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J'ai supposé, dans la dénition que j'ai proposée de la notion de version à la section 2 du présent chapitre, que la version de chaque individu est au moins partiel- lement déterminée par un ensemble de facteurs que l'on peut appeler  contextuels  et  psychologiques  : l'apprentissage qu'il a suivi, ses connaissances d'arrière-plan, mais également ses talents personnels, ses habitudes de raisonnement, ses engage- ments théoriques et ses préférences philosophiques. J'ai suggéré que, parmi les experts eux-mêmes, on peut distinguer diérents  types d'esprits  qui, tout en respectant

152 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions les relations logiques entre les concepts de la mécanique, ne les utilisent et ne les comprennent pas de la même manière.

L'analyse de la section 4 m'a permis de renforcer cette hypothèse, en montrant que les versions de la mécanique exprimées par diérents savants de la n du dix- neuvième et du vingtième siècles semblent elles-mêmes partiellement déterminées par des facteurs de ce type, auxquels nous avons un accès plus ou moins direct. Parmi eux, certains sont des choix philosophiques ou scientiques explicites, que l'on peut appeler, en empruntant cette expression à Amy Dahan-Dalmedico (1990), l' idéal scientique  de l'auteur ; d'autres relèvent de déterminants psychologiques dont le rôle est plus dicile à cerner, mais dont la prise en compte semble utile pour éclairer les divergences d'opinion.

L'idéal scientique de chaque auteur se caractérise par un ensemble d'exigences et de convictions philosophiques à propos de la nature et des buts d'une théorie scientique. Dans presque toutes les présentations que j'ai examinées, on a vu qu'un certain idéal de simplicité, d'économie, ou encore de généralité, est souvent invoqué pour justier diverses appréciations sur les diérents principes de la mécanique, sur les diérentes manières de les ordonner, et sur la contribution respective des acteurs de son développement historique. Cet idéal de simplicité, ainsi qu'un certain  esprit anti-métaphysique , pour reprendre les termes de Mach, quoique revendiqués par tous, peuvent cependant être compris diversement selon les cas, et donner lieu à des conceptions divergentes de la signication physique et de l'importance relative des diérents principes. C'est, par exemple, au nom de cet esprit anti-métaphysique que Mach défend le concept de force, en raison même de son caractère intuitif dû à son ancrage dans une expérience sensible, et qu'il s'oppose à l'idée selon laquelle les prin- cipes variationnels apportent une signication nouvelle à la théorie. C'est pourtant au nom du même type d'exigences que Hertz cherche à débarrasser la mécanique du concept de force, et que Duhem voit dans la représentation des corps qui conduit na- turellement à l'adoption des concepts énergétiques un accomplissement remarquable. Le consensus autour des valeurs mentionnées est donc principalement verbal. Notons que l'on aurait du mal à imaginer qu'un scientique puisse refuser l'idée selon laquelle la science doit viser la simplicité et éviter les hypothèses dont l'ancrage empirique est douteux et qui ont une saveur métaphysique. Cependant, le fait que les diérentes manières de comprendre ces valeurs les font parfois entrer en conit suggère que l'idéal scientique de chacun est en fait partiellement déterminé par d'autres facteurs, d'ordre psychologique et contextuel, qui font rarement l'objet d'un examen explicite. Hertz, tout comme Mach, reconnaît d'ailleurs l'importance de la psychologie des savants dans leur travail scientique. Cette  psychologie  est un objet bien dicile à saisir pour l'historien, qui ne peut qu'émettre des hypothèses

Différences conceptuelles et différences formelles 153 invériables sur la façon dont la formation et la spécialité scientiques de chacun, ses talents propres, ainsi que des éléments d'un contexte scientique et linguistique plus ou moins large (allant de la société à la communauté scientique ou  école ), déterminent ses options philosophiques, ainsi que le type de raisonnement qu'il mène avec le plus d'aisance.

Tout en reconnaissant le caractère conjectural des explications en appelant à ces éléments contextuels, le philosophe peut cependant armer qu'ils jouent un rôle, certes dicile à cerner, dans la vie cognitive et dans l'activité théorique de chacun. Comme je l'ai souligné au début de mon exposé de la notion de version (page 93), et comme cela doit être apparu dans l'examen que je viens de proposer, supposer comme je le fais que la version de chacun est partiellement déterminée par cet ensemble de facteurs que j'appelle  psychologiques  ne veut pas dire que ce qui m'intéresse au premier chef est la relation entre ces facteurs et la version des agents. Comme je l'ai dit à la section 2.2, le seul accès que nous ayons à ces versions est la manière dont elles se manifestent dans la pratique des agents (leur utilisation des équations de la mécanique pour résoudre des problèmes) et, le cas échéant, dans la présentation explicite qu'ils font de cette théorie. C'est aux versions ainsi exprimées, et à la manière dont elles invitent à reconsidérer le contenu de la mécanique, que je m'intéresse. Cependant, décrire les versions comme des ensembles de représentations mentales implique de les considérer comme des éléments de la vie psychologique des agents.

Cela permet d'expliquer, au moins partiellement, la très grande diversité des positions (explicites) adoptées par les auteurs que j'ai étudiés. Je me propose à présent de dresser un bilan synthétique des diérentes options choisies par chacun d'entre eux. Cela va me permettre de montrer la pertinence d'un examen des versions de la mécanique pour une analyse du contenu de cette théorie (et de ses formulations).