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Les présentations de la mécanique que j'ai examinées se distinguent les unes des autres par plusieurs aspects. Les diérentes options choisies ne sont pas indépen- dantes ; toutefois, on l'a vu, leur assortiment varie, de telle sorte que, si l'on peut grossièrement opposer deux grands types de versions, ce ne sont pas des  blocs  nettement délimités.

5.2.1 Architecture des principes et ordre des concepts

En premier lieu, les présentations se diérencient par les deux aspects princi- paux qui permettent de caractériser une version de la mécanique : l'architecture des principes et l'ordre des concepts. Si ces deux aspects sont liés, ils se  combinent 

154 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions diéremment selon les cas.

Architecture des principes On présente la plupart du temps la mécanique sous la forme d'un ensemble d'énoncés organisés de manière déductive. Les présentations se distinguent les unes des autres par les énoncés qu'elles instituent en principes fon- damentaux, par l'ordre dans lequel elles déduisent les autres, et par le statut qu'elles leur donnent (postulat, théorème, etc.). De ce point de vue, deux grands types de présentations s'opposent, celles qui conservent les principes newtoniens comme prin- cipes premiers, et celles qui voient dans le principe de Hamilton, ou plus généralement dans un principe variationnel, le véritable fondement de l'édice. Certains auteurs considèrent aussi que l'authentique principe fondamental est celui de d'Alembert. Ordre des concepts On peut aussi distinguer deux grands types de versions sur la base des concepts dont la théorie est supposée tirer sa signication. Certains auteurs considèrent ainsi que le concept d'énergie tire sa signication du concept de force, dont il est dérivé, d'autres prennent au contraire le concept d'énergie comme premier. Hertz, quant à lui, propose de se passer des deux. Le choix des concepts premiers va souvent de pair avec celui des principes fondamentaux : placer le principe de Hamilton au fondement de la dynamique, c'est généralement admettre que l'énergie en est le concept premier. Ce n'est cependant pas toujours le cas : on peut placer, comme Mach ou Lagrange, le principe de d'Alembert, ou même le principe de Hamilton, au fondement de la mécanique pour des raisons d'économie formelle, sans pour autant considérer qu'il soit premier du point de vue de la signication, et, au contraire, armer qu'il tire sa signication de celui de Newton, dont il est alors considéré comme une réécriture.

5.2.2 Jugements méta-scientiques et historiques

Les auteurs étudiés dans ce chapitre assortissent généralement leur présentation des principes et des concepts de la mécanique d'un ensemble de jugements explicites sur la relation (équivalence ou diérence) entre les principes et, le cas échéant, entre les diérentes présentations de la mécanique (dont la frontière n'est pas toujours située au même endroit). Enn, ces jugements sont souvent eux-mêmes liés à une certaine appréciation des grandes étapes de l'histoire de la mécanique.

Jugement porté sur la relation entre les principes Certaines présentations insistent sur l'équivalence des diérents principes  ou plutôt des diérentes formes que prennent les principes fondamentaux  quand d'autres arment que le principe

Différences conceptuelles et différences formelles 155 de d'Alembert, ou encore celui de Hamilton, dit quelque chose de plus que celui de Newton. Ce jugement sur l'équivalence ou non des formulations est souvent lié à certains choix relatifs à l'architecture des principes : conserver les principes newto- niens au fondement de la mécanique revient à armer que tous les développements ultérieurs sont déjà contenus dans ces principes. Inversement, placer le principe de Hamilton au fondement de la théorie implique souvent l'armation selon laquelle ce principe dit plus de choses que les principes newtoniens. Cependant, il convient de faire la même remarque que précédemment (voir ci-dessus le paragraphe sur l'ordre des concepts) : on peut considérer qu'un principe variationnel est plus économique formellement sans armer qu'il est autre chose qu'une réécriture des lois de Newton. Tracé des frontières entre les diérentes présentations et évaluation des versions qu'elles expriment Certains auteurs prennent acte de la possibilité de présenter la mécanique de diérentes manières, et en font l'objet de réexions expli- cites. Leur version s'exprime alors aussi par la manière dont ils présentent et com- prennent les autres versions exprimées au cours de l'histoire, ou par leurs contempo- rains. La plupart du temps, ils opposent deux grands types de présentations ; mais le tracé des frontières varie de version à version (puisque les distinctions mention- nées ci-dessus ne se recoupent pas toujours). Si l'on prête attention aux concepts fondamentaux, on opposera, avec Hertz, une mécanique de la force et une mécanique de l'énergie. Si l'on prend comme critère principal le langage mathématique dans lequel sont exprimés les principes fondamentaux, à partir desquels on obtient les équations décrivant le mouvement des systèmes, on distinguera entre une mécanique des équations diérentielles et une mécanique variationnelle. On peut aussi, avec Du- hem, opposer deux manières de voir les corps (comme composés de corpuscules ou comme des solides qui ne peuvent s'interpénétrer), ce qui ne recoupe pas exactement la distinction entre force et énergie. Enn, le découpage standard des manuels d'au- jourd'hui, que la présentation du chapitre 2 a suivi, oppose la mécanique newtonienne ou vectorielle à la mécanique analytique ou variationnelle, sans qu'une distinction soit opérée entre ces deux derniers qualicatifs. Le critère qui préside à un tel découpage est alors la forme des équations utilisées pour représenter le mouvement des systèmes. Appréciation des grandes étapes de l'histoire de la mécanique, et en par- ticulier de la contribution de Lagrange Les diérents  découpages  se re- couvrent si peu que, selon les cas, Lagrange se trouve d'un côté ou de l'autre de la frontière dressée entre deux grands types de présentations. Pour Hertz, il est rangé dans le camp de Newton, celui d'une mécanique de la force ; Duhem, accordant moins d'importance aux concepts qu'à la manière de représenter les systèmes physiques,

156 Chap. 3. Architecture conceptuelle et versions admet que la mécanique lagrangienne est une mécanique de la force, mais fait de Lagrange le père de la mécanique énergétique, fondée sur une nouvelle manière de représenter les corps. L'usage d'aujourd'hui, qui consiste à appeler  formulation la- grangienne  un type de présentation fondée sur le principe de Hamilton, peut être interprété comme l'expression d'un certain consensus qui consiste à attribuer à La- grange la véritable paternité de la mécanique variationnelle.

En conséquence, selon le  découpage  adopté et selon le  camp  dans lequel Lagrange est rangé, on jugera tantôt que ses travaux consistent en un développe- ment formel de la mécanique, et tantôt qu'il a opéré un véritable bouleversement conceptuel. C'est sur ce point que je me propose de revenir pour clore ce chapitre.