltzmann, voir (de Regt, 1999). Pour la philosophie de Boltzmann, voir les références indiquées chapitre 3 (note 54, page 134).

Qu'est-ce qui fait qu'une théorie est intelligible ? 171 riques et les progrès de la science nous conduisaient à inventer de nouvelles formes de représentations.

Notons que ces réexions de Boltzmann trouvent un écho, quelques décennies plus tard, dans les propos de certains fondateurs de la mécanique quantique. Cette dernière, en remettant en cause la validité universelle des concepts classiques d'espace et de temps, bouleverse en eet les critères habituels d'intelligibilité des théories fournis par la physique classique. Son caractère  non intuitif , qui interdit de se représenter les objets physiques dans l'espace et le temps, conduit ainsi Heisenberg, entre autres, à redénir le  caractère intuitif  d'une théorie,  en le détachant de sa référence à la région de notre expérience habituelle  (Chevalley, 1998, p. 159, note 3). Comme Boltzmann, il propose, contre l'idée kantienne de leur validité a priori, une conception évolutionniste des formes de l'intuition :

Ces formes de l'intuition [...] ont fait leurs preuves dans le commerce de l'homme avec le monde12, et elles doivent leur validité précisément à ce fait.

[...] le fait que nous ne pouvons faire absolument aucune expérience autrement que dans ces formes de l'intuition [...] ne légitime pas la supposition que les formes de l'intuition restent inchangées à toutes les époques. L'existence de la théorie de la relativité montre au contraire déjà que nous pouvons et que nous de- vons ici aussi apprendre autrement, et l'on peut penser qu'à des époques futures la manière de faire des expériences et de les agencer sera dès le début diérente de la nôtre. Le biologiste Lorenz a soutenu qu'il faut considérer les formes de l'intuition comme des  schèmes innés  et les comparer à l'instinct d'action des animaux. Cette conception explique, d'une part, pourquoi ces formes de l'intuition forment pour nous la présupposition nécessaire de toute expérience [...]. D'autre part, le fait que ces formes de l'intuition  fassent leurs preuves  dans la réalité devient une condition de notre existence : seuls les êtres dont les formes de l'intuition s'ajustent bien à leur monde ambiant peuvent subsister dans le combat pour l'existence. (Heisenberg, 1942, pp. 356-357)13

Autrement dit, que la mécanique quantique semble inintelligible à une certaine époque ne signie pas qu'elle soit destinée à le rester. Le standard d'intelligibilité fourni par les théories classiques ne doit pas, en ce sens, être considéré comme universel et éternel.14

Il n'en reste pas moins que, à l'époque de Boltzmann, les modèles classiques sont les seuls qui soient intelligibles. Sur la base de sa conception évolutionniste des lois

12Je souligne.

13Je cite la traduction de Catherine Chevalley, indiquée en bibliographie.

14Sur la manière dont les fondateurs de la théorie quantique cherchent à rendre compte de l'impos-

sibilité de fournir un modèle classique de cette théorie, voir l'introduction et l'entrée  Images / Re- présentations intuitives  du glossaire de l'édition de Catherine Chevalley (1991) aux écrits de Niels Bohr (1961), ainsi que son introduction (Chevalley, 1998) à (Heisenberg, 1942).

172 Chap. 4. Que signifie  comprendre la mécanique classique  ? de la pensée, Boltzmann défend en eet, avec des physiciens anglais comme Maxwell (1890) et Kelvin (Thomson, 1884)15, que Duhem (1914, pp. 99-109) attaque vivement,

l'idée selon laquelle une théorie n'est intelligible  et donc ne fournit une image explicative des phénomènes  que si l'on peut en présenter un modèle mécanique. Cela signie qu'une théorie doit nous permettre de nous représenter les phénomènes comme des phénomènes mécaniques ; par exemple, elle doit pouvoir être exprimée, et utilisée pour représenter les phénomènes, au moyen d'équations qui ont la forme des équations de la mécanique.16

Je reviendrai, au chapitre 5 (sections 1.5 et 1.6), sur la notion de modèle mé- canique, et sur son lien avec la question de l'intelligibilité des théories. Il convient cependant, dès à présent, de souligner un point important. Comme je l'ai dit, Boltz- mann admet qu'une théorie qui n'est pas intelligible à son époque  parce que l'on ne peut pas en fournir un modèle mécanique  est susceptible de le devenir un jour. En conséquence, sa préférence pour les modèles mécaniques ne s'accompagne pas chez lui de la défense de l'hypothèse atomiste, selon laquelle le monde est eectivement constitué de matière et de mouvement. Armer que l'on ne comprend une théorie  et les phénomènes qu'elle explique  que si elle est conforme à notre manière de nous

15Ainsi, Thomson écrit :  Il me semble que le vrai sens de cette question : Comprenons-nous ou

ne comprenons-nous pas tel sujet de Physique ? est celui-ci : Pouvons-nous construire un modèle mécanique correspondant ?  (Thomson, 1884, p. 131, cité par Duhem, 1914, p. 102), et, plus loin :  Je ne suis jamais satisfait tant que je n'ai pu construire un modèle mécanique de l'objet que j'étudie ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas ; et c'est pourquoi je ne comprends pas la théorie électromagnétique de la lumière. Je crois fermement en une théorie électromagnétique de la lumière [...]  (Thomson, 1884, p. 270, cité par Duhem, 1914, p. 103).

16Notons que l'on peut s'interroger sur l'univocité de la notion de modèle mécanique, dans la

mesure où, comme on l'a vu, les équations de la mécanique peuvent elles-mêmes être présentées sous plusieurs formes diérentes. Maxwell, à propos de la méthode de Lagrange qui consiste à éliminer les forces de contrainte exercées sur un système, écrit ainsi :  En suivant les étapes de cette élimination, l'esprit doit exercer sa capacité de calcul, et doit donc se prémunir contre l'intrusion d'idées dynamiques. Notre but, au contraire, est de cultiver nos idées dynamiques. Nous protons donc des travaux des mathématiciens, et retraduisons leurs résultats depuis le langage de l'analyse (calculus) vers le langage de la dynamique, de telle sorte que nos mots puissent appeler une image mentale, non pas de quelque processus algébrique, mais d'une propriété des corps en mouvement.  (Maxwell, 1920, pp. 123-124) Si Lagrange a opéré un progrès formel remarquable, ses équations ont perdu en intelligibilité pour un esprit mécaniste comme celui de Maxwell. Autrement dit, il semble que les équations de Lagrange n'orent pas à strictement parler, selon Maxwell, un modèle mécanique des phénomènes. Cela s'accorde avec l'idée, que je défends, selon laquelle les diérentes formulations de la mécanique peuvent être décrites comme diérentes manières de la comprendre (comme diérentes versions). Voir à ce sujet les réexions de Jeremy Buttereld (2004), qui arme que l'image de la  matière en mouvement , généralement attribuée à la mécanique classique, n'en est qu'un modèle possible. On retrouvera ce problème au chapitre 5 (section 1.6.5).

Qu'est-ce qui fait qu'une théorie est intelligible ? 173 représenter les phénomènes, et si, par conséquent, on peut l'utiliser comme outil de représentation et d'inférence, n'implique pas que l'on croie que le monde est eecti- vement tel que cette théorie le représente.17 Autrement dit, les propos de Boltzman

peuvent être interprétés comme l'expression d'une thèse portant sur la nature des théories et de l'activité théorique plutôt que sur le monde.