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4.2 Heinrich Hertz (1894), Les Principes de la mécanique

4.2.1 Images, versions et présentations

L'exposé de Hertz (1894) est peut-être le meilleur exemple d'un examen rationnel des principes de la mécanique fait au nom d'une certaine conception des théories scientiques. L'introduction de son ouvrage est ainsi consacrée à l'exposé de sa cé- lèbre conception des théories comme  images . L'idée fondamentale des Bildtheorien, telles que Hertz, mais aussi Boltzmann (1905)54les défendent, est que l'activité théo-

rique consiste en la construction mentale d'une image ou modèle des phénomènes :

[...] le procédé que nous utilisons invariablement pour dériver le futur à partir du passé et parvenir ainsi à la prévision souhaitée est le suivant : nous fabriquons en nous des simulacres, ou des symboles internes des objets externes, et nous les fabriquons de telle sorte que les conséquences, nécessaires selon la pensée, de ces images soient toujours les images des conséquences, nécessaires selon la

52Pour une comparaison entre les vues de Hertz et celles de Mach, voir par exemple (Preston,

2008).

53Pour une analyse récente des Principes de la mécanique de Hertz, voir (Lützen, 2005).

54La question de savoir qui, de Hertz et de Boltzmann, est le premier à avoir thématisé cette idée,

n'est pas tranchée (voir de Regt, 1999, p. 117). Pour une comparaison des positions de Hertz et de Boltzmann, ainsi que de leur inuence sur Wittgenstein, voir (Wilson, 1989; D'Agostino, 1990; Bouveresse, 1991). Sur la Bildtheorie et la philosophie de Boltzmann, voir aussi (Blackmore, 1995; de Regt, 1999; Visser, 1999), ainsi que l'ensemble du numéro spécial de la revue Synthese d'avril 1999, vol. 119, n1 et 2.

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nature, des objets reproduits. [...] Une fois que nous avons réussi, à partir de l'expérience déjà accumulée, à dériver des images qui soient du type exigé, nous pouvons en peu de temps développer à partir d'elles, comme à partir de modèles réduits, les conséquences qui, dans le monde extérieur, n'auront lieu qu'au bout d'un certain temps ou qui résulteront de notre propre intervention ; [...]. (Hertz, 1894, p. 67)55

Sans qu'il soit question de l'examiner en détails ici, notons que cette conception des théories défendue par Hertz peut être interprétée comme une opposition frontale à la philosophie d'un Mach ou d'un Duhem qui ne voient dans les théories que des ensembles de symboles abstraits commodes. Hertz ne se prononce pas explicitement sur la question de l'explication, mais Boltzmann (1905) ancre dans sa Bildtheorie l'armation selon laquelle une théorie doit fournir une explication des phénomènes et n'est explicative qu'en tant qu'elle en ore une image intelligible, c'est-à-dire une image conforme aux  lois de notre pensée , de telle sorte que nous soyons capables de la manipuler.56

On peut légitimement voir, dans la position de Hertz, et plus encore dans celle de Boltzmann, l'expression de la conviction qui fonde l'ensemble du présent travail, et que j'ai exposée dès l'introduction générale : une théorie ne remplit véritablement sa double fonction d'outil de représentation et d'inférence qu'en tant qu'elle est com- prise par des agents. Autrement dit, c'est au moyen des représentations mentales qui constituent ma version de la mécanique  des  images , dans les termes de Hertz et de Boltzmann  que je parviens à me représenter les phénomènes et, en manipulant ces représentations, à les prédire.

Armer ainsi le caractère indissociable de la fonction de représentation et de la fonction inférentielle des théories  et, corrélativement, l'exigence selon laquelle une théorie doit être explicative  ne revient cependant pas à adopter ipso facto une position réaliste. Bien au contraire, admettre que les théories sont essentiellement d' étoe mentale  invite à accepter que l'idéal d'objectivité poursuivi par l'en- quête scientique ne pourra jamais être tout à fait atteint. Certes, pour permettre la prédiction des phénomènes, nos images doivent mettre en évidence, comme le dit également Poincaré (1905, p. 175), un  rapport vrai , mais elles comportent aussi inévitablement des éléments qui n'ont pas de contrepartie dans le monde physique :

55De même, Boltzmann écrit que  la tâche de la théorie est de construire une image du monde

extérieur qui existe de façon purement interne et qui doit être le guide de nos pensées et de nos expériences  (extrait d'un discours de 1890 intitulé  Sur la signication des théories , reproduit dans Boltzmann, 1974, p. 33).

56Voir (de Regt, 1999). Il existe un désaccord important entre Hertz et Boltzmann sur la nature

136 Chap. 3. Architecture des principes et versions

Les images dont nous parlons sont nos représentations des choses ; elles pos- sèdent précisément avec les choses cette concordance essentielle qui consiste dans la satisfaction de l'exigence en question ; mais pour atteindre leur but, il n'est nullement nécessaire que ces images présentent avec les choses quelque autre concordance que ce soit. De fait, nous ne savons pas non plus si nos re- présentations des choses concordent avec elles en quoi que ce soit d'autre que, précisément, cette relation fondamentale  et nous n'avons aucun moyen de l'apprendre par l'expérience. (Hertz, 1894, p. 67)57

Ainsi, les images mentales au moyen desquelles nous prédisons et expliquons les phé- nomènes portent inévitablement la marque des esprits qui les engendrent.

On ne pourra éviter totalement les relations vides, car les images en comportent du seul fait qu'elles ne sont précisément que des images, et même des images de notre esprit particulier : elles doivent donc être déterminées aussi par les propriétés de son mode de reproduction des objets58. (Hertz, 1894, p. 68)

Cependant, même si  nous ne pou[vons] éviter d'introduire dans nos images des relations auxiliaires inessentielles  (Hertz, 1894, p. 80), il est possible, selon Hertz, d'énoncer certaines exigences auxquelles nos images doivent se conformer au mieux. Il en énonce trois. Premièrement, elles doivent être logiquement admissibles, c'est-à-dire ne pas entrer en contradiction avec  les lois de notre pensée . Deuxièmement, une image doit être correcte, c'est-à-dire reéter des relations fondamentales des objets extérieurs de manière à permettre de tirer des prédictions empiriques justes (sans quoi l'image ne correspondrait pas à la dénition donnée ci-dessus). Enn, une image doit être distincte et appropriée, c'est-à-dire à la fois  reéter plus de relations essentielles de l'objet  qu'une autre, et comporter  le plus petit nombre de relations superues ou vides , donc être  la plus simple  possible. (Hertz, 1894, p. 68)

Or, si les questions de l'admissibilité logique et de la correction des images peuvent être tranchées objectivement,

quant à savoir si une image est appropriée, on ne peut pas, en général, trancher de façon univoque ; au contraire, des divergences d'opinion peuvent exister. Une image peut orir des avantages d'un certain point de vue, une autre d'un point de vue diérent, et ce n'est que progressivement, grâce à la mise à l'épreuve de nombreuses images, que l'on pourra nalement, avec le temps, obtenir les images les plus appropriées.  (Hertz, 1894, p. 69)59

57Boltzmann écrit ainsi :  Hertz a fait prendre conscience aux physiciens de quelque chose dont les

philosophes ne doutaient plus depuis longtemps, à savoir qu'aucune théorie ne peut être objective, c'est-à-dire coïncider précisément avec la nature ; bien plutôt, une théorie n'est qu'une image mentale des phénomènes [...]  (extrait de son essai de 1899,  Sur le développement des méthodes de la physique théorique dans la période récente , reproduit dans Boltzmann, 1974, pp. 90-91).

58Je souligne.

Versions de la mécanique lagrangienne 137 Hertz reconnaît donc explicitement le caractère inévitablement idiosyncratique des images mentales au moyen desquelles nous représentons et prédisons les phénomènes. Non seulement elles portent la marque de l'esprit humain, mais encore elles sont relatives aux esprits individuels qui les produisent.

Les diérentes présentations qui ont été proposées des principes de la mécanique en sont la preuve : elles expriment en eet la variété des images que les individus se forment des phénomènes mécaniques ; en retour, elles invitent à s'en former des images diérentes :

les concepts fondamentaux de la mécanique, joints aux principes qui les lient, présentent l'image la plus simple que la physique puisse produire des objets du monde sensible et des processus qui s'y déroulent. Et comme nous pouvons don- ner diérentes présentations60 des principes de la mécanique en fonction des

diérents choix d'énoncés que nous prenons comme fondement, nous obtenons plusieurs de ces images61 des choses  images que nous pouvons tester et com-

parer entre elles sous le rapport de leur admissibilité, de leur correction et de leur appropriation.  (Hertz, 1894, p. 70)

De même que j'ai choisi, comme je l'annonçais à la section 2.2 du présent chapitre, de considérer les présentations explicites de la mécanique comme des expressions (au moins partielles) des versions de leurs auteurs, Hertz (1894) se propose, avant d'ex- poser sa propre version, d'étudier les deux grands types de présentations existantes (les  expositions scientiques  des images)62 an de clarier les images qu'elles

expriment, en les comparant du point de vue des trois exigences exposées :

Jusqu'ici, nous avons énuméré les exigences que nous posons à l'égard des images elles-mêmes ; tout autres sont les exigences que nous posons à l'égard d'une exposition scientique de telles images. Nous exigeons de celle-ci qu'elle nous fasse prendre clairement conscience de la distinction entre les propriétés qui sont attribuées aux images au nom de l'admissibilité, celles qui le sont au nom de la correction, et celles qui le sont au nom de l'appropriation. Ce n'est que de cette façon que nous acquérons la possibilité d'apporter des modications et des améliorations à nos images. (Hertz, 1894, p. 68)

des rapports vrais et qu'il n'y ait de contradiction que dans les images dont nous avons habillé la réalité.  (Poincaré, 1905, p. 75)

60Je souligne. 61Je souligne.

62Dans la mesure où Hertz ne distingue pas tant les présentations particulières que deux grands

types de présentations, on peut bien les considérer comme deux formulations de la mécanique, ces dernières étant dénies, si l'on veut, comme des classes d'équivalence de présentations. Cependant, comme on va le voir, les deux formulations dégagées par Hertz ne correspondent pas exactement aux formulations d'aujourd'hui : Lagrange y est rangé du côté de Newton.

138 Chap. 3. Architecture des principes et versions Le projet de Hertz est donc, tout en prenant acte de l'impossibilité d'atteindre une représentation parfaitement objective, vraie et complète des phénomènes  sans quoi ce ne serait plus une image , d' exposer un agencement parfaitement déterminé des lois de la mécanique qui soit compatible avec l'état actuel de notre savoir [...].  (Hertz, 1894, p. 63)

4.2.2 Les deux images de la mécanique et la version de Hertz : le rejet